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nation des lecteurs, chez un peuple où l'amour revêt souvent les formes les plus animées, et se colore dans l'expression des métaphores les plus hardies et même les plus hasardées.

Ce poëme est la glorification de l'amour, de la constance, de l'amitié, du dévouement d'un sujet à son roi, et de la vaillance chevaleresque. Érotocritos, Arétusa, Polydore et Phrosyne sont les héros de ces vertus. Chacune des divisions du livre a un caractère déterminé par le triomphe de l'un ou l'autre de ces sentiments. C'est d'abord l'amour et l'amitié, puis la valeur dans les tournois, la constance d'Arétusa, le dévouement de Phrosyne, le courage dans les combats et le salut de la patrie. Cette succession, heureusement combinée, des aventures qui diversifient le sujet, entretient dans le poëme, malgré sa longueur, un intérêt toujours suffisamment animé.

Les peintures de la première partie ont beaucoup de fraîcheur et de grâce. Cet amour de deux jeunes gens, né dans des circonstances romanesques, entouré de mystère, secrètement partagé, sans que les deux amants se connaissent, la nécessité où l'un et l'autre se trouve de renfermer son secret en son âme, ces sérénades troublées par un acte de téméraire audace, les dangers que l'on redoute, les obstacles que l'on prévoit, l'exquise pureté de cette passion qui vit d'ignorance d'une part, et de l'autre s'accroît des craintes qu'elle inspire: tout cet ensemble d'élan et de réserve, de timidité et d'audace, d'espérance et de doutes, a été admirablement décrit par le poëte. Il est bien grec dans cette sorte d'idylle. Erotocritos et Arétusa sentent l'un et l'autre toute la puissance inévitable de l'amour tel qu'il éclate dans les âmes ardentes des populations du midi de l'Europe. C'est une surprise, un coup de foudre. Tels sont les personnages de la tragédie antique, tels sont ceux de

Théocrite. L'amour d'Érotocritos est une langueur accablante, un feu qui le ronge, une maladie qui l'abat, il est le même chez Arétusa. Elle en perd le sommeil, la fraîcheur et la santé.

Polydore nous attache par son dévouement et la simplicité de son caractère; Phrosyne mérite notre estime par sa sagesse. Elle n'est pas une de ces nourrices lâchement complaisantes pour le mal. Elle résiste à sa chère Arétusa; elle ne lui cède qu'après de longs efforts, et encore, en cédant, elle ne trahit ni son devoir, ni la vertu; il y a une grande beauté morale dans la conception de ce caractère.

Quoique le poëte, tout entier occupé des mouvements qui troublent ces deux jeunes gens, néglige d'établir d'une manière précise le lieu de la scène, et semble d'abord ne jeter jamais un regard sur le monde extérieur; il n'est pas dépourvu néanmoins du sentiment des beautés de la nature, il l'a au contraire très-profond et très-vif: c'est ce qu'on voit dans les comparaisons qu'il emprunte aux fleurs, aux arbres, aux heures du jour, aux mouvements des flots, au chant des oiseaux. Il y a mille endroits où la poésie est des plus riches, où l'expression est des plus douces, où les couleurs ont les reflets les plus chatoyants, où l'harmonie a les plus heureux effets et les plus savamment produits. Ceux qui liront les vers du poëte en seront étonnés et ravis. Je sais là-dessus le sentiment des Grecs, et j'exprime mon opinion avec d'autant plus de confiance, que j'avais noté moi-même quelques-uns de ces passages d'une musique très-marquée, dont j'ai depuis entendu vanter la beauté par des Hellènes.

Dans la peinture du tournoi et des batailles, Vincent Cornaro ne fait pas moins preuve d'un talent vigoureux. Le second et le quatrième livres remplis de ces descriptions lassent, il faut en convenir, par l'unifor

mité des incidents, et le nombre des luttes. C'est là un manque absolu de discernement et de sobriété, je ne songe pas à disculper ici le poëte: cependant il faut dire qu'il a parfois bien de l'énergie; il sait faire des tableaux animés, multiplier les péripéties d'une joute et surtout en exprimer les divers mouvements avec beaucoup de force. Tel passage a toute l'impétuosité des meilleurs poëmes épiques. Les comparaisons qu'on est d'usage d'employer en ces sortes de rencontres, ne sont pas variées à l'infini; Virgile répète souvent Homère. Cornaro n'est pas affranchi de la nécessité de redire ce que d'autres ont dit avant lui; il est assez heureux cependant, pour imaginer des combinaisons nouvelles on est surpris de trouver à cette langue tant de souplesse et de sonorité.

Quant au sujet en lui-même, on voudrait inutilement le rattacher à quelque fait historique. L'auteur semble n'en avoir aucun en vue. Son Héraclès, roi d'Athènes, a vécu, nous dit-il, avant que le christia— nisme eût été introduit dans le monde. C'est même un fait étrange que la religion et les actes qu'elle entraîne n'aient aucune place dans ce poëme. En se réfugiant ainsi dans un monde indécis et vague, Cornaro a sans doute voulu marquer le caractère tout romanesque de l'aventure qu'il a racontée, et se donner à lui-même plus de liberté pour arranger les incidents de sa composition.

Héraclès rappelle le nom de deux empereurs de Constantinople. Le premier, fils d'un Exarque d'Afrique, renversa le tyran Phocas, en 610, et se fit couronner à sa place; l'autre, fils du premier, succéda à son père, en 641, et ne régna que quelques mois. Il serait difficile de rattacher le héros de Vincent Cornaro à l'un ou à l'autre de ces empereurs. Il est bien vrai que dans la narration de Baronius, d'où Corneille a tiré,

avec tant d'effort d'invention, la pièce d'Hèraclius, il y a une nourrice qui sacrifie son propre fils pour sauver Héraclius, mais personne ne voudrait voir dans cette circonstance une indication historique ayant le moindre rapport avec notre roman.

Victor Le Clerc, dans son Discours sur l'état des Lettres, au XIVe siècle (1), affirme qu'il y a dans l'Erotocritos une ressemblance de plan et de détails avec l'Eracles de Gautier d'Arras. J'ai le regret de dire que cette assertion est absolument hasardée, et ne peut se soutenir un instant.

Ce dernier poëme, composé vers 1150 ou 1152 par le trouvère français, a pour titre l'Empereour Eracles, et pour sujet la naissance merveilleuse et les exploits plus merveilleux encore de l'empereur Héraclius. La ressemblance des deux noms entre le roi d'Athènes et l'empereur de Constantinople, est une analogie très-légère qui a trompé l'auteur d'après qui, Victor Le Clerc parlait. Pour tout le reste, il ne saurait y avoir que des ressemblances forcées. Dirait-on, par exemple, que le sénateur romain nommé Miriados a pu donner à Cornaro l'idée de son Hèracles, parce que celui-là n'obtient un enfant du Ciel qu'à force de prières et par un miracle? L'amour subit que conçoit l'impéra

(1) Hist. litt. de la France, t. XXIV, p. 531. Le savant éditeur ne fait que rapporter l'assertion d'un auteur, dont le nom m'échappe absolument, et qui renvoie à ce sujet au Journal des Savants, juillet 1831. Je n'ai rien pu découvrir dans le volume indiqué, qui se rapporte ni à Gautier d'Arras, ni à l'Erotocritos. Cette erreur est pardonnable chez un homme si profondément instruit, mais qui n'avait pas toujours le temps de lire les ouvrages dont il parlait sur la foi des autres ou sur des indications de catalogues. C'est ainsi qu'on peut voir dans la 1 édition du XXIV volume de l'Hist. litt. de la France, un passage où il identifiait les sermons de Rartouros, un ecclésiastique grec du XVIe siècle avec un roman du Cycle d'Artus qu'il croyait avoir été traduit du français en grec. Il écrivait ainsi R. Artourou didayaí, et voyait dans ce mot l'abréviation de Regis Arturi. Je dirai ici que j'ai été assez heureux pour relever cette inadvertance chez un homme d'une si grande érudition. Il l'a fait disparaître dans l'édition qu'il a donnée plus tard de ce Discours, chez Michel Lévy, 1865.

trice Atanaïs, femme d'Eraclès, pour un jeune seigneur nommé Paridès peut-il se comparer à celui d'Arétusa pour le chanteur qu'elle n'a jamais vu? La fin de l'aventure d'Atanaïs et de Paridès est bien loin de celle d'Érotocritos avec Arétusa. En effet, comment Parides parvient-il à avoir des intelligences avec l'impératrice? « Une vieille y pourvoit. Elle aimait beaucoup Paridès et, le voyant dépérir et près de succomber au mal secret qui le ronge, elle parvient à le faire parler et à porter un message verbal à l'impératrice. Celle-ci répond: l'intrigue se noue.

Un jour de grande fête, l'impératrice obtient de sortir, se laisse tomber de cheval devant la porte de la maison où son amant l'attend, caché dans un souterrain, et, là, tandis que ses gardiens, qui ont visité le lieu et n'y ont aperçu que la vieille, vont chercher des habits propres, les deux amants se livrent à leur passion (1). »

Il est bien vrai qu'Atanaïs, avant sa faute, avait été enfermée par son mari dans une tour ronde, avec vingt-quatre chevaliers et leurs femmes, mais le caractère d'Arétusa est tout-à-fait le contraire de celui d'Atanaïs.

Le reste de l'histoire d'Héraclius ou Eracles n'a nul rapport avec celle du prince d'Athènes. C'est en effet le triomphe de la foi chrétienne sur les Persans, le souvenir du règne militaire et glorieux d'Héraclius.

On n'oubliera pas toutefois que Gautier d'Arras a eu la réputation d'être allé à Constantinople. On peut croire à la vérité de cette opinion, si l'on se rappelle que j'ai montré, dans l'étude sur le Sage Vieillard ò Þpóviμos Tépwv (3), que le poëme français reproduit, une légende d'origine orientale qui se trouve être l'aventure du Sage Vieillard.

(1) Hist. litt. de la Fr., t. XXII, p. 801. (2) Page 385 et suivantes.

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