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changea que ce qui lui parut en altérer le sens. Il adressa son ouvrage au pape Damase, en joignant à l'exemplaire qu'il lui présenta dix tables qu'Ammonius d'Alexandrie et, à son exemple, Eusèbe de Césarée avaient faites en grec, pour trouver tout d'un coup le rapport ou la différence qu'il y a entre les évangélistes (1).

Ces travaux de Saint Jérôme sont le plus grand effort d'hellénisme qui ait été fait avant la Renaissance: il est pour ainsi dire le dernier. Il clôt l'âge des études grecques dans l'Occident. On peut dire que dans le domaine du christianisme, il en rend d'autres inutiles. La Vulgate, qui eut assez d'autorité pour être traduite à son tour en grec par Sophronius (2), mettait à néant les exemplaires grecs qu'on avait déjà, au temps du célèbre traducteur, perdu l'usage de consulter en Italie. Il faudra, sauf quelques rares essais de confrontation avec les textes primitifs, attendre qu'un grand mouvement d'exégèse se produise à l'aurore des âges modernes pour voir reparaître ou l'hébreu, ou le grec dans les études. théologiques. Ce ne sera même pas sans une vive et forte résistance que la Sorbonne accordera aux professeurs du collège de France, fondé par François Ier, la liberté de compulser les originaux. On proclamera d'abord

(1) Abrégé de l'Hist. Eccles. t. 11, p. 224.

(2) Scholl. Litt. ecclés. p. 77. —Sophronius, qui, dans une discussion avec un juif, s'était vu reprocher l'inexactitude de la version des Septante, engagra Saint Jérôme à faire une révision sévère du texte grec : « Ce serait, ajoutait-il, rendre un grand service au Christianisme, que de faire, d'après l'hébreu même, une traduction dont les juifs fussent obligés de reconnaître l'entière fidélité, » à Jérôme, qui en avait le pouvoir, en incombait aussi le devoir quant à lui, Sophronius, il se chargeait de mettre la traduction de Jérôme du latin en grec, ne doutant point qu'elle ne fût adoptée sans hésitation par toutes les églises d'Orient.

L'entreprise était sainte et religieuse; elle tenta le solitaire de Béthléem, qui l'accomplit en partie. Sophronius, de son côté, ne manqua point à sa parole, et l'Occident eut le rare et suprême honneur de voir une interprétation grecque de la Bible, puisée chez un auteur latin, remplacer dans beaucoup d'églises d'Asie le texte consacré des Septante. « Me putabam bene mereri de latinis meis, et nostrorum ad dicendum animas concitare, quod etiam Græci versum de latino, post tantos interpretes, non fastidiunt.» Hieron. ad Sophr. in Ruf. II. (Am. Thierry. ibid. p. 261.)

hérétique la proposition qui déclare que, sans la science de l'hébreu et du grec, il est impossible d'interpréter sûrement les livres saints. Tant l'œuvre de Saint Jérôme avait acquis d'autorité et semblait suffire à tout (1)!

Ce laborieux traducteur fut, du reste, parmi les derniers occidentaux qui s'occupèrent de l'étude du grec, le plus instruit, le plus capable, le plus versé dans la littérature hellénique. On peut voir dans ses lettres, quel usage il fait constamment de la langue de Platon. Il n'est pas de ceux qui, comme Lactance, ont goûté à ces sources sans s'y abreuver. Quand il parle des Grecs et de leur littérature, on sent bien qu'il n'a pas fait que les entrevoir à travers les traductions latines. Il cite des mots, il en fixe le sens, il les compare avec le texte hébreu, il leur donne des équivalents en latin, et tout cela, il le fait avec l'autorité d'un philologue instruit et ingénieux. Quelques-uns de ses rapprochements font connaître des usages et des emplois de termes tout-àfait nouveaux. C'est ainsi que le grec Tερioxελ est rapproché du mot latin braccæ, les braies, et désigne une partie de costume inconnue aux anciens Romains, propre aux Perses, aux Indiens, aux Gaulois, aux Germains, et que Virgile indique par une périphrase: barbara tegmina crurum « пEριoxελ, a nostris feminalia, vel braccæ usque ad genua pertingentes; » au même endroit, il explique bien la différence entre la tunique ποδήρης et celle qu'on appelle χιτών : « hæc adhæret corpori et tam arcta est, et strictis manicis, ut nulla omnino in veste sit ruga, et usque ad crura descendat. » Puis il ajoute d'une manière curieuse : « Volo pro legentis facilitate abuti sermone vulgato. Solent militantes habere lineas, quas camisias vocant, sic aptas membris et adstrictas corporibus ut expediti sint ad cursum, ad præ

(1) Noël Beda ou Bédier, de la Sorbonne, disait que le grec était la voix de l'hérésie.

lia, dirigere jacula, tenere clypeum, ensem librare, et quocumque necessitas traxerit. » Voilà l'origine de notre mot chemise; il a pris naissance dans les casernes, c'était un de ces castrensia verba qui, dédaignés d'abord par les délicats, devaient survivre à la langue savante et la remplacer tout-à-fait (').

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Certes, Saint Jérôme connaissait la valeur de son érudition et il en sentait le prix. S'il lui arrive d'avoir affaire à quelque moine bavard, médisant, peu instruit, dont les propos malins l'inquiètent et le blessent, il sait bien se prévaloir contre la frivole ignorance de son ennemi, des lumières qu'il a lui-même acquises par de longues et solides études. Il en est un, de ces flâneurs, de ces batteurs de pavé dans les carrefours, dans les places, de ces beaux diseurs de salons parmi les dames, qui critique avec une aigre injustice les livres de Saint Jérôme contre Jovinien; l'auteur blessé prend à partie ce moine insolent, et voici comme il le fustige en faisant sa propre apologie : « hunc dialecticum urbis vestræ et Plautinæ familiæ columen, non legisse quidem κατηγορίας Aristotelis, non περὶ ἑρμηνείας, non τοπικά, non saltem Ciceronis Tónous, sed per imperitorum circulos, muliercularumque ovunóta syllogismos texere, et quasi sophismata nostra callida argumentatione dissolvere. Stultus ego qui me putaverim hæc absque philosophis scire non posse, qui meliorem styli partem eam legerim, quæ deleret, quam quæ scriberet. Frustra ergo Alexandri verti commentarios? Nequidquam me doctus magister per daywy introduxit ad logicam : et, ut humana contemnam, sine causa Gregorium Naziancenum, et Didymum in scripturis sanctis Catechistas habui : nihil mihi profuit Hebræorum eruditio, et ab adolescentia usque ad hanc ætatem quotidiana in lege, prophetis, evangeliis, apostolisque meditatio. Inventus

(1) Epit. ad Fabiolam de vestitu

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est homo absque præceptore perfectus, πνευματοφόρος, ἔνθεος, καὶ ἀυτοδίδακτος, qui eloquentia Tullium, argumentis Aristotelem, prudentia Platonem, eruditione Aristarchum, multitudine librorum Chalcenterum, Didymum scientia scripturarum, omnesque sui temporis vincat tractatores.» Ce moine présomptueux, babillard, mal instruit, fort peu versé dans les livres ou sacrés ou profanes, peut être considéré déjà comme le représentant d'une génération nouvelle qui voit se resserrer son cercle d'études et touche à peine aux anciens. Aristote n'est guère plus de mise, l'instruction s'affaiblit et le déchet se fait d'abord sentir dans les études grecques. Saint Jérôme était homme d'action ardente et passionnée. La flamme de son âme rayonnait autour de lui. Il attirait dans sa sphère tous ceux qui pouvaient l'approcher. Nous n'avons point à dire ici son influence sur les femmes illustres qu'il a immortalisées par son amitié. Elles n'étaient pas seulement attachées à lui par les sentiments d'une spiritualité toute chrétienne, elles entraient dans ses goûts pour les travaux littéraires; elles suivaient ses conférences, elles étudiaient avec lui les écritures; quelques-unes assemblaient lui les matériaux de ses leçons publiques; d'autres, plus éloignées de Rome ou de Bethléem, ne pouvaient se dérober à son entraînante autorité. Ainsi l'on voit, en même temps, une femme de Bayeux, Hédibie, et une femme de Cahors, Algasie, rédiger pour les adresser à Saint Jérôme, l'une douze, l'autre onze questions sur des matières philosophiques, religieuses, historiques; elles lui demandent l'explication de certains passages des livres saints; elles veulent savoir de lui quelles sont les conditions de la perfection morale, ou bien quelle conduite l'on doit tenir dans certaines circonstances de la vie (').

w Guizot. Hist. de la civil. en France. t. I. p. 120.

pour

C'est la preuve d'une grande activité d'esprit ; Saint Jérôme la ressentit lui-même avant de la communiquer aux autres. On sait qu'il parcourut toutes les provinces des Gaules et de l'Allemagne pour y faire la recherche des plus précieux manuscrits dans les bibliothèques ; qu'il revint de ce voyage dans Aquilée chargé de livres. Il aurait été surprenant que cette chaleureuse application aux études n'eût pas attiré auprès de lui quelque homme animé de la même passion. Ceci arriva pour Rufin.

C'était un prêtre d'Aquilée. Né dans une petite ville d'Italie, nommée Concorde, vers le milieu du IVe siècle, il s'était transporté dans la cité qu'on appelait la seconde Rome. Il s'y était rendu habile dans les lettres humaines et dans l'éloquence. Ce fut d'abord là son ambition. Plus tard, il pensa aux moyens d'acquérir la science des saints, et il se retira dans un monastère d'Aquilée, où il ne s'occupa plus que de la lecture et de la méditation des écritures saintes. Saint Jérôme, revenant de Rome, passa par Aquilée et se lia étroitement avec Rufin. Tous les deux ils se promirent une amitié indissoluble sans prévoir les grandes querelles qui devaient les diviser un jour. Quand Saint Jérôme eut choisi Bethléem pour le lieu de sa retraite, Rufin qui ne pouvait se passer de lui, s'embarqua pour l'Egypte, il y visita les solitaires, il s'arrêta à Alexandrie pour écouter les leçons de Didyme, et demeura environ trente ans en Orient (1).

Là il s'appliqua à étudier le grec et, quand il fut maître de cette langue, il rendit l'inestimable service aux occidentaux de traduire en latin des ouvrages dont la connaissance leur serait restée interdite. Il donna d'abord les livres des Antiquités judaïques de Josèphe et son histoire de la guerre des Juifs. Il traduisit ensuite dix discours de Saint Grégoire de Naziance et huit de (1) Ceillier, t. 10.

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Tillemont, t. 12.

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