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nom d'Aristote, il n'en demeurait pas moins à tous les yeux un philosophe de haute valeur, en qui toute science et toute clergie étaient parfaites ». Quand on lui donnait Athènes pour patrie, l'erreur venait du long souvenir que les âges avaient gardé de la brillante époque où le génie grec fleurissait avec tant d'éclat dans une cité embellie par tous les arts. Pour glorifier Paris du haut point d'illustration où l'avait porté l'excellence de ses écoles, on ne savait que le rapprocher d'Athènes :

Clergie règne ore à Paris
Ensi comme elle fist jadis
A Athenes qui sied en Grèce
Une citeiz de grant noblesse, etc.

Ainsi s'exprime un trouvère ('). L'autorité absolue que prenaient dans l'enseignement les livres du Stagirite augmentait encore sa célébrité. On le jugeait avec pièces en main chez les gens instruits, quoiqu'il se mêlât, ainsi que nous l'avons vu, beaucoup d'erreurs à cette demi-science. Les autres répétaient son nom sans s'en faire une idée différente de celle qu'ils prenaient des grands docteurs dont leurs yeux voyaient les corps, les oreilles entendaient les leçons. Mais tous donnaient, d'un accord unanime, l'empire des écoles au philosophe maître d'Alexandre. L'autò px de Pythagore s'était renouvelé pour lui. Toute pensée garantie par son nom devenait une vérité incontestable. L'archiprêtre de Hita en témoigne d'un ton moitié sérieux et moitié plaisant dans les vers que je vais citer :

Como dise Aristoteles, cosa es verdadera,
El mundo por dos cosas trabaja: la primera,
Por aver mantenencia; la otra cosa era

Por aver juntamiento con fembra plasentera.

(1) Hist. litt. de la Fr., t. XXIII, p. 304.

Si lo dixiese de mio, seria de culpar;

Dise lo gran filosofo, non so yo de rebtar (reprender);
De lo que dise el sabio non debemos dubdar,

Que por obra se prueba el sabio é su fablar (')

C'est à cette réputation d'infaillibilité et d'omniscience qu'Aristote a dû de faire un personnage ridicule dans un fabliau du treizième siècle.

L'auteur de cette composition populaire, Henri d'Andeli, l'a appelée le Lai d'Aristote. Rien n'est plus connu que cette histoire. En voici une analyse succincte. «Aristote reproche à son disciple Alexandre de se laisser distraire de la gloire par l'amour qu'une jeune Indienne lui inspire; celle-ci, pour se venger, séduit si bien le vieux philosophe qu'elle l'oblige à recevoir la selle et la bride, et qu'Alexandre, d'une fenêtre de sa tour, voit son maître ainsi harnaché, courbant le dos sous la belle, qui le chevauche et le conduit (3).»

Le conte nous est venu des Orientaux, qui ont aussi leur Vizir selle et bride. Le sage, qui l'imagina le premier, voulut prouver sans doute qu'il n'est sur la terre ni sagesse assez ferme pour résister au pouvoir de l'amour, ni dignité assez haute que les faiblesses humaines ne puissent atteindre et ravaler. C'est également l'intention de Henri d'Andeli. Du même coup, Amour maîtrise le maître de l'univers et défait la plus grande sagesse qu'il y eût au monde. Choisir Aristote pour infliger cette humiliation à l'orgueil humain était chose naturelle au treizième siècle. Il n'y avait de pas démonstration plus frappante. Le renom du philosophe lui donnait un lustre sans pareil. Il ne nous paraîtra pas surprenant que le philosophe grec ait pris la place du vizir oriental, si nous nous rappelons que d'Her

(1) Sanchez. Ibid. p. 432.

(3) Hist. litt. t. XXIII, p. 76; Mém. de l'Acad. des inscript., t. XX, p. 363-371.

belot, dans sa bibliothèque, cite un passage où l'auteur de tant d'ouvrages philosophiques reçoit le titre de vizir. Le Grand d'Aussy pense qu'il n'est pas aisé de deviner ce qui a engagé à substituer Aristote au vizir ('). La difficulté ne semble pas si grande. Qu'on réfléchisse aux derniers vers du fabliau, qui en sont la morale :

Amour vainc tot et tot vaincra
Tant com li monde durera.

On verra que la preuve de cette vérité est d'autant plus complète que le personnage vaincu par l'amour semblait être, plus que nul autre, au-dessus de toute faiblesse humaine. Il est bien inutile de rappeler, comme le fait Le Grand d'Aussy, une tradition qui fait épouser au philosophe la nièce, d'autres disent la fille ou la petitefille d'Hermias, son ami.

Il en devint, dit-on, si éperdument amoureux, qu'il alla jusqu'à lui offrir des sacrifices. Cette fable, si elle existe, n'a pas d'autre origine que la conception morale qui fait de l'amour un dieu à qui l'homme, même le plus sage, ne saurait toujours refuser d'ouvrir son

cœur.

Henri d'Andeli ne se fait pas d'ailleurs une autre idée d'Aristote que celle que nous retrouvons partout. C'est un pédagogue d'une humeur sevère, qui tance le vainqueur de l'Asie avec la morgue arrogante d'un maître d'école. Il n'imagine pas qu'Alexandre ait secoué le joug de son précepteur, car le prince se laisse réprimander; il obéit même aux reproches. Mais, en malin écolier, il est bien aise d'assister à la défaite de son aigre censeur. Quel plaisir de voir sellé, bridé et conduit par la belle Indienne triomphante ce maître si longtemps inexorable! Lui aussi il était vaincu. « Cent fois, dit le fabliau, la

(1) T. I, p. 205.

raison lui conseilla de retourner à ses livres; cent fois elle lui représenta ses rides, sa tête chauve, sa peau noire et son corps décharné, faits pour éloigner l'espérance et effaroucher l'amour. La raison parla en vain, il l'obligea de se taire. » Nous voici revenus, on le voit, au portrait qu'a tracé d'Aristote Gautier de Châtillon dans son Alexandréide latine.

Ce lai d'Aristote eut bientôt un grand succès. Il devint facilement populaire. Avec Virgile, avec Hippocrate, Aristote amusa l'imagination des auditeurs qu'assemblaient autour d'eux les trouvères et les chanteurs dans les carrefours. Les aventures de Lancelot du Lac n'étaient ni moins connues ni moins admirées. L'histoire du précepteur d'Alexandre soumis aux caprices d'une femme, c'était une nouvelle preuve à l'appui d'une doctrine hostile à ce sexe et chère à tout le moyen âge. On sait combien la malice des poëtes s'est alors exercée contre les femmes. Dans la chanson de Belle Aye d'Avignon, le héros Bérengiers ne les épargne

pas.

Par fame vint en terre li premerains pechiers,
Dont encor est li siecles penés et traveilliés (').

Dans la Geste d'Auberi, nous retrouvons les mêmes idées, et cette fois plus directement en rapport avec notre sujet :

Par fames sont maint preudome abatu.
Rois Constantins,, qui tant estoit cremu,
En fu honis, ce avons-nous séu.

Par Seguiton qui moult ot tort le bu;

Ce fu un nains petis et recréu,

Set ans la tint, ains que fust percéu.
Sansons Fortins en perdi sa vertu,

Qui par la soe fu en dormant tondu... (2).

(1) Hist. litt., t. XXII, p. 338.

(*) Ibid., 325.

Le nom du philosophe grec ajouté à celui de Constantin, à celui de Samson, rendait plus évident cet axiome de morale: Par fames sont maint prudhome abatu. De là naissait aussitôt le conseil d'éviter leurs attraits afin de ne pas perdre son âme.

C'est à ce titre, je pense, que l'on pouvait offrir à l'attention des chrétiens l'histoire fabuleuse d'Aristote. C'est à ce titre aussi que les bâtisseurs d'églises ne dédaignaient pas de sculpter cette aventure sur les chapiteaux des temples qu'ils élevaient. On peut la voir encore aujourd'hui sur l'un des premiers piliers de gauche dans l'église Saint-Pierre de Caen. Elle n'y figure pas seule, elle est accompagnée de celle de Virgile (ou d'Hippocrate, car on lui prête le même sort), sus-pendu dans un panier à l'étage d'une tour d'où l'on voit sortir deux têtes de femmes. Le même sculpteur y a joint l'image de Lancelot du Lac traversant les eaux sur la lame de son épée. Cette église bâtie vers la fin du quinzième siècle, atteste la longue popularité de ces vieux fabliaux. Moins connus aujourd'hui, ils n'ont plus de sens pour le vulgaire.

Il manquerait quelque chose à la légende d'Aristote si l'imagination des conteurs ne se fût également exercée sur sa mort. Déjà nous avons vu Jofroy de Waterford le faire évanouir comme « une flambe " qui monte au ciel. Cette fin tient du miracle, et le pieux dominicain ne pense pas qu'elle doive nous étonner. Tous ceux qui ont parlé d'Aristote n'ont pas été jusquelà; il en est qui ne font pas intervenir la puissance céleste pour détacher une si grande âme du corps qui lui servit d'asile. Le surnaturel disparaît dans le récit qu'ils font des derniers instants du philosophe; mais, il faut l'avouer, ce n'est pas pour laisser la place à l'histoire: il s'y mêle encore les caprices d'une fantaisie inventive.

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