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Virgile a eu la meilleure part aux éloges étranges de ces étranges historiens de l'antiquité. Les Oracles sibyllins de sa quatrième églogue lui valurent de bonne heure la réputation d'avoir été un précurseur de JésusChrist et d'être révéré comme un prophète. Dans quelques légendes il a sa place auprès de saint Paul :

Dont sains Pols qui vit ses escriz,
Qui molt ama lui et ses diz,
Dist de li, a cuer irascu :
« Quel grasce j'eusse rendu
A Deu, se tu fusses vescuz

Tant que je fusse à toi venuz! »

Inutile de raconter ici les merveilles qu'on attribuait à sa science de la magie. Un professeur italien, M. Comparetti, les a rassemblées en deux gros volumes, On ne saurait imaginer rien de plus fou que sa mouche d'airain, dont les autres mouches ne pouvaient s'approcher sans s'exposer à périr. Il avait, dit-on, fabriqué un cheval d'airain dont la vue guérissait les chevaux malades. Bâtir une grande ville sur un œuf, jeter un immense pont dans l'air sans l'appuyer nulle part, entourer un jardin d'un épais nuage qui lui forme une clôture infranchissable, ce sont pour lui des jeux. Il a su fabriquer deux cierges inextinguibles, une tête parlante. « Cette tête, qui prononçait des oracles, consultée par lui-même à l'instant où il partait pour un voyage, répondit : « Garde bien ta tête. » Il crut qu'il s'agissait de veiller sur son ouvrage; mais on lui recommandait sa propre tête, qui fut atteinte en route d'un coup soleil dont il mourut. » C'est bien le cas de répéter avec Bossuet que la sagesse humaine est toujours courte par quelque endroit, comme le jour où Virgile se laissa prendre et pendre dans un panier par les filles de l'empereur, sujet d'un fabliau populaire. Ces petits échecs subis par sa grande science n'ont pas empêché la gloire

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de ses merveilleux faits de se répandre d'âge en âge, et la nature a voulu contribuer, elle aussi, à honorer un aussi grand homme, car il a un chastel devers la Sezile» et son tombeau «fors de Rome" :

Encor i sont li os de lui,

C'on garde miez que les atrui.
Quand on les soloit remuer,
Por li en grant honor lever,
Si enfloit la mers maintenant,
Et venoit au chastel corant,
Et com plus le levoit en haut

Tant cressoit plus la mers en haut (').

Hippocrate n'a pas échappé à ces transformations romanesques. Sa science tient également de la magie, on en fait un des sages de Tolède (2); on le fait venir à Rome, où sa haute prudhomie ne tient pas contre les ruses d'une femme. Ce grand médecin tombe malade d'amour; comme Virgile, dont on raconte la même aventure, il se laisse imprudemment hisser dans la corbeille aux jugés. Il y demeure tout un jour exposé aux quolibets de la populace, jusqu'à ce que l'empereur Auguste fasse cesser cette avanie, non sans rire avec tous ses barons de la déconvenue du célèbre médecin. Hippocrate (3), Tolède, Auguste et Rome, tout se brouille et

(1) Ms. ancien 7856, 3, 3, nouveau 1822, fo 174 vo, 1re colonne, Des mer veilles que Virgile fist par astronemie.

(2) Dans le roman de Maugis d'Aigremont un messager de Tolède appelle dans cette ville Maugis et son précepteur:

A tant es un message de Toulette la cit

Venus est en la sale por saluer Baudri;

Puis lui a dit: « Biau sire entendes à mes dis;

Li sage Goulias, Afarès et Landris

Vos mandent qu'à Toulete soiez ains quinze diz

Que trové ont soz terre en un cellier voltis

Un livre de grant pris come je le vos plevis,
lue li sage Ipocras i ot depost et mis. >

(3) La fille d'Hippocrate a longtemps passé pour une sorte d'oracle dans I'lle de Cos (Lango), qui avait été la patrie de son père. Voir la dessus le

se confond dans la cervelle des conteurs. Qu'on s'étonne, après cela, que l'auteur de l'Image du monde fasse d'Aristote et de son maître Platon deux Sarrasins ayant prouvé tous les deux la Trinité, non pas en latin :

Car andoi furent Sarrasin

Com cil qui furent ains le tans
Jhesu Crist, plus de ccc ans,

Si firent toz lor livre en Grèce (').

Quand de pareilles fables trouvaient du crédit auprès des gens d'étude, il ne faudrait pas reprocher aux romanciers populaires de les avoir accueillies et amplifiées dans leurs compositions. Les historiens d'Alexandre, soit en vers latins, soit en vers français, n'ont pas mieux connu et respecté Aristote.

Gautier de Châtillon, dans son Alexandréïde, en vers hexamètres (*), est peut-être le plus sobre, sinon le plus exact dans tout ce qu'il dit d'Aristote et de son disciple. Gautier nous le présente avec l'extérieur hideux, la face et le corps maigres, les cheveux négligés et tout l'air d'un pédant usé par l'étude. Les enseignements qu'il donne au prince ne sont d'ailleurs que des leçons communes de morale et de politique.

Lambert li Cors, dans son grand roman, reprend l'histoire du Pseudo-Callisthène; il en accepte toutes les fables, mais, suivant l'usage des trouvères, il arrange à la mode française les personnages de son poëme. Nous savons assez quelle était l'ignorance des mœurs antiques

ch. XXVI, t. III, des Diverses leçons de Louis Guyon: « De la fille d'Hippocrate médecin, l'esprit de laquelle on entend de jour et de nuict errer autour de très-anciennes ruines d'un temple, dont elle estoit durant son vivant sacrificatrice de la déesse Diane, laquelle respond aux demandes qu'on lui fait. » (P. 651.)

(1) (Image du monde, ms. 7856, nouv. 1822, 174 vo col. 1. Cité par l'Hist. littér. de la Fr., t, XXIII, p. 316.)

(2) Hist, litt., t. XV.

chez ces poëtes pour n'être point surpris des nouveaux changements que reçoivent les inventions d'un Grec du cinquième siècle. Parmi les livres qu'un certain Guy de Beauchamp, comte de Warvich, lègue à l'abbaye de Bordesley, dans le comté de Worcester, on retrouve «Un volume de le Enseignement Aristotle enveiez au roi Alexandre, un volume del romance des mareschaus, et de ferebras de Alissandre (1).» Ces livres faisaient l'unique occupation des lecteurs. Romans en vers et légendes, c'était là qu'allaient s'instruire ceux qui avaient quelque goût pour la lecture. Ce qui nous intéresse, c'est la physionomie nouvelle que prend Aristote dans le roman de Lambert li Cors et d'Alexandre de Bernay. Chacun, d'après ce que nous avons déjà vu, se fait un idéal de science et conçoit le précepteur d'un prince selon ses lumières et ses goûts. Attendons-nous donc à de nouveaux détails sur Aristote.

En effet, Lambert li Cors fait du philosophe un maître achevé en toute science. Il tient un rang honorable parmi les « bons augureors" venus d'Espagne, parmi les devins et sages clercs. On ne peut manquer de le voir bientôt entrer en scène.

Philippe a besoin de se faire expliquer un songe qui l'inquiète. Il a vu son fils manger un œuf, or cet œuf a roulé à terre et il en est sorti un serpent. Le roi

Philippe a mandé la sage gent lointaine,
Les bons augureors a fait querre d'Espaigne,
Devins et sages clercs communalment amaine,
Premiers i est venus Aristotes d'Ataine.

Les Grecs sont assemblés et les devins ont la parole. Le premier qui parle, c'est Astarus; il sait « les cours des estoiles et le sens des auctors"; Salios de Monmier

(1) Hist. litt., t. VIX, p, 624.

lui succède, "sages hommes de la loi ». Après eux vient Aristote d'Athènes.

En pies s'est leves, de bien dire se paine :

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Oiez, fait-il, signor, une raison certaine.
Li oes de coi parlons, n'est mie cose vaine;
Le monde senefie et la mer et l'araine,

Et li mijous dedens est tiere de gent plaine.
De l'serpent qu'en iscoit, vou l'di par Ste Elaine,
Que cou est Alixandres qui souferra grant paine
Et est sires de l'monde, ma parole en est saine,
Et si homme, après lui, le tenront en demaine,
Puis retournera mors en Grèse Macédaine. »

Voilà la première manifestation du grand sens et de “la clergie » d'Aristote : c'est l'explication banale d'un songe. Le sage clerc d'Athènes appuie ses décisions du nom de « sainte Elaine". La confusion est à son comble! Philippe, comme de raison, ravi de tant de sapience, "mult ama Aristote et le tint cièrement ».

Tout li abandonna son or et son argent.

Il lui remit surtout en main l'éducation de son fils. C'était un enfant « preus et de bon entent".

Ce conte l'escriture, se l'estore ne ment.

Que plus sot en x jors que .1. autres en cent.

Il fait de rapides progrès. La nouvelle s'en répand de toutes parts; les mestre d'école, les bons clers » veulent connaître « son cœur et son talent".

Voici le programme des sciences diverses qu'Aristote lui enseigne :

Aristote d'Ataines l'aprit onestement,

Il li monstre escriture, et li valles, l'entent,
Griu, Ebriu et Caldiu et latin ensement,
Et toute la nature de la mer et de l'vent,
Et le cours des estoiles et le compasement,
Isi com li planette maine le firmament;

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