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le nom du philosophe grec » qu'on lui prête dans les livres attribués à sa science. Jofroi de Waterford n'éprouve aucun scrupule « à lui faire citer dans une même page saint Bernard, Végèce et Salomon", sans oublier Sénèque et Valère Maxime (1). « Visougetei estuet prince avoir maiement, por quoi dist Vegece el livre de chevalerie... Et te reconte Valoire en son septime livre... Por quoi com dist Senesques: fu appelez le siècle d'or quant de sages gens furent governés les Roames... Salemons el livre de science prise savoir en roi, etc."

Les premiers de ces enseignements, dit Victor Le Clerc, que l'on suppose rédigés pour Alexandre, sont des lieux communs sur le gouvernement des peuples, trois et quatre fois plus longs que dans le texte latin, et qui ont peu de rapport avec la Politique d'Aristote.... Suivent des préceptes de santé, mêlés de considérations astrologiques et des plus incroyables recettes, entre lesquelles cependant nous n'avons point trouvé celle qu'exprime ainsi la traduction dédiée par Philippe à son évêque: « Si sentis gravedinem in stomacho et in ventre tortiones, tunc medicina est ponere super ventrem camisiam calidam ponderosam, aut amplecti puellam calidam speciosam. » A quoi le traducteur italien, Jean Manente, substitue ces mots : « «Adunque se tu hai gravezza allo stomacho ed al ventre, alhora farai tal medicina; metterati sopra il corpo una camicia calda e pesante, ed abbraciarai e strigneraiti sopra lo stomacho uno guancialetto pieno di piuma, o cosa simile (2). » La pudeur de Jofroi s'est montrée encore

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(1) Fol. 90.

(2) L'auteur ajoute: Nous apprenons de notre savant confrère, M. Reinaud, que Philippe n'avait été aussi que le traducteur fidèle du conseil que donne Aristote dans le texte arabe à son disciple Alexandre. Voici ce qu'on lit dans le manuscrit arabe 944. fol. 16 v: « S'il sent un poids dans ses côtes, il fera bien de placer sur son ventre une étoffe pesante de la ville de Mérou (dans le Korassan)... » Et la suite du texte latin.

plus sevère : il a tout effacé. Parmi les autres traductions françaises, celle du manuscrit 7068 (nouv. 571) se borne à la chemise chaude; le n° 7062 ne supprime rien.

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Un des préceptes les plus curieux, parce qu'il est empreint du merveilleux si cher aux imaginations du moyen âge, c'est celui que donne Aristote à son élève d'avoir avec lui « le cor de Temesteus ». Cet instrument, nous le savons par l'éditeur de la version latine imprimée à Bologne en 1501, était composé de plusieurs métaux sonores; il pouvait s'entendre à soixante milles et il était porté par soixante hommes. Jofroi de Waterford ne dit que la moitié de ces belles choses, comme le fait observer Victor Le Clerc. Il ne révoque pas en doute pourtant la vertu singulière de ce cornet quand il dit à son disciple: « Et toi convient avoir avoiques toi l'estrument que Temesteus fist, car ce cor vaudra a asembler mout de peuple sodainement en un jour ou en moindre hore, por acune grant besoingne. Cest instrument puet om oir de .lx. milles loins (1) ».

Crédule sur ce point, il ne pense pas pourtant devoir suivre son texte et attribuer à la sagesse d'Aristote des fables comme celle qui donne à certaine pierre la vertu de faire fuir les ennemis devant celui qui la porte. Son bon sens se révolte. Sous cette rubrique : Une ramembrance de pierres et d'erbes et d'arbres, il écrit ce qui suit: « Des proprietez et qualitez et vertus d'acunes erbes promet cest livre a determiner en cest lieu, mais solonc la veritei, quant il dit en cest lieu de pieres et que veritei ou d'arbres est faus, et plus resemble fable philosophie et ce sevent tous les clercs qui bien entendent le latin. Autres choses ichy mises qui sunt de petite value. Entre autres choses il conte qu'il est une piere

qui naist en la mer de Gresce, et flote sur la mer. Teile est la vertu de celle piere que se tu la mes en une autre piere et le portes avoiques toi nul ost ne toi pora contrester, mais fuira hastivement devant toi. Bien doient entendre totes gens que ce ne puet estre, et certainne chose est que se Aristotles conneust une telle piere que il la feist avoir à Alixandre; et bien savons par le ystoire que sovent fut dur menez en bataille, et que ses annemis ne fuirent pas, et por chou entendons que Aristotles ne fist mies tout cest livre en la maniere que il vint a nos, car en nul autre livre que il feist nos ne trovames onques fausetez aperte. Le dis-je por sa opinion del mont, car il dist et prueve que le mont onques ne comencha, et tot ne soit ce mie voirs que bien le savons par nostre foi qui nos est monstrée par révélation de Dieu, non porquant ce nest pas impossible; car bien poist-il estre se dieus le vosist, si comme sains Agustins recherche el liuvre de la Citée Deu.

"Par les avant dittes choses entendons nos que quant quest bien dit et solonc raison en cest liure, Aristotles dit ou escrit, mais quant qu'est faus ou desordeneement dit fu la coulpe des translatours (1). » Victor Le Clerc, qui cite aussi en partie ce passage, ajoute à la fin : « On voit que déjà l'autorité d'Aristote ne suffisait plus pour couvrir ce que la raison se refusait à croire, et qu'un

(1) Fol. 131, vo. Nous ne croyons pas devoir oublier les détails qui suivent. ils jettent un jour sur le sort des livres avant l'imprimerie. Ce manuscrit, que Colbert a recueilli plus tard dans sa bibliothèque, qu'il a fait relier avec soin et qui porte sur ses armes une couleuvre ondulante, avait appartenu, comme on le voit au verso du feuillet 45 et à la fin du Livre des secrets, d'abord à un charpentier du nom de Jean Lasne, « charpentier demorant au Maignil Scellieres ».

On lit ensuite au-dessous, dans l'écriture du même temps, quinzième ou seizième siècle : « Ce présent livre appartient à Pierre Acquary, munier, demorant au Molin avant du Maignil Scellieres. Celuy ou celle qui trouvera le présent livre et qui le rendra au dit Acquary, voullantiers paira du vin, faulte de ne le rendre au dit Acquary le grand diable les puisse emporter. Joseph Marye. (Pierre Acquary). »

homme du treizième siècle, un moine, un traducteur, ne se laissait pas imposer par ce grand nom. » Nous ajouterons que, malgré ces tentatives trop rares d'indépendance, la raison des hommes du moyen âge n'en était pas moins soumise à une sorte de pouvoir fatal qui lui imposait l'erreur, parce qu'elle n'était pas encore éclairée des rayons de la véritable science.

Déjà dans le douzième siècle la grande réputation d'Aristote était arrivée à la foule par un poëme français de deux mille deux cents vers. Pierre de Vernon en était l'auteur. Roquefort le nomme les Enseignements d'Aristote, parce que l'auteur suppose qu'il est tiré des lettres écrites par ce philosophe à Alexandre le Grand:

Aristotle mult epistles feseit

De moralitez, car il desireit

Ke chescun bon fust en dreit de sei
Et en dreit des autres en bone foi.

Le philosophe imaginaire donne au roi de fort bons conseils. Il l'engage à être doux, tempérant, modeste, à bien gouverner son peuple. Il prend soin du corps de son élève comme de son âme; il lui parle des différentes maladies dont il peut être attaqué, de la manière de les guérir. Il lui recommande surtout d'être généreux. Il l'invite à remplir ses devoirs de religion, à honorer les savants, à éviter la société des hommes pervers, à être généreux après la victoire, à rendre à tous la justice. Ce que doit ambitionner un souverain, dit-il, c'est l'amour de son peuple; s'il ne l'a pas, malheur à lui! La pluie, en petite quantité, ranime la verdure, nourrit les plantes, les arbres, les fruits, et embellit la nature: tel est l'effet du règne d'un bon prince; mais trop de pluie engendre de grands maux; les espérances du

laboureur et du marchand sont détruites, les tonnerres se mêlent à la pluie, la foudre tombe:

En rivières fait crestieues sovent (crues d'eau)
Les ruisseaux s'en enflent ensement,

Et mult aviennent, les mers frémissent
Par qui mut vivanz périssent.

Tout cet enseignement finit par de belles sentences sur la religion chrétienne, sur Jésus-Christ, sur les vertus théologales! S'il y a quelque invraisemblance à rapprocher ainsi des noms si divers, c'est au moins une morale édifiante et une orthodoxie au-dessus de tout reproche (1).

On ferait un volume des erreurs du moyen âge sur l'antiquité. Les hommes les plus érudits de ce temps brouillent et confondent les temps et les lieux. Auteurs imaginaires, traités qui n'ont jamais existé, fables grossières sur les noms les plus illustres du moyen âge, tout se rencontre dans leurs compositions. Alart de Cambrai compose-t-il (2) un poëme sur les moralités des philosophes, voici avec quelle critique il enregistre les noms des vingt autorités dont il s'appuiera dans son écrit: « Tulle paraît en tête de la liste; Salomon vient ensuite, escorté de Sénèque, de Térence, de Lucain, de Perse, de Boëce, de Cicéron, qu'il a le malheur de croire différent de Tulle. » Diogène est nommé « bons clercs, cortois »; on lui donne cet éloge : « C'est cil en qui n'ot nule faute de clergie soutil et haute. » L'énumération se poursuit: Horace, Juvénal, Ovide, Salluste, Isidore, Aristote, Caton, Platon, Virgile, Macrobe, sont pêle-mêle assemblés. « Voilà les vingt noms entre lesquels on voit qu'il n'y a point de place pour Maron, qu'on l'accuse d'avoir distingué de Virgile. » Saint Paul intervient entre Sénèque et Aristote.

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(1) Hist. litt. de la Fr., t. XIII, p. 125.
(3) T. XXIII, p. 243. Hist. litt. de la Fr.

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