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La fin de la prédiction corrigeait heureusement le début qui n'annonçait que désastres.

Il est facile de comprendre quelle sorte d'empire eurent sur les esprits ces rêveries prophétiques de Léon le Sage. Nous voyons par les extraits qui précèdent qu'on les répétait dans le peuple. On peut croire qu'elles étaient d'âge en âge imitées, rajeunies, amplifiées par l'imagination populaire. Nous trouvons quelque chose de semblable dans notre histoire. Les prophéties de Merlin, les révélations de sainte Brigitte, les centuries de Nostradamus, n'ont cessé, même de nos jours, d'être reprises et répandues. On s'en prévaut encore pour agir sur l'esprit naïf et crédule des campagnards. Tout est bon à qui sait s'en servir.

Jean Meursius, dans son glossaire grec-barbare, cite quelquefois une paraphrase en langue vulgaire des vaticinations de l'empereur Léon. Il cite encore une explication des prophéties de Constantinople. Ces oracles auraient été trouvés, à ce que dit le texte cité par Meursius, sur une colonne de marbre: ɛúpéłŋ ɛis Thy Κωνσταντινούπολιν εἰς μίαν κολόναν μαρμαριτικήν. I ajoute : Cæterum explicatio illa asservatur integra in Bibliotheca Vaticana.

Je ne sais pas ce que peut être cette explication conservée à la Bibliothèque du Vatican, mais je crois avoir rencontré dans notre Bibliothèque nationale de Paris une composition qui rappelle celle-ci et certainement doit lui ressembler.

En étudiant le manuscrit grec 929, j'ai lu au bas de la page 403 la rubrique suivante: Almyuz λéfewv Aéovtos τοῦ σοφωτάτου. Ce titre général est suivi de cinq morceaux, un peu différents par le style et par la langue, mais se ressemblant par l'inspiration qui les a dictés. Ce sont les plaintes d'un cœur ulcéré par les malheurs de sa patrie ou attristé par les vices du siècle. Constan

tinople envahie par les étrangers, un prince latin assis sur le trône de Constantin, l'empire déchiré par les barbares, la vigne du Seigneur dévastée, le mal triomphant sous les traits de l'Antechrist, telles sont les idées générales de ces morceaux. On peut, sans hardiesse, assurer que, s'ils sont tous de la même main, cette main fut celle d'un moine.

La première pièce, qui est de beaucoup la plus importante, se rattache plus étroitement que les autres aux Énigmes de l'empereur Léon. Le procédé de l'auteur consiste à citer un texte qui est celui du Philosophe; puis il l'interprète, et il cherche dans les événements accomplis le sens et la vérification de l'oracle. Ce n'est certainement pas le style de l'empereur Léon qu'on retrouve dans ce morceau. C'est une transformation populaire, une version vulgaire des vers échappés à sa plume.

Outre les difficultés indéchiffrables d'une prophétie, d'autres difficultés abondent, provenant de la langue elle-même et surtout des allégories sous lesquelles la pensée est comme étouffée.

On comprend pourtant qu'il s'agit de retrouver dans les prédictions de l'empereur une annonce formelle des progrès faits sans relàche par les Hongrois, les Tchè ques, les Alains, les Vlaques, les Coumans et les Turcs. Ces derniers peuples surtout sont représentés sous l'emblème du renard. Leurs progrès sont dépeints; en vain, de la Serbie, des princes s'opposent à leur marche, ils n'en continuent pas moins d'envahir le monde : l'Épire aussi bien que la Judée. Il serait inutile, je pense, de chercher à comprendre tous les détails de ces vers souvent baroques; ce qu'on peut y voir, c'est que le monde, sous la figure d'une vieille femme, se laisse conduire aux abîmes.

S'il faut se régler sur la date énoncée dans le texte,

6700, l'an 9° de l'indiction, on est reporté à l'année 1192. Les faits généraux de l'Empire d'Orient concordent assez bien avec les vers où il est question du pouvoir croissant des Ismaélites; on les représente comme devant bientôt asservir les terres des Hébreux, des Romains et des Grecs, l'Égypte, l'Éthiopie, la Pentapole, Tyr, Damas, Antioche, le Saint-Sépulcre, Tripoli, Hadrianopolis, Joppé et Gangra.

L'histoire nous apprend qu'en réalité, cette année-là même, les Valaques et les Bulgares avaient repris les hostilités et ravageaient les provinces voisines du Danube. L'empereur qui régnait alors était Isaac II. Il s'était assuré, sur la foi de certains flatteurs, une victoire facile; il ne trouva qu'un échec honteux. «En partant de la ville, il s'était vanté qu'il y rentrerait tout rayonnant de gloire abusé par les prétendus devins qui se jouaient de sa crédulité, il s'était persuadé que la Providence divine avait abrégé le règne d'Andronic... et qu'elle avait ajouté à son règne les années destinées à ce prince; qu'il devait régner trentedeux ans, délivrer la Palestine, établir son trône sur le mont Liban, repousser les Musulmans au-delà de l'Euphrate, anéantir même leur empire, et qu'il aurait sous ses ordres un peuple de satrapes, gouverneurs d'autant de royaumes, et plus puissants que les plus puissants monarques. Enivré de ces chimères, il ne sentait pas les maux présents, et, battu par les ennemis, méprisé de ses sujets, il triomphait d'avance des grands succès qu'il se figurait dans les ombres de l'avenir.

En présence de tant de revers et de l'insolence des ennemis sans cesse exaltée par de nouveaux succès, est-il défendu de croire que l'auteur de ces vers ait voulu faire une satire de cet empereur incapable et arrogant?

Un passage, beaucoup plus clair malgré l'obscurité

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des détails, est celui où l'auteur explique une prédiction antique par les événements qui ont précédé la prise de Constantinople par les Croisés en 1204. L'Oracle présente une certaine Marie, portant un bissac et de la farine. Elle vient pour pétrir la farine, y mêler le sucre, en faire un gâteau. « Marie, dit l'interprète, est la reine du Midi; les Arabes, les Persans, les Ismaélites, accourent pour manger le gâteau, il est partagé en sept ou huit morceaux. "

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Un autre passage fait allusion à Vatace, gendre de Lascaris, c'est l'interprétation la plus claire et la plus facile :

Καὶ ἡ βάτος ἀπὸ πέρα

Ἥπλωσεν κ ̓ ἔπιασεν τόπον
Ἔχων ῥόδον λασκαράτον

Μὲ τ ̓ ἀρμένικον ἀκάνθιν.

Βάτος ἐστὶν ὁ Βατάτζης, etc.

Il était naturel qu'un prince ayant le don de prédiction prévît longtemps à l'avance le plus grand des événements du treizième siècle, le plus inattendu de tous la fondation d'un empire latin dans Constantinople. Il n'était pas moins naturel d'en prédire la chute. L'auteur que nous étudions n'a eu garde de manquer l'explication de ces singulières catastrophes. Des grains de blé, peut-être grillés, un artichaut nettoyé, lui figurent les Francs maîtres de Constantinople et chassés enfin, après une domination de plus d'un demi-siècle. Le gâteau retombe aux mains de Michel Paléologue. Cette reprise de possession par un prince grec est célébrée par l'interprète des Énigmes de Léon. En parlant des efforts de Michel Paléologue pour ramener les Grecs à l'unité du dogme catholique, il ne laisse pas voir bien nettement s'il approuve cette tentative. Je ne crois pas qu'il y soit défavorable. Si l'on appuie cette conjecture sur quelques mots italiens qui

sont dans le texte, on peut être amené à croire que l'auteur de cette pauvre rhapsodie était un Franc. Peut-être était-ce un de ces nombreux religieux bénédictins, frères mineurs, frères prêcheurs, qui envahirent la Romanie à la suite des conquérants latins, chassèrent les prêtres grecs de leurs siéges, se multiplièrent avec une si prodigieuse rapidité que le pape Honorius affirmait qu'une nouvelle France s'était créée dans la Grèce: Noviter quasi nova Francia est creata (1).

Dans le reste de ce poëme, si l'auteur ne parle pas en termes précis de la chute de Constantinople, il fait prévoir du moins que l'Empire ne tardera pas à s'écrouler. Il accumule les plus tristes images pour faire présager de terribles malheurs. Les arbres déracinés, les vignes saccagées, les femmes, les enfants ravis en esclavage, les désordres des mœurs, le lion, le léopard, le basilic unissant leur rage contre les mêmes victimes : tout fait prévoir une sanglante catastrophe et des ruines irréparables.

La seconde de ces compositions, dont les premiers vers sont en langue littérale, est un chant de joie. Le poëte invite la nouvelle Sion, la nouvelle Babylone à manifester son allégresse. Dieu lui avait ravi la paix, Dieu la lui rend. L'héritier rentre dans son domaine, il tient l'épée, le sceptre, les lampes allumées; les prêtres viennent à sa suite, leurs chants célèbrent son triomphe.

Rien n'empêche de voir dans ces transports les élans d'un poëte patriote qui salue le retour de Michel Paléologue dans l'Empire de ses pères.

Un tout autre sentiment a inspiré la pièce qui porte le numéro quatre. C'est une complainte sur la corrup

(') Buchon, Éclaircissements, etc., p. 19.

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