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de recueillir dans les voyages qu'ils ont faits en Grèce et qu'ils ont publiés dans notre occident.

Les Grecs eux-mêmes ont longtemps ignoré ou méconnu les productions populaires de leur esprit national. Ils n'avaient que du mépris pour des compositions vulgaires écrites dans une langue appauvrie et déformée. On pense bien, en effet, que le temps a dû faire subir de profonds changements au langage de Démosthène, si souvent menacé de périr. Il a eu tous les malheurs qu'une langue peut subir, il a passé par les raffinements de la prétention byzantine, par les mutilations de l'ignorance turque, et par la confusion de la langue franque. C'est à peu près sous cette forme qu'on nous l'a fait d'abord connaître.

Mais ce langage populaire appelé le grec moderne n'est point aussi nouveau qu'il en a l'air, il est certain qu'il se produisit, même aux plus beaux temps de la floraison grecque, un phénomène qu'on a remarqué dans Rome. A côté de la langue savante, il y avait un idiome du peuple. Cette langue a eu, elle aussi, sa littérature.

On a pu croire que le grec moderne était né dans l'esclavage turc; il existait bien avant. Des travaux récents l'ont découvert bien au-delà du douzième siècle. Il y a là toute une littérature qui peu à peu reparaît au jour, et, depuis quinze ans, elle a été, tant en France qu'en Allemagne, l'objet de travaux intéressants. On ne s'en tient plus aujourd'hui à Fauriel; on n'a pas que des chansons de clephtes à produire : on a des romans, des espèces de poëmes épiques qui remontent haut dans la civilisation byzantine. J'ai étudié, le premier, dans un mémoire couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1864, plusieurs compositions de ce genre. M. Émile Legrand a continué ces recherches, il a publié toute une bibliothèque néo-hellénique.

M. Constantin Sathas, un hellène, fort versé dans l'étude du moyen âge grec, a consacré ses travaux aux mêmes études. Il est remonté plus haut encore, et le hasard lui a fait découvrir ce qu'il appelle une épopée du dixième siècle.

Le terme d'épopée peut sembler ambitieux, et M. Sathas serait, j'imagine, le premier à le sacrifier. Mais il n'en est pas moins vrai que le poëme qu'il offre au public avec la collaboration de M. É. Legrand, n'est pas seulement une chronique rimée ; il y a un grand souffle d'esprit guerrier et poétique, c'est un tableau pittoresque des mœurs et de la bravoure des capitaines qui défendaient l'empire de Constantinople contre les invasions des Arabes.

Il était naturel que cette époque de guerres nationales eût son cycle et ses héros populaires. Les circonstances étaient des plus favorables pour enfanter une suite de poëmes militaires. La nécessité de combattre tous les jours, de vivre sous les armes en présence de peuples venus de l'orient avec une civilisation étrange et à demibarbare, devait exalter toutes les forces de l'imagination. Il y avait à la même époque chez les Persans et chez les Turcs une sorte de fermentation épique, il en est sorti le Shahnameh pour les uns, le roman de Sajjid Batthal pour les autres. Les Grecs ont participé à cet élan poétique et les Exploits de Digénis Akritas en sont la preuve.

Ceux qui lisent les chants populaires de la Grèce moderne, ont rencontré dans le recueil de Passow, dans celui de M. É. Legrand, des chansons consacrées au récit des exploits d'un héros du nom de Digénis Akritas. Ce n'est ni un Armatole ni un clephte. Son existence remonte à des temps plus reculés. Sa force est surhumaine, ses actes ont quelque chose de prodigieusement héroïque, et la mort elle-même trouve en lui le plus re

doutable des adversaires. On avait bien entrevu que ces chansons n'étaient que des légendes empruntées à des cycles plus étendus et plus antiques. On concevait qu'il avait dû exister dans les régions orientales de la Grèce des poëmes qui, sous une forme plus relevée, avaient d'abord occupé l'imagination du peuple; que, peu à peu, il s'était détaché de ces épopées byzantines des fragments arrachés à l'oubli par la tradition: mais il fallait attendre quelque découverte heureuse pour donner plus de corps à ces soupçons ; il se produit parfois de ces rencontres inespérées. Il arrive que des bibliothèques laissent enfin échapper des manuscrits demeurés longtemps inconnus. M. Constantin Sathas a mis la main sur l'un d'entre eux, il l'a publié avec le concours de M. Émile Legrand. C'est ainsi que nous avons Les Exploits de Digėnis Akritas, épopée byzantine du dixième siècle, publiée pour la première fois d'après le manuscrit de Trébizonde.

Le doute n'existe plus aujourd'hui les fragments de Passow, ceux de M. É. Legrand se rajustent avec le poëme nouveau; ils s'expliquent maintenant sans peine. Nous n'avions qu'un souvenir très affaibli, et dans une langue dégradée, du Digénis du dixième siècle; nous tenons maintenant dans ses parties principales le grand poëme dont les récits légendaires, cités plus haut, faisaient vivement désirer la découverte.

La Bibliothèque publique de l'Ecole grecque de Trébizonde possédait un manuscrit qui lui avait été offert par M. Sabbas Joannidis, professeur à cette école. En 1870 cet ouvrage attira l'attention de M. Triantaphyllidis, professeur de l'École de Trébizonde. Il s'informa auprès de M. Constantin Sathas, alors à Constantinople, du personnage dont les exploits sont racontés dans ce poëme. Les renseignements incomplets

et vagues fournis par M. Triantaphyllidis rendaient

impossible toute réponse utile. M. C. Sathas demanda à voir le manuscrit, on ne put alors le lui envoyer. A peu de temps de là, M. Sathas étant à Venise, reçut la Statistique de Trébizonde, ouvrage important de M. Sabbas Joannidis. Celui-ci donnait une analyse très-succincte du poëme en question et citait un passage du neuvième livre. « M. Sathas comprit alors ce dont il s'agissait et écrivit à M. Joannidis pour lui demander une copie du manuscrit. L'excellent professeur en fit exécuter une par M. Pierre Michaëlidis de Trébizonde. Ce fut de cette copie, faite avec une exactitude poussée jusqu'au scrupule, que se servit M. Sathas pour écrire sur Basile Digénis une notice, où il démontra l'analogie frappante du poëme avec certaines chansons grecques (particulièrement celles de Chypre et des bords du Pont-Euxin), qu'il partagea dès lors en deux grands cycles, le cycle akritique et le cycle apélatique (').

Dans le courant de l'année 1872, M. Sathas envoya le poëme à M. Émile Legrand et il fut décidé que la publication s'en ferait en commun. Sur de nouvelles instances auprès de M. Joannidis, M. Legrand reçut le manuscrit à Paris, c'est sur ces quatre-vingt-dix feuillets de format in-12 qu'a été faite la publication de ce poëme; malheureusement il n'est pas complet. De grandes lacunes nous laissent dans l'ignorance de détails précieux pour l'histoire ; ils nous laissent surtout ignorer le nom de l'auteur qui devait se nommer à la fin de son œuvre. Ces regrets toutefois seraient à la veille de cesser, si la nouvelle donnée par M.Wagner à l'un des éditeurs venait à se confirmer. D'après lui, on aurait découvert en Italie un second manuscrit. Espérons qu'il complétera les lacunes du premier.

(1) Voir le second volume de la Bibliotheca Græca Medii Evi de M. Sathas. Venise, 1873, p. 45-50 de la Préface.

Le héros du poëme porte deux noms Digénis et Akritas; chacun d'eux a sa valeur et sa signification. Le premier désigne qu'il est fils d'un émir de Syrie Mousour et de la fille d'Andronic Ducas, le second qu'il combattit aux frontières contre les Arabes. Dans quelles circonstances se fit l'union, qui donna naissance à Digénis, les conséquences qu'elle eut pour l'émir, on le voit dans le deuxième et le troisième livres; au quatrième, apparaît le véritable héros du poëme. A peine âgé de douze ans, il révèle un courage et une hardiesse surprenante. Les dangers de la chasse sont ses pre-mières épreuves; il met en pièces une lionne qu'il rencontre. Sa beauté égale sa bravoure, il ne s'en tient pas à combattre les bêtes des forêts. Il marche droit aux brigands Apélates qui occupaient les défilés et commettaient toutes sortes de méfaits. Il leur fait sentir le poids de sa redoutable massue.

Ce singulier héros n'est pas insensible à l'amour, et la poésie lui sert à exprimer les sentiments de son âme. Exploits guerriers et galants se mêlent dans sa carrière. Quand il consent à déposer la massue c'est pour prendre la lyre. Eudocie, fille de Ducas, général d'une province voisine, obtient ses hommages, partage sa tendresse et suit sa destinée. Digénis l'enlève et la ramène chez son père.

Mais le héros ne pouvait rester longtemps aux frontières dont il était le gardien, sans obéir à son humeur aventureuse. Il laisse là les pallikares, il erre seul pour accomplir des actions d'éclat. Ses tentes néanmoins l'accompagnent partout et celle qu'il habitait avec Eudocie était merveilleusement belle. Ce fut alors que l'empereur de Constantinople Romain Ier, qui dirigeait en Cappadoce une expédition contre les Arabes, conçut le désir de voir le célèbre protecteur des frontières de son empire.

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