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Les maîtres du XIII° siècle en faisaient autant à l'égard d'Aristote. Aussitôt que l'étude de sa métaphysique leur fut possible, elle devint autorisée, jusqu'à ce que les hardiesses des disputeurs ouvrirent les yeux aux gardiens de l'orthodoxie sur les dangers de ces lectures. Nous avons sur ce point le témoignage précis d'un historien, Guillaume le Breton. Il n'hésite pas sur la provenance de ces livres tant étudiés dans l'Université parisienne. Il nous dit qu'ils avaient été depuis peu rapportés de Constantinople et traduits du grec en latin : « In diebus illis (anno 1209) legebantur Parisiis libelli quidam ab Aristotele, ut dicebantur, compositi, qui docebant metaphysicam, delati de novo à Constantinopoli, et a græco in latinum translati (1). » Le concile de Paris proscrivit la lecture de ces livres : « Nec libri Aristotelis de naturali philosophia nec commenta legantur Parisiis publice vel secreto (2). » Robert de Courçon (en 1215) renouvela cette interdiction, en permettant toutefois la lecture des livres de dialectique. "Et quod legant libros Aristotelis de dialectica tam veteri quam nova... Non legantur libri Aristotelis de metaphysica et naturali philosophia.....(3). » En 1231, le pape Grégoire IX maintint la même défense: « Et libris illis naturalibus, qui in concilio provinciali ex certa causa prohibiti fuere, Parisiis non utantur... (*).

On peut voir dans Jourdain (5) les discussions et les doutes qu'ont soulevés les lignes de Guillaume le Breton que nous avons rapportées plus haut. Les ouvrages d'Aristote désignés par ces expressions vagues : « Libri

(1) Recueil des Hist. des Gaules et de la France, t. XVII, p. 84. (2) D. Martène. Novus Thesaurus Anecdotorum, t. IV, p. 166.

(3) Du Boulay, Hist. Univers. Paris, t. III, p. 82. Launoy, de Varia Aristotelis in Academia Parisiensi Fortuna, Parisiis, 1662, c. 6.

() Du Boulay, ibid, p. 142. Cf. Launoy, ibid. c. 6. p. 187, 189 et seq.

Voir A. Jourdain,

(5) Ap. Annales Eccles. Auct. Raynaldo, Lucæ, 1757, in-fol. t. I. p. 289. Jourdain 193.

de naturali philosophia, libelli de metaphysica, libri naturales,» sont-ils bien d'Aristote, étaient-ils traduits du grec ou de l'arabe; les livres proscrits par le concile de Paris sont-ils les mêmes que les livres désignés dans le mandement du légat et dans la bulle du pape? On a pensé qu'au XIIIe siècle on ne connaissait pas encore de traductions latines dérivées du grec. Mansi (1) a prétendu que le mot commenta désignait les commentaires d'Averroës et que, par conséquent, il s'agissait de versions arabes-latines. Cette opinion pourrait bien être vraie. Elle a pour elle le témoignage de Roger Bacon, qui précise les termes du concile de Paris. Il nous apprend qu'on s'opposa longtemps, à Paris, à la philosophie naturelle et à la métaphysique d'Aristote exposées par Avicenne et Averroës (1). Du reste les erreurs d'Amaury et de David de Dinant sont loin d'être exclusivement péripatéticiennes (2). Elles se rattachaient à la doctrine des émanations de Proclus, qui commençait à se répandre dans les écoles de France du temps d'Alain de Lille. Le de causis qui n'est qu'un extrait de l'Elevatio Theologica de ce philosophe, et le Fons Vitæ d'Avicebron, semblent avoir surtout inspiré ces deux hérétiques, et l'on peut croire que ce sont ces traités et les livres d'Avicenne que le concile de Paris a frappés d'anathème (3). Le savant auteur des recherches sur les traductions d'Aristote, croit même pouvoir affirmer que cette condamnation des commentaires d'Aristote par des traducteurs arabes servit beaucoup à la propagation des vraies doctrines

(1) Opus majus, p. 13 et 14. A. Jourdain, p. 194.

(2) La doctrine de David de Dinant sur la matière première dénuée de forme, servant de commun substratum à toutes choses, est bien celle du péripatétisme arabe, mais il se rattache surtout aux textes des cathares, au Joachimisme et à Scot Erigène. » E. Renan, Averroës et l'Averroïsme, p. 223. Voir un Mémoire de M. Charles Jourdain sur ce sujet. Il rattache ces erreurs aux doctrines péripatéticiennes d'Alexandre d'Aphrodisie. (IIe siècle

du philosophe grec. On se défia désormais d'une doctrine dégénérée, abâtardie, et l'on prit toute sorte de précautions pour n'avoir plus recours qu'aux ouvrages authentiques d'Aristote. On vit alors, en effet, Alexandre de Hales, Albert, Robert de Lincoln expliquer, commenter les écrits du philosophe grec, au sein même de l'Université qui les condamnait. « Si Roger Bacon, dit le même écrivain, impute à l'ignorance la sentence dont ils furent frappés, ne dit-il pas aussi que la lecture en fut permise lorsqu'on les eut mieux connus? Quand Robert de Courçon donna son mandement et Grégoire IX sa bulle, il est à présumer que de nouvelles traductions d'Aristote avaient paru (1).

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Il faut donc conclure que, si Guillaume le Breton s'est mépris sur les livres condamnés par le concile de 1209, il ne s'était pas trompé quand il indiquait, au moment où il écrivait, vers 1220, que le texte grec de la métaphysique avait été apporté en Europe et commençait à être traduit.

Quoique les Croisés fussent en général plus avides de reliques que de manuscrits, on ne peut se refuser à croire qu'ils aient introduit en Europe quelques livres arrachés à l'Orient. Ils en détruisirent beaucoup dans l'incendie de Constantinople, ils en conservèrent quelques-uns. C'est par là que nous est venue la métaphysique d'Aristote, et il semble bien établi que la première traduction de cet ouvrage a été faite d'après le texte grec.

Les deux ordres religieux dont l'institution marque les premières années du XIII° siècle, les Franciscains et les Dominicains, ne furent pas inutiles à la propagation du grec en Europe. Nous avons vu les frères de Saint François se porter en grand nombre dans la Grèce,

y fonder de riches abbayes et couvrir, en peu de temps, de leurs monastères les îles de l'Archipel et le continent de la Morée. L'amour des sciences ne leur était point prescrit par leur règle, au contraire. On sait la légende qui condamnait un des religieux trop amoureux des lettres. Cependant ils se sont distingués de bonne heure par une ardente poursuite des beaux livres. Mathieu Paris les accuse d'en faire partout, et surtout en Angleterre, une chasse passionnée. Il n'est pas probable dans l'Occident ils eussent tant de zèle pour que les manuscrits, et qu'ils en manquassent tout-à-fait dans des pays où la moisson était abondante et précieuse.

Les Dominicains ont fait davantage pour la con-naissance et la propagation du grec en Europe. Un article de leur règle leur enjoignait d'apprendre la langue de tous les pays où ils allaient prêcher; ils apprirent donc le grec et le parlèrent dans leurs missions de l'Orient. Quelques-uns d'entre eux y firent de rapides progrès. Guillaume Bernardi de Gaillac, qui était allé prêcher à Constantinople, avait mis en grec plusieurs traités de Saint Thomas (').

Dans leur maison de Saint-Jacques, fondée à Paris en 1221, et admise bientôt dans le sein de l'Université, ils avaient formé une pépinière d'hommes instruits. Les chefs de l'ordre s'attachaient à les rendre non-seulement habiles en théologie et en philosophie, ils leur prescrivaient aussi l'étude des langues étrangères, de l'arabe, de l'hébreu, du grec, vel alia lingua barbara. Leur général, Humbert de Romans, en 1255, offre d'accueillir avec faveur ceux des frères qui voudraient étudier le grec, l'arabe, l'hébreu. Dans son traité de Eruditione Prædicatorum (2) il censure amèrement les personnes qui n'approuvent point ou empêchent ces études, et il

(1) Scriptor. Ord. præd, t. 1, p. 460. Hist. litt. de la Fr. t. XXIV, p. 102. (2) Lib. II, t. 1, c. 55 — Bibl. Max. Sanct. Patrum, t. XXV, p. 488.

les compare à ceux dont il est parlé dans le livre des Rois, qui ne voulaient point qu'il y eût un seul ouvrier en fer dans Israël, afin que les Hébreux ne pussent fabriquer une épée ou une lance. Dans la seconde section de son ouvrage intitulé: Liber de his quæ tractanda videbantur in Concilio generali Lugduni cele– brando, il dit qu'un des meilleurs moyens de réconcilier les Grecs schismatiques est d'étudier leur langue, si négligée à la cour de Rome qu'à peine y trouve-t-on un seul homme qui sache lire leurs lettres (1).

On ne peut donc s'étonner que l'ordre des Dominicains, qui avait deux de ses maisons à Constantinople et envoyait des prédicateurs par tout l'Orient (2), ait compté au XIIIe siècle plusieurs hellénistes habiles qui tenaient à faire traduire en grec les ouvrages dont pouvait s'honorer leur communauté (3).

Nous avons vu que Gradenigo a revendiqué pour Saint Thomas l'honneur d'avoir su le grec. Telle n'était pas l'opinion de Daunou. Dans son discours sur l'État des lettres au XIII° siècle (*), il dit que, selon toute apparence, ce savant Dominicain ne savait pas cette langue. M. Charles Jourdain, dans les notes précieuses qu'il a ajoutées au travail de son père, apporte des raisons qui paraissent conclure en faveur de l'opinion de Gradenigo. Il y montre en effet que le commentateur d'Aristote se livre parfois dans son travail à des réflexions critiques sur le texte grec qui en supposent la connaissance (5).

(1) Hist. litt. de la Fr. t. XIX, p. 342.

(2) Script. Ord. Præd. t, p. 460.

(3) Lebeuf, Dissert, t. II, p. 44, Hist. litt. de la Fr. t. XXI, p. 216. (4) T. XVI de l'Hist. litt. de la Fr. p. 146.

(5) Sur cette première phrase de l'ouvrage d'Aristote : « Primum oportet constituere... le commentateur dit : « In græco habetur: primum oportet poni.» Sur ce passage:« quare si hic quidem dicat futurum aliquid... il fait observer que le texte porte: « vel sic itaque hic quidem, ut habetur in græco.» Au livre II, il propose une autre version dans cette phrase: dico autem quoniam, etc., Alia littera habetur, dico autem, quoniam est, aut homini, aut non homini adjacebit. »

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