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chéens vaincus y formaient çà et là, à certaines époques, des groupes obstinés, mais ils n'avaient pas assez de puissance pour troubler l'opinion publique, et y entretenir les agitations séditieuses ou puériles que la fureur de dogmatiser réveillait sans cesse sur les rives du Bosphore. L'Italie n'avait pas le génie de la métaphysique ('). On ne voit pas en effet qu'il se soit élevé dans ce pays quelqu'un de ces grands hérésiarques, dont l'influence ait été assez forte pour entraîner la foule après lui. On était plus discipliné dans le christianisme d'Occident. Jamais il ne s'y fût produit ces terribles discussions provoquées par Sabellius, par Arius, Eutychès, Nestor. Tant de subtilités n'entraient pas dans les têtes italiennes. Les mouvements d'indiscipline ne se sont guère produits en Occident qu'en Afrique, en Espagne, dans la Grande-Bretagne, et encore ces hérésies ne mettaient-elles pas en si grand péril l'essence même du christianisme.

D'ailleurs à Rome, la religion de Jésus avait à se défendre contre un ennemi toujours vivant, toujours redoutable et qui lui semblait parfois supérieur par l'éloquence de ses défenseurs. Attaqués au dehors, les chrétiens n'avaient pas le temps de tourner leurs forces contre eux-mêmes. Les dieux du paganisme n'avaient pas encore abdiqué, ils avaient leurs fêtes, ils avaient leurs images. On sait l'importante affaire de la statue de la Victoire, les discours de Symmaque. Les avocats du christianisme avaient beaucoup à faire pour repousser les imputations dangereuses dont les païens les poursuivaient. Cette guerre constante faisait trève pour ainsi dire aux discussions religieuses proprement dites et l'esprit romain s'affermissait davantage dans la foi, sans l'ébranler par les rêveries qui paraissaient être l'apanage et le faible des imaginations en Orient.

(1) Beugnot. Destruction du paganisme en Occident, p. 6, t. 1.

Cette différence de caractère se manifeste bien davantage dans la situation des évêques, considérée dans l'une et l'autre partie de l'empire. On a vu des évêques grecs pleins de force d'àme, résister avec courage aux empereurs, Saint Athanase, Saint Basile, Saint JeanChrysostome ont déployé une rare fermeté; on ne peut pas dire que tous les évêques de Constantinople, d'Antioche ou d'Alexandrie les aient imités. En général, ils se montrent souples à l'excès, flatteurs envers le pouvoir, dociles aux ordres de l'empereur. Les empereurs eux-mêmes ne se font nul scrupule de les asservir à leurs volontés. Ils s'immiscent dans les questions de dogme aussi bien que dans celles de discipline. En un mot, le pouvoir ecclésiastique dans l'église d'Orient ne semble être qu'une dépendance du pouvoir civil; l'évêque n'est la plupart du temps qu'une créature de ce pouvoir. En Italie, dans Rome, dans Milan, il n'en est pas de même. Privée ou débarrassée de la présence de l'empereur, l'église s'accroît et se développe en liberté. Elle paraît bientôt n'être plus que la seule puissance à laquelle tout se rattache. A peine Rome, en cent années, compte-t-elle trois visites impériales de quelques jours chacune (1). Cette absence profite à la papauté. Elle règne à la place d'Auguste oublié et déserteur. Dans chaque province, le même effet se produit. « Le délégué impérial est un étranger de passage, inconnu jusqu'à la veille du jour où il est expédié de Byzance ou de Milan, sous l'escorte d'une légion, comme un général en pays conquis. Il loge au palais du gouvernement pour quelques nuits, comme on couche sous la tente. Il tient son mandat d'un maître éloigné que personne n'a vu. Ce maître le rappelle, il part et on l'oublie. Parfois, à la vérité, le contraire arrive. On apprend que le maître a disparu et c'est le serviteur qui demeure (2).

(1) De Broglie. t, II, p. 455. (2) Ibid. p. 456.

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L'évêque au contraire est un enfant de la cité. Qu'il soit d'une naissance illustre, il conserve l'autorité qu'il tient de sa famille, et la consacre par celle de l'épiscopat. Qu'il soit issu d'une condition infime, son mérite reconnu par une élection spontanée et bruyante, couvre à jamais d'éclat l'obscurité de son origine. Le pouvoir, les richesses, la pompe d'une haute situation, l'estime, la considération acquise par des bienfaits, tout contribue à élever l'évêque au-dessus de tous les citoyens de la ville. Rien ne manque à l'évêque; à n'envisager ce poste qu'avec des yeux profanes, il est digne d'envie. «Faites-nous évêques, disait Prétextat, et nous nous ferons chrétiens (). "

Le tribunal de l'évêque, l'audience épiscopale, attirent bientôt toutes les affaires dans le même cercle. « Ce ne sont plus seulement quelques débats de famille ou de ménage à pacifier, ce sont toutes les questions du droit civil: les successions, les acquisitions, les obligations, les contrats, dont l'évêque est bon gré mal gré, forcé de devenir l'arbitre. » « Ils nous pressent, ils nous prient, ils nous étourdissent, ils nous torturent,» s'écrie un de ces juges improvisés, fatigué lui-même de l'excès de sa popularité, pour que nous nous occupions des choses de la terre qu'ils aiment (2). Deux lois successives d'Arcadius (398 et 400) confirment cette juridiction épiscopale. L'évêque reste un arbitre volontaire, mais la loi donne à sa sentence un effet obligatoire pour les parties qui s'y sont soumises.

Cette autorité toujours croissante donne au caractère de l'évêque une hauteur qu'on ne peut nier. Affermi sur son trône, il ne craint rien. Il est lui-même toute autorité. Le moyen âge a dejà commencé : Grégoire VII et Innocent III ne feront que suivre la tradition ita

(') Beugnot. Destruct. du Pag., t. I, p. 450.

(3) Saint Augustin, cité par M. de Broglie, ibid. 460.

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pas à

lienne du IVe siècle. Saint Ambroise ne disait-il Théodose : « L'Eglise n'est pas dans l'Empire, c'est l'Empereur qui est dans l'Eglise. » Constance avait trouvé plus de docilité dans l'Orient, il disait : « Ma volonté est un canon comme tout autre, et mes évêques d'Orient trouvent bon qu'il en soit ainsi! » Théodose fut tout surpris quand la première fois il se trouva devant Ambroise. Il n'avait jamais rencontré tant de fierté, une franchise si nette, une constance si marquée. Il lui en resta une profonde impression. Exclu de l'église, il attendait qu'Ambroise lui en ouvrît les portes. Il ne comptait ni sur la puissance, ni sur les séductions, ni sur les menaces, pour triompher de cette volonté rigide. Quand Rufin, simple courtisan, lui disait : « J'irai trouver Ambroise et j'obtiendrai qu'il vous relâche de ce lieu. Non, lui répondait-il, je le connais vous ne lui persuaderez rien; jamais, par crainte de la puissance impériale, il ne violera la loi divine (1). „' De retour à Constantinople, il sentit qu'il avait affaire à d'autres hommes. Lorsque l'évêque Nectaire l'invita à reprendre la place d'honneur qui lui était réservée dans le chœur : Non, dit-il; j'ai appris à Milan à comprendre le peu qu'est un empereur dans une église, et la différence qu'il y a de lui à un évêque. Mais personne ici ne me dit la vérité. D'évêque, je n'en connais qu'un, c'est Ambroise (2).

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Jusque dans la vie monacale se retrouve la profonde empreinte des deux génies. Les solitaires de l'Orient, nés dans la patrie des spéculations métaphysiques, sont abstraits, réfléchis, taciturnes. Ils fuient les hommes et neles approchent qu'à regret. C'est parmi eux que trouve ces exemples d'une solitude poussée jusqu'à l'excès, ces saints immobiles au sommet d'une colonne.

(') De Broglie. t. II, p. 316.

(2) Théod. V. 18,

Soz. VII, 25.

De Broglie. 338.

l'on

Ceux de l'occident, faits plutôt pour la vie active, s'établissent au milieu des populations, se livrent au travail répandent leur influence autour d'eux, et, comme l'évêque dont nous avons parlé, se font le centre d'une société nouvelle.

Toutes ces raisons, sans les événements de la politique et de l'histoire, auraient suffi à séparer Rome de Constantinople. Avant même que le partage fût complet entre les deux moitiés de l'empire, avant que chacune d'elles se fût fait des destinées diverses, il y avait des motifs puissants qui devaient amener une rupture de relations. Déjà, au quatrième siècle, le peu d'attrait des deux capitales l'une pour l'autre se remarque dans l'histoire. Que Rome eût conservé un sentiment de jalousie pour la rivale qui lui avait enlevé l'Empire, il n'y a rien là d'invraisemblable. Cette mauvaise disposition ne pouvait que grandir de jour en jour, au milieu des luttes que les hérésies engagèrent bientôt entre elles. Constantinople a souvent recours à Rome. C'est de là qu'elle attend les décisions dogmatiques qui doivent apaiser les querelles; elle les implore. Libanius appelle Rome to xɛpaλatov ('), mais il ne peut croire que le siége de son évêque n'ait aussi son indépendance. Souvent mêlée sans résultat à des arbitrages, à des réconciliations qui n'aboutissent jamais à une paix durable, l'autorité romaine se prête à regret à de nouveaux appels. Les papes ont gardé un levain de défiance contre les fauteurs d'Arius. Ils voient sans cesse renaître de nouvelles difficultés, ils ne se rendent qu'avec hésitation arbitres entre les divers partis.

Nous en avons un exemple dans la vie de Saint Basile. Aux prises avec les semi-Ariens, il a recours à Rome. Damase, dit M. de Broglie (2),

(1) T. I, p. 448, cité par Beugnot, p. 226.

(2) T. I, p. 119.

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