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ger ne peut éviter dans une grande ville, il n'hésite pas à voir le parti pris de l'insulter: « L'Empereur commanda que le jour même, après midi, nonobstant mon indisposition, je le visse retourner en son palais ; et je me persuade qu'il l'ordonna afin que je fusse rencontré par des femmes qui étaient hors d'elles-mêmes, et qui frappant leur estomac avec leurs mains, et me regardant, criaient : « Qu'il est Qu'il est pauvre et misérable! » Je levai alors les yeux au ciel et fis une prière dans le secret de mon cœur, et pour vous qui étiez absents, et pour lui qui était présent, de laquelle je souhaiterais que vous et lui sentissiez bientôt l'effet. Je vous avoue que quand je le vis passer, j'eus fort grande envie de rire. Il était sur un cheval fort grand et fort fougueux, et me parut assez semblable aux poupées que les palefreniers attachent sur les poulains qu'ils laissent courir après leurs mères. "

Dans cet échange continuel d'altercations, au milieu des contrariétés qu'elles suscitent à Luitprand, on regrette qu'il ne lui reste que peu de temps et trop peu d'impartialité d'esprit pour étudier et rapporter les détails qui pouvaient intéresser l'histoire de la littérature à Constantinople. On ne trouve là-dessus que des indications insignifiantes. N'est-ce peut-être pas tout-à-fait la faute du diplomate. Il nous dit (') que, pendant un souper, Nicéphore fit lire à haute voix une homélie de Saint Jean Chrysostome, sur les actes des apôtres, ce qu'il n'avait point encore fait en présence de Luitprand.

En un autre endroit, il ajoute quelques détails sur les Oracles dont les Byzantins avaient une ample collection et auxquels ils ajoutaient la foi la plus superstitieuse (*). « Les Grecs et les Sarrasins, dit-il, ont des

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(1) Le président Cousin, t. II, page 302.

livres qu'ils appellent les visions de Daniel, et que j'appelle les livres des Sibylles. Ces livres-là, contiennent les années du règne de chaque empereur, les principaux événements de chaque règne, si ce sera un temps de paix, ou un temps de guerre, si l'état des affaires des Sarrasins sera bon ou mauvais. » Ces livres avaient prédit les victoires de Nicéphore sur les Arabes, ils annonçaient de grandes défaites pour l'empire après le règne de ce prince qui ne devait pas durer plus de sept ans, et aurait un successeur indigne de lui.

Un évêque nommé Hippolyte avait composé un livre de semblables prédictions touchant « votre empire et la fortune de votre nation », disait Luitprand à l'empereur Otton. Il dit que l'on verra en votre temps l'accomplissement de ces paroles de l'Ecriture: « Le lion et le lionceau extermineront l'âne sauvage, c'està-dire les Sarrasins. » Luitprand ne peut croire que le lion désigne l'empereur d'Orient et le lionceau le roi des Francs ou Français. Il dit à ses maîtres : « Le premier a de longs cheveux et de longues manches, il est vêtu d'une tunique et a une espèce de toile sur la tête. Il est fourbe, imposteur, cruel, superbe, avare, intéressé. Il se nourrit d'ail, d'oignons et de poireaux, et boit de l'eau aussi sale que celle qui a servi aux bains. Le second, au contraire, a les cheveux coupés avec beaucoup de propreté, un vêtement différent de celui des femmes et porte toujours un chapeau. Pour ce qui est de ses mœurs, il est sincère et véritable, agit toujours de bonne foi, sait user de clémence et de rigueur selon qu'il est à propos. Il n'est jamais avare, ni trop épargnant. Il ne vit point d'oignons et de poireaux, à dessein de vendre les animaux, au lieu de s'en nourrir. Ne recevez donc pas l'interprétation des Grecs; il est impossible que Nicéphore soit le lion et qu'Otton soit le lionceau. Le Parthe boira l'eau de la

Saône, et le Germain boira celle du Tigre avant que Nicéphore et Otton soient en parfaite intelligence.

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Nous avons parlé ailleurs des oracles de Léon et de la bonne foi aveugle que les Grecs avaient pour ces prédictions plus bizarres qu'intelligibles ('). On voit par la relation de Luitprand qu'il y avait dans l'Empire grec une classe d'hommes qui faisaient profession d'expliquer les anciennes et d'en faire de nouvelles. « Les mathématiciens, dit-il (2), assurent de vous et de Nicéphore la même chose que je viens de dire. Je me suis entretenu avec un homme qui fait profession d'astronomie, qui m'a fait un portrait très-fidèle de votre esprit et de vos mœurs, des mœurs et de l'esprit de l'empereur Otton, votre fils, et qui m'a rendu présent tout ce qui m'est jamais arrivé. Il n'y a eu aucun de mes amis ni de mes ennemis, touchant lequel je me sois avisé de l'interroger sans qu'il m'en ait fait une peinture fort naïve et fort ressemblante. Il m'a prédit toutes les disgrâces que j'ai essuyées dans le cours de mon voyage, mais que tout le reste de ce qu'il m'a dit se trouve faux, pourvu que ce qu'il m'a assuré touchant le traitement que vous feriez à Nicéphore, se trouve vrai, je serai alors très-satisfait, et oublierai toutes mes peines et mes fatigues.:

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Au lieu de toutes ces vaines paroles, nous serions bien plus reconnaissants à Luitprand s'il nous avait raconté les jeux scéniques par lesquels il nous dit que les Grecs célébraient le ravissement du prophète Elie au ciel : « Quo die leves græci raptionem Eliæ prophetæ ad coelos ludis scenicis celebrant. "

Tels étaient les sentiments qui animaient alors les Grecs contre les chrétiens d'Occident. Ils devinrent plus

(1) V. V'Annuaire de l'Association pour l'encouragement des études grecques, an. 1874.

(2) Page 318.

violents et plus haineux quand le pape Jean XIV intervint dans la négociation. Deux nonces envoyés par lui arrivèrent le jour de l'Assomption. Ils portaient une lettre où le pape engageait Nicéphore, empereur des Grecs, à contracter alliance et amitié avec son cher fils Otton, empereur des Romains. Ce fut l'occasion de la part des Grecs d'éclater en récriminations. "Le pape, dirent-ils, ne donne au grand empereur Nicéphore, qui est le seul empereur de tous les Romains que la qualité d'empereur des Grecs, et donne la qualité d'empereur des Romains à un misérable barbare. O ciel, ô terre, ô mer, que ferons-nous de ces scélérats qui se sont chargés de sa lettre? Ce sont des gens de basse naissance. Si nous les faisons mourir, nous souillerons nos mains en les trempant dans un sang aussi vil qu'est celui qui coule dans leurs veines. Ce sont de pauvres paysans trop honorés d'avoir des coups d'une

étrivière dorée. "

Ils ne ménageaient pas davantage le pape. « C'est, disaient-ils, un homme sans esprit et sans lumières, qui ne sait pas que le saint Empereur Constantin transféra à Constantinople l'Empire, le siége de l'Empire et la milice, et qu'il ne laissa dans Rome que des gens ou d'une infame naissance, ou d'une basse condition, des pêcheurs, des oiseleurs, des cuisiniers et des esclaves. "

Une si pénible ambassade devait avoir son terme. Luitprand finit par obtenir son congé. Il se vengea de toutes les mortifications auxquelles on l'avait soumis en écrivant sur la muraille de la désagréable maison qu'il avait occupée. «Il n'y a nulle assurance à la parole des Grecs, et ils ne la gardent que quand ils n'ont point d'intérêt à la violer. » Jusqu'au bout il conserva la mauvaise humeur et voici comment il résume ses tribulations «<Asinando, ambulando, equitando, jeju

nando, sitiendo, suspirando, flendo, gemendo, Naupactum veni. „

Il serait difficile, comme le dit Zambelios, de trouver ailleurs dans le moyen âge une expression plus vive et plus passionnée des sentiments qui séparaient alors l'Orient de l'Occident. Luitprand les a rendus dans sa relation avec une vérité des plus dramatiques. En face de Nicéphore dont les exploits ont pour objet de repousser les Arabes chaque jour plus menaçants, rien n'est plus singulier que cet évêque d'Occident rempli de préjugés, de colère, de raillerie, et pour tout dire d'un assez sot orgueil (').

Voilà bien, en effet, deux civilisations chrétiennes parfaitement opposées l'une à l'autre. On en verra sortir toutes les conséquences, lorsque les croisades mêleront ces peuples dans un antagonisme où le zèle religieux aura moins de puissance que ces antipathies de race.

On a pu remarquer que Zambelios accuse Luitprand de ne savoir que bégayer la langue de Platon et d'Athanase. Nous pensons, en effet, que l'évêque de Crémone ne possédait pas tous les secrets de l'hellénisme, mais il a semé dans sa relation quantité de mots grecs, plus que des mots, des phrases, des idiotismes, des débris d'anecdotes, qui sont pour nous d'un intérêt d'autant plus grand, qu'il ne manque pas d'écrire à côté de ses grécismes, la prononciation italienne de chacun d'eux.

(1) L'auteur que nous citons ne lui est pas favorable, et voici comment il le caracterise : 4 ὁ Λιουτπράνδος, εἴτε Ισπανὸς ὤν, εἴτε Ἰταλὸς, εἴτε ἄλλο τι, ὁ Λιουτπράνδος, ἔχων συνάμα καὶ τὸν ἐπισκοπικὸν χαρακτῆρα, καὶ τὴν ἀσχη μοσύνην τῆς ἡμιβαρβάρου κοινωνίας του, θεραπεύων τὸν Παπισμὸν, κολακεύων τοὺς Γερμάνους, περιθάλπων τῶν Ἰταλῶν τὰ πάθη, ὁ Λιουτπράνδος, ὅστις τὴν γλῶσ σαν ψελλίζων τοῦ Πλάτωνος καὶ τοῦ ̓Αθανασίου, τοὺς μὲν Γραικορωμαίους ἐξυβρί ζει, τοὺς δὲ Σάξωνας, καὶ Λογγοβάρδους, καὶ Φράγκους, καὶ Βουργουνδίους, καὶ ἄλλους τοιούτους λαοὺς ἐπαινεῖ οὗτος, λέγομεν, ἐκπροσωπεῖ τὴν Δύσιν κερματίζου μένην εἰς πολλὰς νηπιώδεις ἐθνότητας, ἐν εὐρωστίᾳ, καὶ τόλμῃ, καὶ θρασύτητι ἀναλιμένας ἐκ τοῦ καθαρτηρίου τοῦ μεσαιῶνος. » - Βυζαντιναί μελέται, p. 514.

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