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juge, aux mains de qui Jérôme était tombé, oublia sa colère, quand le malheureux eut fait ce serment en attestant le nom du Seigneur : « Seigneur, si jamais je garde les livres du siècle et si je les lis, je vous aurai renié. » Et après ce serment, dit Saint Jérôme, « je fus relâché. "

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Ces troubles de conscience, exprimés avec la violence propre au caractère de Saint Jérôme, étaient ceux d'une génération tout entière. Cependant, il faut noter une différence entre les hommes de l'Occident et ceux de l'Orient. Du côté des Grecs, l'accommodement était plus facile entre le présent et le passé, entre les poètes, les philosophes, les orateurs païens et les livres de l'église. On ne saurait citer un plus frappant exemple de cette conciliation littéraire que Saint Basile. Il n'a ni ces visions effrayantes, ni ces craintes cruelles. Il ne croit pas nécessaire de sacrifier à l'Evangile tout ce que l'esprit humain avait produit de noble, d'élevé, de salutaire. A quoi bon, en effet, condamner à l'oubli tant d'œuvres dignes d'estime, capables d'instruire les hommes et de les servir utilement? Saint Basile ne craint pas de recourir aux ornements de la parole; il n'y met pas un orgueil puéril; il s'en sert pour donner à la vérité une plus grande force, un coloris plus vif.Contre ceux qui réclament le divorce entre les lettres et la foi, il adresse un écrit aux écoliers de Césarée, pour leur apprendre quel profit il peuvent retirer de la lecture des poètes, quels dangers ils doivent éviter dans cette étude. Ils trouveront dans les écrits des anciens, des exemples de vertu faciles à comprendre et à imiter. Moïse s'est instruit à l'école des Egyptiens, Daniel a étudié la science des Chaldéens. N'est-il donc pas possible, à l'aide des enseignements du christianisme, de tirer des fables antiques tout ce qui peut être considéré comme le symbole d'une vérité évangélique, ou peut

aider à en donner la démonstration? Ne peut-on pas à l'aide des lumières de la foi, dégager le sens des fables? (')

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Jamais l'hellénisme n'a fait une plus étroite alliance avec la foi chrétienne. Qu'on en juge par ce passage: Prenez, par exemple, dans Homère, l'arrivée d'Ulysse chez les Phéaciens. Homère raconte qu'aussitôt que la princesse (Nausicaa) aperçut le naufragé qui était nu, elle rougit. Mais lui ne rougissait pas d'être vu dans cet état, et il avait raison, car la vertu lui tenait lieu de vêtement, et ainsi dépouillé, il sut tellement se faire respecter des Phéaciens, que chacun d'entre eux aurait voulu être Ulysse, même naufragé et sans secours. Que dira donc ici un véritable interprète du poète? Ne lui semble-t-il pas entendre Homère qui lui crie: homme ne songe qu'à la vertu ; car c'est la seule chose qui échappe au naufrage, et qui, même jetée toute nue sur la terre, peut se faire respecter des heureux de ce monde? » Commentaire ingénieux, image libre, naïve et charmante de l'esprit grec qui, sous les liens de la foi, conserve encore sa légèreté et sa grâce.

Tandis que Saint Basile par ses écrits, par ses préceptes, enseigne et recommande l'union des deux mondes dans l'interprétation chrétienne, même en Orient, des esprits moins souples qui croient être plus orthodoxes, blâment l'étude des chefs-d'œuvre profanes. Ils en craignent les séductions trop attrayantes. Tant de beautés, tant de recherches délicates les effrayent; ce sont, à leurs yeux, des douceurs décevantes qui éloignent de l'étude plus austère des livres saints, dont l'âpre langage ne peut soutenir la comparaison avec tant d'artifices si savamment combinés.

Un danger plus grand encore c'est d'entretenir dans les jeunes gens un vain amour de la subtilité et du rai–

(1) Πρὸς τοὺς νέους ὅπως ἂν ἐξ Ἑλληνικῶν ὠφελοῖντο λόγων.

sonnement. Si les fables antiques souillaient l'imagination par leurs tableaux impurs, Platon et Aristote inspiraient le goût des discussions ingénieuses. Que de périls se préparaient les écoliers de ces trop fameux philosophes. Plotin et Porphyre n'étaient-ils pas les fils de Platon; eux-mêmes n'avaient-ils pas été les précurseurs d'Arius? Que peut-on attendre du mélange devenu habituel de la science et de la fable grecques avec l'étude des écritures? Il y avait bien quelque chose de vrai dans ces reproches, et ces craintes n'étaient pas sans fondement. Privés de Platon et d'Aristote, les Grecs de Constantinople et d'Alexandrie n'auraient pas oublié leur naturel disputeur, pour demeurer des fidèles soumis à la plus rigoureuse orthodoxie. Ils auraient d'une autre manière, avec moins de bonheur et de succès, recommencé Platon et Aristote, Plotin et Porphyre. Cependant, les études païennes auxquelles ils étaient si vivement attachés leur donnaient plus d'élan, et augmentaient l'impétuosité du mouvement qui les portait vers l'hérésie, c'est-à-dire vers la libre recherche des problèmes scientifiques et religieux.

Comment ne pas s'épouvanter du spectacle qu'offraient les discussions toujours renaissantes sur les dogmes fondamentaux de la foi nouvelle? Alexandrie, Constantinople, enfantaient sans cesse quelque secte inconnue jusque-là. Arius avait semé une ivraie qui menaçait d'étouffer le bon grain. Les opinions se divisaient et se subdivisaient de manière à former autant de groupes tenaces. On les combattait, on croyait les avoir ou persuadées ou vaincues, elles reparaissaient tout-àcoup plus altières et plus inquiétantes. Ce n'étaient pas seulement des argumentations d'école, c'étaient des rixes, des rencontres, des séditions, où le sang coulait, où la violence du pouvoir impérial se mêlait à l'obstination des docteurs et des évêques. Il ne semblait plus

y avoir qu'un intérêt unique: la discussion des dogmes. On les agitait sur les places publiques, dans l'intérieur des maisons, dans les appartements des femmes, aux repas de famille, aux réunions des fêtes. Des dames, des petits-maîtres prenaient parti pour ou contre l'exactitude de telle doctrine ou la légitimité de tel évêque. On allait au sermon comme au théâtre, pour siffler ou applaudir; on en revenait en discourant sur le mérite oratoire et même la valeur théologique de ce qu'on avait entendu. L'éloquence des prédicateurs se ressentait du désir de plaire à de tels auditeurs : elle était devenue affectée, courant après les effets d'apparat et le bel esprit (1).

Pour arrêter cette maladie de bavardage théologique, Saint Grégoire de Naziance en vient à regretter la loi qui, chez les Hébreux, défendait aux jeunes gens la lecture des livres saints comme nuisible à des âmes encore faibles et mal assurées. Il en souhaiterait pour les chrétiens une pareille qui ne permît pas à tous de disputer à toute heure sur la foi, mais seulement à certaines personnes et en certains temps; qui défendît principalement cet exercice à ceux qui sont travaillés d'un désir insatiable de réputation, ou qui portent dans la piété plus de chaleur qu'il ne faudrait... « Quant à la multitude, il faut à tout prix l'éloigner de cette voie de disputes, et la guérir de cette maladie de bavardage qui règne aujourd'hui (2). ›

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Saint Grégoire de Nysse rend plus frappante encore cette intempérance de discussions religieuses. « Offrezvous, dit-il, une pièce d'argent à changer, on vous répond que le père diffère du fils en ce qu'il n'a point été engendré. Demandez-vous du pain, on vous assure

(') S. Grég. de Naz. Or. XXII, XXIII, XXVII, XXXVI; Carm. de Epis., v, 150-180, et passim, cité par M. de Broglie. L'Eglise et l'Emp. Rom. au IVe siècle, p. 381.

(2) S. Grég. de Naz. Or. XXXII, 32,

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que le père est plus grand que le fils. Vous informezvous si votre bain est assez chaud, vous devez vous contenter de savoir que le fils a été tiré du néant (1). Rome et l'Italie n'offraient pas le même spectacle. L'amour des disputes théologiques était loin d'y être aussi vive. La foi y agissait davantage, elle y raisonnait moins. Le peuple romain était consacré aux œuvres plutôt qu'aux dissertations. C'était le fond de son humeur. Il n'avait jamais beaucoup aimé la faconde grecque. Il s'était toujours défié de cette habileté de langue qui l'avait souvent déconcerté. Les mensonges de la Grèce, Græcia mendax, la souplesse de ses enfants prêts à tout faire, leurs industries souvent suspectes, leurs talents employés à flatter les riches, à s'insinuer auprès d'eux, leur avaient donné mauvaise réputation dans Rome. Cicéron avait eu bien de la peine à se faire excuser d'avoir étudié leur philosophie et d'en disserter d'après eux. Il n'y avait jamais pourtant oublié son caractère de Romain. En comptant parmi les sources de l'honnête, la prudence, c'est-à-dire les connaissances et les lumières de l'esprit, il avait aussitôt ajouté qu'il fallait craindre de se laisser aller à cet excès de curiosité qui détourne de l'action, qui porte à discuter des questions obscures et difficiles : « Alterum ut vitium, quod quidam nimis magnum studium multamque operam in res obscuras atque difficiles conferunt easdemque non necessarias... Virtutis enim laus omnis in actione consistit (2).

Ce n'est pas que Rome, à l'exemple de Constantinople, n'eût des discussions religieuses. Les grandes hérésies de l'Orient y faisaient sentir leurs contre-coups. Des sectes s'y réfugiaient, mais elles y vivaient obscures et méprisées. Les disciples de Montan, les Mani

(') S. Grég de Nysse, de deitate filii op. t. II, p. 466. De Broglie, t. II, p. 86. (2) De offic. lib. I, c. 6.

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