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forte, qu'entre les mains d'un prêtre, de l'abbé Suger, le pouvoir royal suivit la même route, conserva la même physionomie que lui avait imprimée Louis le Gros, sans contredit le chevalier le plus actif, le plus guerroyant de cette époque. Vous savez que Suger fut le principal conseiller de Louis VII, et que pendant la longue absence de ce prince, parti pour la terre sainte, ce fut Suger qui porta vraiment la couronne. Je vais mettre sous vos yeux quelques lettres écrites, soit par lui, soit à lui, et qui caractérisent son gouvernement. Vous y reconnaîtrez sans peine le développement de ce que vous venez de voir commencer sous Louis VI.

En 1148, pendant que le roi, de désastre en désastre, traversait l'Asie Mineure, les bourgeois de Beauvais adressent à Suger la lettre que voici :

Au seigneur Suger, par la grâce de Dieu, révérend abbé de Saint-Denis, les pairs de la commune de Beauvais, salut et respect comme à leur seigneur.

Nous en appelons à vous et nous plaignons à vous comme à notre seigneur, puisque nous avons été remis en vos mains et votre tutelle par le seigneur roi. Un certain homme, juré de notre commune, ayant entendu dire que deux chevaux qui lui avaient été enlevés pendant le carême, étaient à Levémont, s'y rendit le jeudi de la Résurrection du Seigneur pour les reprendre. Mais Galeran, seigneur de ladite ville, ne portant aucun respect à la résurrection du Seigneur, fit arrêter cet homme qui n'avait commis aucun délit, et le força de racheter sa liberté au prix de dix sous parisis, et ses chevaux au prix de cinquante. Comme cet homme est pauvre et doit à usure cette somme et beaucoup d'autres, nous supplions, au nom du Seigneur, votre sainteté de faire, par la grâce de Dieu et la vôtre, bonne justice de Galeran, pour qu'il rende à notre juré son argent, et désormais n'ose plus troubler quelqu'un qui Vous est confié. Salut (1).

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et vous sommons par le lien commun du même serment dont vous et moi sommes attachés au royaume, de vous trouver précède les Rogations. Nous avons convoqué pour le même près de nous à Soissons, avec vos suffragants, le dimanche qui temps et lieu les archevêques, les évêques et les principaux grands du royaume, afin que, selon notre fidélité et notre l'Église de Dieu, que nous portions chacun les fardeaux des serment,... nous pourvoyions avec prudence au royaume et à

autres et nous placious, comme un rempart pour la maison d'Israël, parce que si nous ne tenons pas fermement à l'État dont il est dit, la multitude des croyants n'avait qu'un cœur et qu'une âme, l'Eglise de Dieu sera en péril, et le royaume, divisé contre lui-même, livré à la désolation (2).

Et ce n'était pas en vain que Suger demandait l'appui des évêques; il se servait d'eux très-utilement pour exercer la surveillance royale et maintenir un peu d'ordre dans les provinces les plus éloignées. La lettre suivante que lui écrivait, en 1149, Geoffroi, archevêque de Bordeaux, est l'une de celles qui font le mieux connaître l'état du pays, et le mode d'intervention du pouvoir.

Geoffroi, archevêque de Bordeaux, à Suger.

A son révérend et très-cher en Christ, Suger, par la grâce de Dieu abbé de Saint-Denis, son frère Geoffroi, dit évêque de Bordeaux, avec le salut d'amour et de respect qu'il peut rendre dans le Seigneur.

Nous avions à vous communiquer l'état de notre pays, comme nous en étions convenus ensemble; mais nous avons retardé jusqu'à présent afin que, si quelque changement avait lieu, nous n'eussions à vous annoncer que des choses certaines et connues. Vous saurez d'abord que le jour de l'Assomption de la bienheureuse Marie, à Mansan, où s'étaient réunis l'archevêque d'Auch et presque tous les évêques et grands de la Gascogne, nous avons, en présence de tous, attaqué le vicomte du Gabardan, sur ce que les terres du seigneur roi étaient attaquées et dépouillées par lui et les siens, et sur ce

La commune de Beauvais se serait-elle adressée à qu'il assiégeait la cité de Dax, propriété du roi. Ensuite furent Louis le Gros en d'autres termes?

Voici une autre lettre. C'est Suger lui-même qui, en 1449, écrit à Samson, archevêque de Reims, pour réclamer son appui en faveur du pouvoir royal attaqué :

Au vénérable Samson, archevêque de Reims, par la grâce de Dieu, Suger, abbé du bienheureux Denis, salut et dilection.

Comme la gloire du corps du Christ, c'est-à-dire de l'Église de Dieu, consiste dans l'indissoluble union de la royauté et du sacerdoce, il est constant que qui sert l'un sert l'autre, car il est évident pour tous les sages que le pouvoir temporel existe par l'Église de Dieu, et que l'Église de Dieu profite par le pouvoir temporel; c'est pourquoi, voyant, pendant la longue absence du voyage de notre très-cher Louis, roi des Français, le royaume gravement agité par les égarements et les attaques des méchants, craignant qu'avec le royaume, l'Église ne soit encore plus gravement troublée, et ayant besoin sur-le-champ de faire quelque chose, nous vous invitons, vous supplions,...

(1) Lettres de et à Suger, dans le Recueil des Hist. de France, t. xv, p. 806.

lues devant tous et exposées par nous les lettres du seigneur pape, portant excommunication sur lui et sa terre, s'il ne se désistait d'inquiéter la terre du roi. Il parut très-dur à lui et aux siens d'entendre cette sentence, et que ces choses et d'autres plus dures encore fussent dites en public. Tout ne s'est pas passé suivant notre désir; cependant nous avons obtenu, non sans de grandes difficultés, qu'un jour serait assigné..., à la suite du colloque, où, selon l'avis du susdit archevêque et de nous, on s'occuperait de l'enquête que nous avions faite de la part du seigneur pape et du seigneur roi. Nous ne savons pas ce que ledit vicomte fera là-dessus, mais on dit qu'il ne soutiendra pas longtemps la sentence, si elle est exécutée à la rigueur. C'est pourquoi il serait nécessaire que le seigneur pape... ordonnât de nouveau d'exécuter dans toute sa rigueur la même sentence, ou une plus sévère, car il y a des gens qui tremblent et cependant ne se rendent pas à la voix d'un scul ordre. Nos autres grands semblent, par la grâce de Dieu, mieux disposés que de coutume au bien et à la paix du pays. Mais Martin, qui était chargé de la garde de la tour de Bordeaux, est entré récemment dans la voie de toute chair. Cette tour, telle que nous l'avons reçue de ce Martin, est entièrement dépourvue de munitions et de vivres, à ce que nous

(2) Histor. de France, t. xv, p. 844.

avons su avec certitude par ceux que nous avons envoyés la visiter;... Martin disait avoir dépensé fidèlement, pour fournir la tour et suppléer à ses besoins et à ceux des siens, les quatorze livres qui lui avaient été promises l'an dernier. Mais à présent qu'il est mort, ceux qui restent paraissent peu propres à cette garde... Puis donc que le gouvernement et le soin du royaume vous regardent, vous et le comte Raoul, que nous vous prions de saluer de notre part et d'instruire de tout ceci, qu'il soit de votre sollicitude et de la sienne... si vous voulez conserver la terre du roi, de vous occuper diligemment et sans retard, à cause de la nécessité pressante, de fournir la tour... de courageux et capables gardiens, avec un bon pourvoyeur et toutes les choses dont ils auront besoin. Quant aux officiers établis par le roi, en Aquitaine, et ceux qui leur sont préposés, le frère N., porteur de la présente, vous en dira ce qui est nécessaire, ainsi que pour plusieurs autres choses qu'il sait bien. Nous vous prions de l'en croire comme nous-même, car il est tel que vous le connaissez, disant la vérité et fidèle et dévoué, selon son pouvoir, à tout ce qui touche le roi. Vous nous répondrez par lui ce qu'il vous plaira (1).

Malgré ses efforts, Suger ne réussissait que trèsimparfaitement à maintenir un peu d'ordre et à défendre les domaines et les droits du roi. Aussi le pressait-il constamment de revenir. Il lui écrivait

entre autres en 1149:

Suger à Louis, roi des Français.

Les perturbateurs du repos public sont de retour, tandis qu'obligé de défendre vos sujets, vous demeurez comme captif dans une terre étrangère. A quoi pensez-vous, seigneur, de laisser ainsi à la merci des loups les brebis qui vous sont confiées?... Non, il ne vous est pas permis de vous tenir plus longtemps éloigné de nous. Nous supplions donc Votre Altesse, nous exhortons votre piété, nous interpellons la bonté de votre cœur, enfin, nous vous conjurons, par la foi qui lie réciproquement le prince et les sujets, de ne pas prolonger votre séjour en Syrie au delà des fêtes de Pâques, de peur qu'un plus long délai ne vous rende coupable aux yeux du Seigneur, de manquer au serment que vous avez fait en recevant la couronne... Vous avez lieu, je pense, d'être satisfait de notre conduite. Nous avons remis entre les mains des chevaliers du Temple l'argent que nous avions résolu de vous envoyer. Nous avons de plus remboursé au comte de Vermandois les trois mille livres qu'il nous avait prêtées pour votre service. Votre terre et vos hommes jouissent, quant à présent, d'une heureuse paix. Nous réservons pour votre retour les reliefs des

ficfs mouvants de vous, les tailles et les provisions de bouche que nous levons sur vos domaines. Vous trouverez vos maisons et vos palais en bon état par le soin que nous avons pris d'en faire les réparations. Me voilà présentement sur le déclin de l'age; mais j'ose dire que les occupations où je me suis engagé pour l'amour de Dieu, et par attachement pour votre personne, ont beaucoup avancé ma vieillesse. A l'égard de la reine votre épouse, je suis d'avis que vous dissimuliez le mécontentement qu'elle vous cause, jusqu'à ce que, rendu en vos Etats, vous puissiez tranquillement délibérer sur cela et sur d'autres objets (2).

Louis revint enfin, et, dans le cours de cette même année, de retour en Europe et en route vers la France, il écrivit à Suger:

(1) Histor. de France, t. IV, p. 513, (2) Ibid., p. 500.

Nous ne pouvons exprimer dans cet écrit avec quelle ardeur de cœur nous désirons la présence de votre dilection. Mais nous voulons vous faire connaître la cause de notre retard. Après avoir abordé en Calabre, nous y avons attendu trois jours la reine, qui n'avait pas encore abordé. Quand elle fut arrivée, nous dirigeàmes notre chemin vers Roger, roi de Pouille, qui nous retint trois jours. Au moment où nous le quittions, la reine tomba malade. Dès qu'elle fut convalescente, nous allâmes chez l'Apostolique, près de qui nous passâmes deux jours, et un à Rome. Et maintenant, nous hâtant de venir à vous sain et sauf, nous vous ordonnons de ne pas tarder à venir nous trouver en secret, un jour avant nos autres amis. Ayant entendu certains bruits sur notre royaume, et n'en connaissant pas la vérité, nous voulons savoir de vous comment nous devons nous comporter envers chacun. Que ceci soit si secret que nul autre que vous n'en ait connaissance (3).

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Nous supplions bien instamment l'Altesse de Votre Majesté royale, en qui nous avons toujours eu coutume de nous confier, de ne pas se jeter sans réflexion et sans le conseil de vos archevêques, de vos évêques et de vos grands, dans la guerre contre le duc d'Anjou, que vous avez fait duc de Normandie. Si vous l'attaquiez légèrement, vous ne pourriez ensuite ni vous retirer avec honneur, ni continuer sans grandes peines. Aussi, quoique vous ayez convoqué vos hommes pour cela, nous vous conseillons et vous prions, après avoir entendu leur conseil, d'attendre un peu jusqu'à ce que vous ayez recueilli l'avis de vos fidèles, savoir : de vos évêques et de vos grands, qui, selon le droit de la foi qu'ils doivent à vous et à la couronne vous aideront de toutes leurs forces à accomplir ce qu'ils vous auront conseillé (4).

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Vous le voyez, messieurs; soit que Suger écrive ou qu'on lui écrive, soit qu'il écrive au roi ou aux sujets, dans tous les documents, la royauté apparait sous le même aspect. Ce n'est plus évidemment ni la royauté impériale, telle que la voulait ressusciter Charlemagne, ni la royauté ecclésiastique, telle que l'auraient faite les prètres. C'est un pouvoir public, dont on ne connaît pas bien l'origine ni la portée, mais essentiellement distinct des pouvoirs féodaux, et appelé à les surveiller, à les contenir dans un intérêt public, à protéger contre eux les faibles; une sorte de juge de paix universel au milieu de la France, comme je le disais, si je ne me trompe, il y a deux ans. C'est par là, messieurs, par la naissance et le développement de ce fait, que les règnes de Louis le Gros et de Louis le Jeune font époque dans notre histoire politique. A partir de là,

(3) Histor. de France, t. xv, p. 518. (4) Ibid., p. 822.

la

royauté moderne, la royauté française existe vérita- | et comment il se servit du nouvel instrument que blement, et joue, au milieu de notre société, le rôle lui avaient légué ses prédécesseurs, je veux dire la qui lui a longtemps appartenu. royauté, pour aller bien plus loin, et refaire ce que ses prédécesseurs ne lui avaient point légué, le

Nous verrons, dans notre prochaine réunion, ce qu'elle devint sous le règne de Philippe-Auguste, royaume.

QUARANTE-TROISIÈME LEÇON.

-

État et caractères divers de la royauté à l'avénement de Philippe-Auguste. - État du royaume sous le rapport territorial. Des possessions des rois d'Angleterre en France. Relations de Philippe-Auguste avec Henri II, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre. Acquisitions territoriales de Philippe-Auguste. Prévôtés du roi. Progrès du pouvoir monarchique. - Efforts de Philippe-Auguste pour rallier autour de lui les grands vassaux et s'en faire un moyen de gouvernement. — Il s'applique en même temps à placer la royauté en dehors de la féodalité. La couronne s'affranchit de l'empire du clergé. – Travaux législatifs de Philippe-Auguste. - Ses soins en faveur de la civilisation matérielle et morale. Effet de son règne sur l'esprit des peuples. — La royauté devient nationale. - Manifestation de ce résultat, après la bataille de Bovines et au sacre de Louis VIII.

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MESSIEURS,

J'ai décrit l'état de la royauté de Hugues Capet à Louis le Gros, les causes qui la plongèrent d'abord et la retinrent ensuite dans une apathie et une insignifiance réelles, quoiqu'on les ait exagérées; puis sa renaissance au commencement du x1° siècle, entre les mains de Louis le Gros.

J'ai à vous entretenir aujourd'hui de ce qu'elle devint sous le règne de Philippe-Auguste. Mais je veux bien constater d'abord le point où nous sommes arrivés, ce qu'était effectivement la royauté à l'avénement de ce prince, et décrire avec quelque détail son nouveau caractère.

Le premier de ses traits, et je vous l'ai déjà fait remarquer, c'était d'être un pouvoir étranger au régime féodal, distinct de la suzeraineté, sans rapport avec la propriété territoriale; un pouvoir sui generis, placé hors de la hiérarchie des pouvoirs féodaux, vraiment et purement politique, sans autre titre, sans autre mission que le gouvernement.

Ce pouvoir était en même temps regardé comme supérieur aux pouvoirs féodaux, supérieur à la suzeraineté. Le roi était, à ce titre, placé au-dessus de tous les suzerains.

De plus, la royauté était un pouvoir unique et général. Il y avait mille suzerains en France, un geul roi. Et non-seulement la royauté était unique,

GUIZOT.

mais elle avait droit sur toute la France. Ce droit était vague et très-peu actif dans la pratique. L'unité politique de la royauté française n'était pas plus réelle que l'unité nationale de la France. Cependant l'une et l'autre n'étaient pas non plus tout à fait vaines. Les habitants de la Provence, du Languedoc, de l'Aquitaine, de la Normandie, du Maine, etc., avaient, il est vrai, des noms spéciaux, des lois, des destinées spéciales; c'étaient, sous les noms d'Angevins, Manceaux, Normands, Provençaux, autant de petits peuples, de petits États distincts et souvent ennemis. Cependant, au-dessus de tous ces territoires divers, de toutes ces petites nations, planait encore un seul et même nom, une idée générale, l'idée d'une nation appelée les Français, d'une patrie commune, dite la France. Malgré la force des distinctions locales, malgré la variété, l'opposition même des intérêts et des mœurs, jamais l'idée de l'unité nationale n'a complétement disparu parmi nous on la voit apparaître au milieu de la plus grande puissance du régime féodal, obscure sans doute, faible, presque étrangère aux événements, aux réalités de la vie, toujours présente cependant, toujours en possession de quelque empire.

Telle était aussi, messieurs, l'idée de l'unité politique; tel l'état de la royauté, considérée comme pouvoir central et général. Quand on a tout dit sur sa faiblesse, sur l'indépendance des souverains lo

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caux, il faut encore revenir à elle et reconnaître que pourtant elle subsistait. De même qu'en dépit de la variété des noms et des destinées, il y a toujours eu un pays appelé la France, un peuple nommé les Français, de même il y a toujours eu un pouvoir dit la royauté française, un souverain appelé le roi des Français ; souverain fort éloigné, à coup sûr, de gouverner tout le territoire qu'on appelait son royaume, sans action sur la plus grande partie de la population qui l'habitait; nulle part étranger cependant, et dont le nom était inscrit en tête des actes des souverains locaux, comme le nom d'un supérieur auquel ils devaient certaines marques de déférence, qui possédait sur eux certains droits.

point de limites connues, définies, écrites, je ne dis pas dans les lois, mais même dans les coutumes. Tantôt elle exerçait un pouvoir qui, par la hauteur de son langage et la portée de son action, ressemblait assez au pouvoir absolu; tantôt elle était, non-seulement limitée et réprimée en fait, mais elle-même reconnaissait des limites, s'arrêtait devant d'autres pouvoirs. Elle était, en un mot, dans son origine et dans sa nature, essentiellement indéfinie, flexible, capable de se resserrer et de s'étendre, de s'adapter aux circonstances les plus diverses, de jouer les rôles les plus différents; ancienne de nom, jeune de fait, et placée évidemment à l'entrée d'une vaste carrière, sans que personne en mesurât l'étendue.

Tel était, messieurs, si je ne m'abuse, le véritable état de la royauté française, quand Philippe-Auguste la recueillit. Il y avait là, vous le voyez, beaucoup d'éléments de force, mais d'une force lointaine, cachée. C'est surtout dans l'ordre moral, et quand on s'applique à pressentir ses futures destinées, que la royauté, dès cette époque, apparaît déjà grande et puissante. Si nous nous renfermons dans les faits matériels, extérieurs, si nous cherchons dans le present seul, au x siècle, la mesure de la royauté française, nous la trouverons singulièrement faible et restreinte, soit pour la portée, soit pour l'efficacité de son pouvoir. Les États proprement dits de Louis le Gros ne comprenaient guère, sauf l'inexactitude des circonscriptions, que cinq de nos départements actuels, savoir: les départements de la Seine, Seine

La portée politique, la valeur générale de la royauté, pour ainsi dire, à cette époque, n'allait pas plus loin; mais elle allait jusque-là, et nul autre pouvoir ne participait à ce caractère d'universalité. La royauté seule en avait aussi un autre qui n'est pas moins important à constater. C'était un pouvoir qui, dans son origine ni dans sa nature, n'était bien défini et clairement limité. Personne alors n'eût pu assigner à la royauté une origine spéciale et précise. Elle n'était ni purement héréditaire, ni purement élective, ni considérée comme uniquement d'institution divine. Ce n'était pas le sacre, l'onction ecclésiastique, ni la filiation, l'hérédité qui conféraient exclusivement le caractère royal. Il y fallait l'une et l'autre condition, l'un et l'autre fait; et d'autres conditions, d'autres faits venaient encore s'y associer. Je vous ai lu le procès-verbal du sacre de Phi-et-Oise, Seine-et-Marne, Oise et Loiret. Et dans ce lippe I, et vous y avez reconnu des traces évidentes d'élection; les assistants, grands vassaux, chevaliers, peuple, exprimaient leur consentement; ils disaient « Nous acceptons, nous consentons, nous >> voulons. » Les principes les plus divers, en un mot, des principes considérés en général comme contradictoires, se réunissaient autour du berceau de la royauté. Tous les autres pouvoirs avaient une origine simple, précise; on pouvait en indiquer le mode et la date;'on savait que la suzeraineté féodale dérivait de la conquête, de la concession du chef à ses compagnons, de la propriété territoriale; on remontait aisément et positivement à sa source. La source de la royauté était lointaine, diverse; nul ne savait bien où la fixer.

Il en était de même de sa nature; elle n'était pas plus claire, plus déterminée que son origine. Elle n'était point absolue : si la royauté, à cette époque, avait prétendu au pouvoir absolu, mille faits, mille voix se seraient élevés pour la démentir. Aussi n'y prétendait-elle point; aussi ne revendiquait-elle point avec éclat les traditions de l'empire romain et les maximes de l'Eglise. Cependant, elle n'avait

petit territoire, pour exercer quelque autorité, le roi de France avait sans cesse à lutter à main armée contre les comtes de Chaumont, de Clermont, les seigneurs de Montlhéry, de Montfort-l'Amaury, de Montmorency, de Coucy, du Puiset, et une foule d'autres, toujours en disposition et presque toujours en état de ne lui point obéir. Un moment, et pendant que Louis VI régnait encore, le territoire de la royauté reçut une grande extension. Le mariage de son fils avec Éléonore d'Aquitaine ajouta au royaume de France la Touraine, le Poitou, la Saintonge, l'Angoumois, l'Aquitaine, c'est-à-dire presque tout le pays compris entre la Loire et l'Adour, jusqu'aux frontières des Pyrénées. Mais vous savez comment ce territoire fut perdu, comment le divorce de Louis VII et d'Éléonore le fit passer entre les mains de Henri II, roi d'Angleterre. A l'avénement de Philippe-Auguste, le royaume de France était donc rentré dans les limites qui le contenaient sous Louis le Gros; et à peine Philippe était-il roi, que les mêmes résistances, les mêmes coalitions de vassaux, qui avaient tant exercé l'activité et la persévérance de son grand-père, recommencèrent à éclater. Il

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était faible et peu en état de les réprimer; aussi dit- | essaya de l'entamer. Il y eut, tant qu'il vécut, peu de changement dans les relations territoriales des deux États.

il dès lors, selon une vieille chronique :

Jaçoit ce chose ( quelque chose) que il facent orendroit, lor forces et lor grang outraiges et grant vilenies, si me les convient à souffrir. Se à Dieu plest, ils affoibliront et envieilliront; et je croistrai, se Dieu plest, en force et en povoir. Si en serai en tores (à mon tour) vengié à mon talent (1) (selon mon désir).

Mais après la mort de Henri II, Philippe eut affaire à ses deux fils, Richard Coeur de Lion et Jean sans Terre. Richard était, vous le savez, le type des mœurs et des passions de son temps. En lui éclataient, dans toute son énergie, cette soif de mouvement, d'action, ce besoin de déployer son individua

non-seulement du bien-être et des droits de ses sujets, mais de sa propre sûreté, de son propre pou

Ce sont là les premières paroles que l'histoire at-lité, de faire sa volonté toujours, partout, au risque tribue à Philippe-Auguste on y voit à la fois et sa faiblesse et l'envie qu'il avait d'en sortir. Il en sortit en effet, et le royaume et la royauté étaient, à savoir, de sa couronne même. Richard Cœur de Lion mort, tout autres qu'à son avénement.

est, sans nul doute, le roi féodal par excellence, c'est-à-dire le plus hardi, le plus inconsidéré, le plus passionné, le plus brutal, le plus héroïque aventurier du moyen âge. Philippe-Auguste devait lutter avec grand profit contre un tel homme. Philippe était d'un sens rassis, patient, persévérant, peu touché de l'esprit d'aventure, plus ambitieux qu'ardent, capable de longs desseins, et assez indif

Je ne puis songer à vous raconter ici son règne; mais je me hâte de vous en indiquer le vrai, le grand caractère. Il l'employa tout entier d'abord à refaire le royaume, ensuite à mettre la royauté de fait au | niveau de la royauté de droit; à faire en sorte que sa situation extérieure, réelle, fût en harmonie avec les idées déjà répandues et accréditées sur sa nature. Comme puissance morale et dans la pensée com-férent dans l'emploi des moyens. Il ne fit point, sur mune du temps, la royauté avait déjà reconquis, sous Louis le Gros et Louis le Jeune, beaucoup de grandeur et de force; mais la grandeur, la force matérielle lui manquaient. Philippe-Auguste s'appliqua sans relâche à les lui donner.

le roi Richard, ces grandes et définitives conquêtes qui devaient rendre à la France la meilleure partie de la dot d'Éléonore d'Aquitaine; mais il les prépara par une multitude de petites acquisitions, de petites victoires, et en s'assurant de plus en plus la supériorité sur son rival.

A Richard succéda Jean sans Terre, poltron et insolent, fourbe et étourdi, colère, débauché, paresseux, vrai valet de comédie, avec la prétention d'être le plus despote des rois. Philippe avait sur lui, encore plus que sur son frère Richard, d'immenses avantages. Il s'en prévalut si bien qu'après six années de lutte, de 1199 à 1205, il enleva à Jean la plus grande partie de ce qu'il possédait en France, savoir:

A en juger par l'état où il trouvait les choses, la tâche devait être longue et rude. Non-seulement la royauté dont il héritait était resserrée dans un fort petit territoire, et combattue, dans ce territoire même, par de jaloux vassaux; mais, dès qu'il voulait sortir de ses États proprement dits, dès qu'il essayait d'en reculer les limites, il rencontrait un voisin bien plus puissant que lui, le roi d'Angleterre, Henri II, en possession de toute cette dot d'Éléonore d'Aquitaine, que Louis le Jeune avait perdue, c'est-la Normandie, l'Anjou, le Maine, le Poitou, la Touà-dire maître de presque toute la France occidentale, depuis la Manche jusqu'aux Pyrénées, et par conséquent très-supérieur en force au roi de France, quoique son vassal.

raine. Philippe se fût probablement passé de procédure légale pour faire sanctionner ces conquêtes, mais Jean lui en fournit un merveilleux prétexte. Le 3 avril 1203, il assassina de sa propre main, dans la tour de Rouen, son neveu Arthur, duc de Bretagne, et, à ce titre, vassal de Philippe-Auguste, auquel il venait de prêter hommage. Philippe fit sommer Jean, comme son vassal, devant la cour des barons de France, ses pairs, pour se justifier de cet acte. Nous avons, dans l'historien anglais Matthieu Pâris, un récit assez circonstancié de ce qui se passa à cette occasion; récit un peu confus, il est vrai, car c'est en parlant des réclamations portées plus tard à la cour de Rome contre cette condamnation du roi Jean, que l'historien la raconte; et il mêle les faits anciens à la discussion soutenue à ce sujet, devant (1) Chron, inéd., dans l'Art de vérifier les dates, t. 1er, p. 578, éd. in-fol. | le pape, par les envoyés de France et d'Angleterre

Ce fut donc contre ce vassal et ses possessions que se dirigèrent les efforts de Philippe-Auguste. Tant que Henri II vécut, ils eurent peu de succès, et ne furent même tentés que timidement. Henri, prince habile, énergique, obstiné, redouté à la fois comme guerrier et comme politique, avait sur Philippe tous les avantages de la position et de l'expérience. Il en usa sagement, garda habituellement, avec son jeune suzerain, une attitude pacifique, et déjoua la plupart des tentatives sourdes, ou des expéditions à main armée, par lesquelles Philippe

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