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forme. Les éléments même les plus étrangers à ce | de la société, des changements matériels introduits système, l'Église, les communes, la royauté, furent contraints de s'y accommoder; les églises devinrent suzeraines et vassales, les villes eurent des seigneurs et des vassaux, la royauté se cacha sous la suzeraineté. Toutes choses furent données en fief; non-seulement les terres, mais certains droits, le droit de coupe dans les forêts, le droit de pêche; les églises donnèrent en fief leur casuel, les revenus des baptêmes, des relevailles des femmes en couche. On donna en fief de l'eau, de l'argent. De même que tous les éléments généraux de la société entraient dans le cadre féodal, de même les moindres détails, les moindres faits de la vie commune devenaient matière de féodalité.

dans la manière d'être et de vivre des hommes, par un fait nouveau, par une révolution, par un nouvel état social. On n'en a pas toujours assez tenu compte; on ne s'est pas assez demandé quelles modifications ces grandes crises du monde apportaient dans l'existence matérielle des hommes, dans le côté matériel de leurs relations. Ces modifications ont, sur l'ensemble de la société, plus d'influence qu'on ne le croit. Qui ne sait combien on a étudié la question de l'influence des climats, et toute l'importance qu'y a attachée Montesquieu? Si l'on considère l'influence directe du climat sur les hommes, peut-être n'est-elle pas aussi étendue qu'on l'a supposé; elle est du moins d'une appréciation vague et En voyant la forme féodale prendre ainsi posses- difficile. Mais l'influence indirecte du climat, ce qui sion de toutes choses, on est tenté de croire, au résulte, par exemple, de ce fait que, dans un pays premier moment, que le principe essentiel, vital, chaud, les hommes vivent en plein air, tandis que, de la féodalité, prévaut aussi partout. Ce serait, dans les pays froids, ils s'enferment dans l'intérieur messieurs, une grande erreur. Tout en empruntant des habitations, qu'ils se nourrissent ici d'une mala forme féodale, les institutions, les éléments de la nière, là d'une autre, ce sont là des faits d'une société qui n'étaient pas analogues au régime féodal, extrême importance, et qui, par le simple changene renonçaient pas à leur nature, à leur principement de la vie matérielle, agissent puissamment sur propre. L'Église féodale ne cessa pas d'être animée, la civilisation. Toute grande révolution amène dans gouvernée au fond par le principe théocratique; et l'état social des modifications de ce genre, et dont pour le faire prévaloir, elle essayait sans cesse, de il faut tenir grand compte. concert tantôt avec le pouvoir royal, tantôt avec le pape, tantôt avec le peuple, de détruire ce régime, dont elle portait pour ainsi dire la livrée. Il en fut de même de la royauté et des communes dans l'une, le principe monarchique; dans les autres, le principe démocratique continuèrent au fond de dominer. Malgré leur accoutrement féodal, ces éléments divers de la société européenne travaillaient constamment à se délivrer d'une forme étrangère à leur vraie nature, et à prendre celle qui correspon-à de grandes distances les uns des autres. Vous endait à leur principe propre et vital.

Après avoir constaté l'universalité de la forme féodale, il faut donc se bien garder d'en conclure l'universalité du principe féodal, et d'étudier indifféremment la féodalité partout où on en rencontre la physionomie. Pour bien connaître et comprendre ce régime, pour démêler et juger ses effets quant à la civilisation moderne, il faut le chercher là où le principe et la forme sont en harmonie; il faut l'étudier dans la hiérarchie des possesseurs laïques de fiefs, dans l'association des conquérants du territoire européen. Là réside vraiment la société féodale; c'est là que nous allons entrer.

Je parlais tout à l'heure de l'importance des questions morales, et de la nécessité de n'en éluder aucune. Il y a un autre ordre de considérations, tout opposé à celui-là, et qu'on a en général trop négligé; je veux parler de la condition matérielle

L'établissement du régime féodal en produisit une dont la gravité ne saurait être méconnue; il changea la distribution de la population sur la face du territoire. Jusque-là les maîtres du territoire, la population souveraine, vivaient réunis en masses d'hommes plus ou moins nombreuses, soit sédentaires dans l'intérieur des villes, soit errant par bandes dans le pays. Par la féodalité, ces mêmes hommes vécurent isolés, chacun dans son habitation,

trevoyez à l'instant quelle influence ce changement dut exercer sur le caractère et le cours de la civilisation. La prépondérance sociale, le gouvernement de la société passa tout à coup des villes aux campagnes; la propriété privée dut prendre le pas sur la propriété publique, la vie privée sur la vie publique. Tel fut le premier effet, un effet purement niatériel, du triomphe de la société féodale. Plus nous y pénétrerons, plus les conséquences de ce seul fait se dévoileront à nos yeux.

Examinons cette société en elle-même, et voyons quel rôle elle a dû jouer dans l'histoire de la civilisation. Prenons d'abord la féodalité dans son élément le plus simple, dans son élément primitif, fondamental; considérons un seul possesseur de fief dans son domaine; voyons ce que sera, ce que doit faire, de tous ceux qui la composent, la petite société qui se forme autour de lui.

Il s'établit dans un lieu isolé, élevé, qu'il prend | était en outre membre d'une corporation qui vivait soin de rendre sûr, fort; il y construit ce qu'il ap- réunie dans un même lieu, membre du sénat; enpellera son château. Avec qui s'y établit-il? Avec core une importance qui lui venait du dehors, de sa femme, ses enfants; peut-être quelques hommes sa corporation, une importance reçue, empruntée. libres qui ne sont pas devenus propriétaires, se sont La grandeur des aristocrates anciens, associée à un attachés à sa personne, et continuent à vivre avec caractère religieux et politique, appartenait à la lui, à sa table. C'est là ce qui habite dans l'intérieur situation, à la corporation en général, plutôt qu'à du château. Tout autour, au pied, se groupe une l'individu. Celle du possesseur de fief est purement petite population de colons, de serfs qui cultivent individuelle; il ne tient rien de personne; tous les domaines du possesseur du fief. Au milieu de ses droits, tout son pouvoir lui viennent de lui cette population inférieure, la religion vient planter seul. Il n'est point magistrat religieux; il ne fait une église; elle y amène un prêtre. D'ordinaire, point partie d'un sénat; c'est dans sa personne, dans les premiers temps du régime féodal, ce prêtre dans son individu que toute son importance réside; est à la fois le chapelain du château et le curé du tout ce qu'il est, il l'est par lui-même, en son provillage; un jour les deux caractères se sépareront; pre nom. Quelle influence ne doit pas exercer une le village aura son curé qui y habitera, à côté de son telle situation sur celui qui l'occupe! Quelle fierté église. Voilà la société féodale élémentaire, la mo- individuelle, quel prodigieux orgueil, tranchons lécule féodale, pour ainsi dire. C'est cet élément le mot, quelle insolence, doivent naître dans son que nous avons d'abord à examiner; nous lui ferons âme! Au-dessus de lui, point de supérieur dont il la double question qu'il faut adresser à tous les soit le représentant et l'interprète; auprès de lui, faits : qu'en a-t-il dû résulter pour le développe- point d'égaux; nulle loi puissante et commune qui ment 1° de l'homme même, 2o de la société? pèse sur lui; nul empire extérieur qui ait action sur sa volonté; il ne connaît de frein que les limites de sa force et la présence du danger. Tel est, sur le caractère de l'homme, le résultat moral de la situation.

Nous avons bien le droit d'adresser, à la petite société que je viens de décrire, cette double question, et d'ajouter foi à ses réponses, car elle est le type, l'image fidèle de la société féodale dans son ensemble. Le seigneur, le peuple de ses domaines, et le prêtre, telle est, en grand comme en petit, la féodalité, quand on en a séparé la royauté et les villes, éléments distincts et étrangers.

Le premier fait qui me frappe en considérant cette petite société, c'est la prodigieuse importance que doit prendre le possesseur du fief, à ses propres yeux et aux yeux de ceux qui l'entourent. Le sentiment de la personnalité, de la liberté individuelle, était le sentiment dominant dans la vie barbare. Il s'agit ici de tout autre chose; ce n'est plus seulement la liberté de l'homme, du guerrier; c'est l'importance du propriétaire, du chef de famille, du maître. De cette situation doit naître une impression de supériorité immense; supériorité toute particulière, et bien différente de ce qui se rencontre dans le cours des autres civilisations. J'en vais donner la preuve. Je prends dans le monde ancien une grande situation aristocratique, un patricien romain, par exemple: comme le seigneur féodal, le patricien romain était chef de famille, maître, supérieur. Il était de plus magistrat religieux, pontife dans l'intérieur de sa famille. Or, l'importance du magistrat religieux lui vient du dehors; ce n'est pas une importance purement personnelle, individuelle; il la reçoit d'en haut; il est le délégué de la Divinité, l'interprète des croyances religieuses qui s'y rattachent. Le patricien romain

Je passe à une seconde conséquence, grave aussi, et trop peu remarquée, le tour particulier de l'esprit de famille féodal.

Jetons un coup d'œil sur les divers systèmes de famille; prenons d'abord la famille patriarcale, dont la Bible et les monuments orientaux offrent le modèle. Elle est très-nombreuse; c'est la tribu. Le chef, le patriarche, y vit en commun avec ses enfants, ses proches, les diverses générations qui se sont réunies autour de lui, toute sa parenté, ses serviteurs; et non-seulement il vit avec eux tous, mais il a les mêmes intérêts, les mêmes occupations; il mène la même vie. N'est-ce pas là la situation d'Abraham, des patriarches, des chefs de tribus arabes qui reproduisent encore l'image de la vie patriarcale?

Un autre système de famille se présente, le clan, petite société dont il faut chercher le type en Écosse, en Irlande, et par laquelle probablement une grande portion du monde européen a passé. Ceci n'est plus la famille patriarcale. Il y a une grande diversité de situation entre le chef et le reste de la population; il ne mène point la même vie; la plupart cultivent et servent; lui, il est oisif et guerrier. Mais leur origine est commune; ils portent tous le même nom; des rapports de parenté, d'anciennes traditions, les mêmes souvenirs, des affections pareilles établissent entre tous les membres du clan un lien moral, une sorte d'égalité.

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pureté primitive et ineffaçable des mœurs germaines dans les rapports des deux sexes. Pures chimères! Des phrases pareilles à celles de Tacite, des sentiments, des usages analogues à ceux des anciens Germains, se rencontrent dans les récits d'une foule d'observateurs des peuples sauvages ou barbares. Il n'y a rien là de primitif, rien de propre à une certaine race. C'est dans les effets d'une situation sociale fortement déterminée, c'est dans les progrès, dans la prépondérance des mœurs domestiques que l'importance des femmes en Europe a pris sa source, et la prépondérance des mœurs domestiques est devenue, de très-bonne heure, un caractère essentiel du régime féodal.

Un second fait, nouvelle preuve de l'empire de l'existence domestique, caractérise également la famille féodale, c'est l'esprit d'hérédité, de perpétuité qui y domine évidemment. L'esprit d'hérédité est inhérent à l'esprit de famille; mais il n'a pris nulle part un aussi grand développement que dans la féodalité. Cela tient à la nature de la propriété à laquelle la famille était incorporée. Le fief n'était pas une propriété comme une autre; il avait constamment besoin d'un possesseur qui le défendît, qui le servit, qui s'acquittât des obligations inhérentes au domaine, et le maintint ainsi à son rang dans l'association générale des maîtres du pays. De là, une sorte d'identification entre le possesseur actuel du fief et le fief même, et toute la série de ses possesseurs futurs.

Voilà les deux principaux types de la société de famille que présente l'histoire. Est-ce là, je vous le demande, la famille féodale? Évidemment non. Il semble, au premier moment, qu'elle ait quelque rapport avec le clan; mais la différence est bien plus grande. La population qui entoure le possesseur du fief lui est parfaitement étrangère; elle ne porte pas son nom; il n'y a, entre elle et lui, point de parenté, point de lien historique ni moral. Ce n'est pas non plus la famille patriarcale. Le possesseur du fief ne mène pas la même vie, ne se livre point aux mêmes travaux que ceux qui l'entourent; il est oisif et guerrier, tandis que les autres sont laboureurs. La famille féodale n'est pas nombreuse; ce n'est point la tribu; elle se réduit à la famille proprement dite, à la femme, aux enfants; elle vit séparée du reste de la population, dans l'intérieur du château. Les colons, les serfs, n'en font point partie; l'origine est diverse, l'inégalité de condition prodigieuse. Cinq ou six individus, dans une situation à la fois supérieure et étrangère, voilà la famille féodale. Elle doit évidemment revêtir un caractère particulier. Elle est étroite, concentrée, sans cesse appelée à se défendre, à se méfier, à s'isoler du moins, même de ses serviteurs. La vie intérieure, les mœurs domestiques y prendront, à coup sûr, une grande prépondérance. Je sais que la brutalité des passions, l'habitude du chef de passer son temps à la guerre ou à la chasse, apporteront au développement des mœurs domestiques un assez grand obstacle. Mais cet obstacle sera vaincu; il faudra bien que le chef revienne habituellement chez lui; il y retrouvera toujours sa femme, ses enfants et eux presque seuls; seuls, ils seront en société perma- Je sors maintenant de la demeure seigneuriale; nente; seuls, ils partageront toujours ses intérêts, je descends au milieu de cette petite population qui sa destinée. Il est impossible que l'existence domes- l'entoure. Ici toutes choses ont un autre aspect. La tique n'acquière pas un grand empire. Les preuves nature de l'homme est si bonne, si féconde, que, abondent. N'est-ce pas dans le sein de la famille lorsqu'une situation sociale dure quelque temps, il féodale que l'importance des femmes s'est enfin dé- s'établit inévitablement entre ceux qu'elle rapproveloppée? Dans toutes les sociétés anciennes, je ne che, et quelles que soient les conditions du rapproparle pas de celles où l'esprit de famille n'exis- chement, un certain lien moral des sentiments de tait pas, mais dans celles-là même où il était puis- protection, de bienveillance, d'affection. Ainsi il sant, dans la vie patriarcale, par exemple, les est arrivé dans la féodalité. Nul doute qu'au bout femmes ne tenaient pas à beaucoup près la place d'un certain temps, ne se soient formées, entre les qu'elles ont acquise en Europe sous le régime féo- colons et le possesseur de fief, quelques relations dal. C'est au développement, à la prépondérance morales, quelques habitudes affectueuses. Mais cela nécessaire des mœurs domestiques dans la féoda- est arrivé en dépit de leur situation réciproque, et lité, qu'elles ont dû surtout ce changement, ce nullement par son influence. Considérée en elleprogrès de leur situation. On en a voulu chercher même, la situation était radicalement vicieuse. Rien la cause dans les mœurs particulières des anciens de moralement commun entre le possesseur du fief Germains, dans un respect national qu'au milieu et les colons; ils font partie de son domaine; ils sont des forêts ils portaient, a-t-on dit, aux femmes. sa propriété; et sous ce mot de propriété sont comSur une phrase de Tacite, le patriotisme germa- pris tous les droits que nous appelons aujourd'hui nique a élevé je ne sais quelle supériorité, quelle | droits de souveraineté publique, aussi bien que les

Cette circonstance a beaucoup contribué à fortifier, à resserrer les liens de la famille, déjà si puissants par la nature de la famille féodale.

droits de propriété privée, le droit de donner des lois, de taxer, de punir, comme celui de disposer et de vendre. Il n'y a, entre le seigneur et les cultivateurs de ses domaines, autant du moins que cela peut se dire toutes les fois que des hommes sont en présence, point de droits, point de garanties, point de société.

De là, je crois, cette haine vraiment prodigieuse, invincible, que le peuple des campagnes a portée de tout temps au régime féodal, à ses souvenirs, à son nom. Il n'est pas sans exemple que les hommes aient subi de pesants despotismes et s'y soient accoutumés, bien plus, qu'ils les aient acceptés. Le despotisme théocratique, le despotisme monarchique ont plus d'une fois obtenu l'aveu, presque l'affection de la population qui les subissait. Le despotisme féodal a toujours été repoussé, odieux; il a pesé sur les destinées, sans jamais régner sur les âmes. C'est que, dans la théocratie, dans la monarchie, le pouvoir s'exerce en vertu de certaines croyances communes au maître et aux sujets; il est le représentant, le ministre d'un autre pouvoir, supérieur à tous les pouvoirs humains; il parle et agit au nom de la Divinité ou d'une idée générale, point au nom de l'homme lui-même, de l'homme seul. Le despotisme féodal est tout autre; c'est le pouvoir de l'individu sur l'individu, la domination de la volonté personnelle et capricieuse d'un homme. C'est là peut-être la seule tyrannie qu'à son éternel honneur l'homme ne veuille jamais accepter. Partout où, dans un maître, il ne voit qu'un homme, dès que la volonté qui pèse sur lui n'est qu'une volonté humaine, individuelle comme la sienne, il s'indigne et ne supporte le joug qu'avec courroux. Tel était le véritable caractère, le caractère distinctif du pouvoir féodal; et telle est aussi l'origine de l'antipathie qu'il n'a cessé d'inspirer.

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inférieure quelque vie morale, il lui était cher et
utile à ce titre; il y répandait quelque consolation
et quelque lumière; mais il pouvait et faisait, je
crois, très-peu de chose pour sa destinée.

J'ai examiné la société féodale élémentaire; j'ai
mis sous vos yeux les principales conséquences qui
en devaient découler, soit pour le possesseur du fief
lui-même, soit pour sa famille, soit pour la popula-
tion agglomérée autour de lui. Sortons à présent de
d'autres sociétés,
cette étroite enceinte. La population du fief n'est
pas seule sur le territoire; il y
analogues ou différentes, avec lesquelles elle est en
relation. Que devient-elle alors? Quelle influence
doit exercer sur la civilisation cette société générale
à laquelle elle appartient?

Une courte observation avant de répondre il est vrai, le possesseur de fief et le prêtre appartenaient l'un et l'autre à une société générale; ils avaient au loin de nombreuses et fréquentes relations. Il n'en était pas de même des colons, des serfs : toutes les fois que, pour désigner la population des campagnes, à cette époque, on se sert d'un mot général et qui semble indiquer une seule et même société, du mot peuple, par exemple, on parle sans vérité. Il n'y avait pour cette population point de société générale; son existence était purement locale. Hors du territoire qu'ils habitaient, les colons n'avaient affaire à personne, ne tenaient à personne et à rien. Il n'y avait pour eux point de destinée commune, point de patrie commune; ils ne formaient point un peuple. Quand on parle de l'association féodale dans son ensemble, c'est des seuls possesseurs de fiefs qu'il s'agit.

Voyons quels étaient les rapports de la petite société féodale avec la société générale dans laquelle elle était engagée, et quelles conséquences ces rapports ont dû amener dans le développement de la civilisation.

Vous savez tous, messieurs, quels liens unisL'élément religieux qui s'y associait était peu propre à en adoucir le poids. Je ne crois pas que saient entre eux les possesseurs de fiefs, quelles rel'influence du prêtre, dans la petite société que je lations étaient attachées à leurs propriétés, quelles viens de décrire, fût grande, ni qu'il réussit beau- étaient les obligations de service d'une part, de procoup à légitimer les rapports de la population infé-tection de l'autre. Je n'entrerai pas dans le détail de rieure avec le seigneur. L'Église a exercé sur la civilisation européenne une très-grande action, mais en procédant d'une manière générale, en changeant les dispositions générales des hommes. Quand on entre de près dans la petite société féodale proprement dite, l'influence du prêtre, entre le seigneur et les colons, est presque nulle. Le plus souvent il était lui-même grossier et subalterne comme un serf, et très-peu en état ou en disposition de lutter contre l'arrogance du seigneur. Sans doute, appelé seul à entretenir, à développer dans la population

des

ces obligations, il me suffit que vous en ayez une
idée générale. De là devaient nécessairement décou-
ler, dans l'âme de chaque possesseur de fief, un cer-
tain nombre d'idées et de sentiments moraux,
idées de devoir, des sentiments d'affection. Que le
principe de la fidélité, du dévouement, de la loyauté
aux engagements, et tous les sentiments qui s'y peu-
vent joindre, aient été développés, entretenus par
les relations des possesseurs de fiefs entre eux,
fait est évident.

le

Ces obligations, ces devoirs, ces sentiments ont

tenté de se convertir en droits et en institutions. Il n'y a personne qui ne sache que la féodalité a voulu régler légalement quels étaient les services que le possesseur de fief devait à son suzerain; quels services réciproques il en pouvait attendre; dans quels cas le vassal devait à son suzerain une aide militaire ou une aide d'argent; dans quelles formes le suzerain devait obtenir le consentement de ses vassaux, pour les services auxquels ils n'étaient pas tenus envers lui par la seule possession de leurs fiefs. On essaya de mettre tous ces droits sous la garantie | d'institutions qui avaient pour but d'en assurer le respect. Ainsi, les juridictions seigneuriales étaient destinées à rendre la justice entre les possesseurs de fiefs, sur les réclamations portées devant leur suzerain commun. Ainsi tout seigneur un peu considérable réunissait ses vassaux en parlement, pour traiter avec eux des affaires qui exigeaient leur consentement ou leur concours. Il y avait, en un mot, un ensemble de moyens politiques, judiciaires, militaires, par lesquels on tentait d'organiser le régime féodal, de convertir les relations des possesseurs de fiefs en droits et en institutions.

mencer par le premier des suzerains, par le roi, qui fût en état d'imposer la loi à tous les autres, en état de se faire obéir. Remarquez que tous les moyens permanents de pouvoir et d'action manquaient; point de troupes permanentes, point d'impôts permanents, point de tribunaux permanents. Les forces, les institutions sociales étaient, en quelque sorte, obligées de recommencer, de se recréer chaque fois qu'on en avait besoin. Il fallait créer des tribunaux pour chaque procès, créer une armée quand on avait une guerre à faire, se créer un revenu au moment où on avait besoin d'argent; tout était occasionnel, accidentel, spécial; il n'y avait aucun moyen de gouvernement central, permanent, indépendant. Il est clair que, dans un tel système, aucun individu n'était en mesure d'imposer aux autres sa volonté, de faire respecter de tous le droit général.

D'un autre côté, la résistance était aussi facile que la répression était difficile. Enfermé dans son habitation, ayant affaire à un petit nombre d'ennemis, trouvant facilement, chez les vassaux de même situation que lui, des moyens de coalition, des se

Mais à ces droits, à ces institutions, nulle réalité, cours, le possesseur de fief se défendait très-aisénulle garantie.

Quand on se demande ce que c'est qu'une garantie, une garantie politique, on est amené à reconnaitre que son caractère fondamental, c'est la pré- | sence constante, au milieu de la société, d'une volonté, d'une force en disposition et en état d'imposer une loi aux volontés et aux forces particulières, de leur faire observer la règle commune, respecter le droit général.

Il n'y a que deux systèmes possibles de garanties politiques il faut ou une volonté, une force particulière tellement supérieure à toutes les autres, qu'aucune ne puisse lui résister, et qu'elles soient toutes obligées de se soumettre dès qu'elle intervient; ou une force, une volonté publique, qui soit le résultat du concours, du développement des volontés particulières, et se trouve également en état, quand une fois elle est sortie de leur sein, de s'imposer à tous, de se faire respecter de tous.

Tels sont les deux seuls systèmes de garanties politiques possibles; le despotisme d'un seul ou d'un corps, ou le gouvernement libre. Quand on passe les systèmes en revue, on trouve qu'ils rentrent tous sous l'un ou l'autre de ceux-là.

Eh bien! messieurs, ni l'un ni l'autre n'existait, ne pouvait exister dans le régime féodal.

Sans doute, les possesseurs de fiefs n'étaient pas tous égaux entre eux ; il y en avait de beaucoup plus puissants, et beaucoup d'assez puissants pour opprimer les plus faibles. Il n'y en avait aucun, à com

ment.

Voilà donc le premier système des garanties politiques, le système qui les place dans l'intervention du plus fort, le voilà démontré impossible sous le régime féodal.

qui

L'autre système, celui du gouvernement libre, d'un pouvoir public, d'une force publique, était également impraticable; il n'a jamais pu naître au sein de la féodalité. La cause en est simple. Quand nous parlons aujourd'hui d'un pouvoir public, de ce que nous appelons les droits de la souveraineté, le droit de donner des lois, de taxer, de punir, nous savons, nous pensons tous que ces droits n'appartiennent à personne, que personne n'a, pour son propre compte, le droit de punir les autres, de leur imposer une charge, une loi. Ce sont là des droits qui n'appartiennent qu'à la société en masse, sont exercés en son nom, qu'elle ne tient pas d'ellemême, qu'elle reçoit de plus haut. Ainsi, quand un individu arrive devant la force investie de ces droits, le sentiment qui domine en lui, peut-être à son insu, c'est qu'il est en présence d'un pouvoir public, légitime, qui a mission pour lui commander, et il est en quelque sorte soumis d'avance et intérieurement. Il en était tout autrement sous la féodalité. Le possesseur du fief, dans son domaine, sur les hommes qui l'habitaient, était investi de tous les droits de la souveraineté; ils étaient inhérents au domaine, matière de propriété privée. Ce que nous appelons aujourd'hui les droits publics,

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