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TROISIÈME LEÇON.

Objet de la leçon. Tous les divers systèmes prétendent à la légitimité, — Qu'est-ce que la légitimité politique? — Coexistence de tous les systèmes de gouvernement au ve siècle. Instabilité dans l'état des personnes, dans les propriétés, dans les institutions. Il y en avait deux causes, l'une matérielle, la continuation de l'invasion; l'autre morale, le sentiment égoïste d'individualité particulier aux Barbares. Les principes de civilisation ont été le besoin d'ordre, les souvenirs de l'empire romain, l'Eglise chrétienue, les Barbares. — Tentatives d'organisation par les Barbares, par les villes, par l'Église d'Espague, par Charlemagne, Alfred. — L'invasion germaine et l'invasion arabe s'arrêtent. Le régime féodal

commence.

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MESSIEURS,

A côté de cette école, vous trouverez celle des publicistes monarchiques, l'abbé Dubos, par exemple, qui soutiennent qu'au contraire c'était à la royauté qu'appartenait la société européenne. Les rois germains avaient, disent-ils, hérité de tous les droits des empereurs romains; ils avaient même été appelés par les anciens peuples, par les Gaulois entre autres; eux seuls dominaient légitimement; toutes les conquêtes de l'aristocratie ne sont que des empiétements sur la monarchie.

tait la nation conquérante, devenue ensuite la noblesse, qui possédait tous les pouvoirs, tous les J'ai mis sous vos yeux les éléments fondamentaux droits; que la société était son domaine; que les de la civilisation européenne, en les retrouvant dans rois et les peuples l'en ont dépouillée; que l'organison berceau même, au moment de la chute de l'em-sation aristocratique est la forme primitive et véripire romain. J'ai essayé de vous faire entrevoir d'a- table de l'Europe. vance quelle avait été leur diversité, leur lutte constante, et qu'aucun d'eux n'avait réussi à dominer notre société, à la dominer du moins si pleinement qu'il s'asservit les autres ou les expulsat. Nous avons reconnu que c'était là le caractère distinctif de la civilisation européenne. Nous abordons aujourd'hui son histoire, à son début, dans les siècles qu'on est convenu d'appeler barbares. Il est impossible, au premier regard qu'on porte sur cette époque, de ne pas être frappé d'un fait qui semble en contradiction avec ce que nous venons de dire. Dès que vous cherchez quelles notions on s'est formées sur les antiquités de l'Europe moderne, vous vous apercevez que les éléments divers de notre civilisation, les principes monarchique, théocratique, aristocratique, démocratique, prétendent tous qu'originairement la société européenne leur appartenait, et qu'ils n'en ont perdu l'empire que par les usurpations de principes contraires. Interrogez tout ce qui a été écrit, tout ce qui a été dit à ce sujet; vous verrez que tous les systèmes, par lesquels on a tenté de représenter ou d'expliquer nos origines, soutiennent la prédominance exclusive de l'un ou de l'autre des éléments de la civilisation européenne.

Ainsi il y a une école des publicistes féodaux, dont le plus célèbre est M. de Boulainvilliers, qui prétend qu'après la chute de l'empire romain, c'é

Une troisième école se présente, celle des publicistes libéraux, républicains, démocrates, comme on voudra les appeler : consultez l'abbé de Mably; selon lui, c'était à un système d'institutions libres, à l'assemblée des hommes libres, au peuple proprement dit, qu'était dévolu, dès le v siècle, le gouvernement de la société; nobles et rois se sont enrichis des dépouilles de la liberté primitive; elle a succombé sous leurs attaques, mais elle régnait

avant eux.

Et au-dessus de toutes ces prétentions monarchiques, aristocratiques, populaires, s'élève la prétention théocratique de l'Église, qui dit qu'en vertu de sa mission même, de son titre divin, c'était à elle qu'appartenait la société, qu'elle seule avait droit de la gouverner, qu'elle seule était reine légitime du monde européen, conquis par ses travaux à la civilisation et à la vérité.

Voici donc dans quelle situation nous nous trou- | mocraties italiennes ou suisses, la république de vons. Nous avons cru reconnaître qu'aucun des élé-Saint-Marin, comme les plus grandes monarchies ments de la civilisation européenne n'a exclusive- de l'Europe, se sont dites et ont été tenues pour ment dominé dans le cours de son histoire, qu'ils légitimes; les unes, tout comme les autres, ont ont vécu dans un état constant de voisinage, d'a- fondé sur l'ancienneté de leurs institutions, sur la malgame, de lutte, de transaction; et, dès nos pre-priorité historique et la perpétuité de leur système miers pas, nous rencontrons cette opinion directe- de gouvernement, leur prétention à la légitimité. ment contraire que, dans notre berceau même, au sein de l'Europe barbare, c'était tel ou tel de ces éléments qui possédait seul la société. Et ce n'est pas dans un seul pays, c'est dans tous les pays de l'Europe que, sous des formes un peu diverses, à des époques différentes, les divers principes de notre civilisation ont manifesté ces inconciliables prétentions. Les écoles historiques que nous venons de caractériser se rencontrent partout.

Ce fait est important, messieurs, non en luimême, mais parce qu'il révèle d'autres faits qui tiennent dans notre histoire une grande place. Dans cette simultanéité des prétentions les plus opposées à la possession exclusive du pouvoir, dans le premier âge de l'Europe moderne, se révèlent deux faits considérables. Le premier, c'est le principe, l'idée de la légitimité politique; idée qui a joué un grand rôle dans le cours de la civilisation européenne. Le second, c'est le caractère particulier, véritable, de l'état de l'Europe barbare, de cette époque dont nous avons spécialement à nous occuper aujourd'hui.

Je vais essayer de mettre ces deux faits en lumière, de les tirer successivement de cette lutte de prétentions primitives que je viens d'exposer.

Que prétendent, messieurs, les divers éléments de la civilisation européenne, théocratique, monarchique, aristocratique, populaire, lorsqu'ils veulent avoir été les premiers à posséder la société en Europe? Qu'est-ce autre chose que la prétention d'être seuls légitimes? La légitimité politique est évidemment un droit fondé sur l'ancienneté, sur la durée; la priorité dans le temps est invoquée comme la source du droit, comme la preuve de la légitimité du pouvoir. Et remarquez, je vous prie, que cette prétention n'est point particulière à un système, à un élément de notre civilisation, qu'elle se trouve dans tous. On s'est accoutumé, dans les temps modernes, à ne considérer l'idée de la légitimité que dans un système, le système monarchique. On a tort; elle se trouve dans tous les systèmes. Vous voyez déjà que tous les éléments de notre civilisation ont également voulu se l'approprier. Entrez plus avant dans l'histoire de l'Europe; vous verrez les formes sociales, les gouvernements les plus divers, également en possession de ce caractère de la légitimité. Les aristocraties et les dé- |

Si vous sortez de l'Europe moderne, si vous portez vos regards dans d'autres temps, sur d'autres pays, vous rencontrez partout cette idée de la légitimité politique; vous la trouvez s'attachant partout à quelque portion du gouvernement, à quelque institution, à quelque forme, à quelque maxime. Aucun pays, aucun temps où il n'y ait une certaine portion du système social, des pouvoirs publics, qui ne se soit donné et à laquelle on n'ait reconnu ce caractère de la légitimité venant de l'ancienneté, de la durée.

Quel est ce principe? quels en sont les éléments? que veut-il dire? comment s'est-il introduit dans la civilisation européenne?

A l'origine de tous les pouvoirs, je dis de tous indistinctement, on rencontre la force; non pas que je veuille dire que la force seule les a tous fondés, et que, s'ils n'avaient eu, à leur origine, d'autre titre que la force, ils se seraient établis. Évidemment il en faut d'autres; les pouvoirs se sont établis en vertu de certaines convenances sociales, de certains rapports avec l'état de la société, avec les mœurs, les opinions. Mais il est impossible de ne pas reconnaître que la force a souillé le berceau de tous les pouvoirs du monde, quelles qu'aient été leur nature et leur forme.

Eh bien! messieurs, cette origine-là, personne n'en veut; tous les pouvoirs, quels qu'ils soient, la renient; il n'y en a aucun qui veuille être né du sein de la force. Un instinct invincible avertit les gouvernements que la force ne fonde pas un droit, et que, s'ils n'avaient pour origine que la force, le droit ne pourrait jamais en sortir. Voilà pourquoi, quand on remonte aux temps anciens, quand on y trouve les divers systèmes, les divers pouvoirs en proie à la violence, tous s'écrient: « J'étais antérieur, je subsistais auparavant, je subsistais en vertu d'autres titres; la société m'appartenait avant cet état de violence et de lutte dans lequel vous me rencontrez; j'étais légitime; on m'a contesté, on m'a enlevé mes droits. >>

Ce fait seul prouve, messieurs, que l'idée de la force n'est pas le fondement de la légitimité politique, qu'elle repose sur une tout autre base. Que font en effet tous les systèmes, par ce désaveu formel de la force? Ils proclament eux-mêmes qu'il y a une autre légitimité, vrai fondement de toutes les

autres, la légitimité de la raison, de la justice, du droit; c'est là l'origine à laquelle ils ont besoin de se rattacher. C'est parce qu'ils ne veulent pas de la force pour berceau, qu'ils se prétendent investis, au nom de leur ancienneté, d'un titre différent. Le premier caractère de la légitimité politique, c'est donc de renier la force comme source du pouvoir, de le rattacher à une idée morale, à une force morale, à l'idée du droit, de la justice, de la raison. C'est là l'élément fondamental dont le principe de la légitimité politique est sorti. Il en est sorti à l'aide du temps, à l'aide de la durée. Voici com

ment.

Après que la force a présidé à la naissance de tous les gouvernements, de toutes les sociétés, le temps marche; il change les œuvres de la force, il les corrige, et les corrige par cela seul qu'une société dure, et qu'elle est composée d'hommes. L'homme porte en lui-même un certain nombre de notions d'ordre, de justice, de raison, un certain besoin de les faire prévaloir, de les introduire dans les faits au milieu desquels il vit; il y travaille sans cesse; et si l'état social où il est placé continue, son travail a un certain effet. L'homme met de la raison, de la moralité, de la légitimité dans le monde au milieu duquel il vit.

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partout vous verrez la force et le mensonge se réformant peu à peu sous la main du temps; le droit et la vérité prenant place dans la civilisation. C'est cette introduction du droit et de la vérité, dans l'état social, qui a développé peu à peu l'idée de la légitimité politique; c'est ainsi qu'elle s'est établie dans la civilisation moderne.

Quand donc on a essayé, à diverses époques, de faire de cette idée la bannière du pouvoir absolu, on l'a détournée de son origine véritable. Elle est si peu la bannière du pouvoir absolu, que c'est au nom du droit et de la justice qu'elle a pénétré et pris pied dans le monde. Elle n'est pas non plus exclusive; elle n'appartient à personne en particulier, elle naît partout où se développe le droit. La légitimité politique s'attache à la liberté comme au pouvoir, aux droits individuels comme aux formes suivant lesquelles s'exercent les fonctions publiques. Nous la rencontrerons en avançant, je le répète, dans les systèmes les plus contraires, dans le système féodal, dans les communes de Flandre et d'Allemagne, dans les républiques d'Italie, comme dans la monarchie. C'est un caractère répandu sur les divers éléments de la civilisation moderne, et qu'il est nécessaire de bien comprendre en abordant son histoire.

Le second fait qui se révèle clairement dans la simultanéité des prétentions dont j'ai parlé en com

Indépendamment du travail de l'homme, par une loi de la Providence qu'il est impossible de méconnaître, loi analogue à celle qui régit le monde ma-mençant, c'est le véritable caractère de l'époque tériel, il y a une certaine mesure d'ordre, de raison, de justice, qui est indispensable pour qu'une société dure. Du seul fait de la durée, on peut conclure qu'une société n'est pas complétement absurde, insensée, inique; qu'elle n'est pas absolument dépourvue de cet élément de raison, de vérité, de justice, qui seul peut faire vivre les sociétés. Si de plus la société se développe, si elle devient plus forte, plus puissante, si l'état social est, de jour en jour, accepté par un plus grand nombre d'hommes, c'est qu'il s'y introduit, par l'action du temps, plus de raison, plus de justice, plus de droit; c'est que les faits se règlent peu à peu suivant la véritable légitimité.

dite barbare. Tous les éléments de la civilisation européenne prétendent qu'à cette époque ils possédaient l'Europe: dong, aucun d'eux n'y dominait. Quand une forme sociale domine dans le monde, il n'est pas si difficile de la reconnaître. En arrivant au x siècle, nous reconnaîtrons sans hésiter la prépondérance de la féodalité; au xviio, nous n'hésiterons pas à affirmer que c'est le principe monarchique qui prévaut; si nous regardons aux communes de Flandre, aux républiques italiennes, nous déclarerons sur-le-champ l'empire du principe démocratique. Quand il y a réellement un principe dominant dans la société, il n'y a pas moyen de s'y méprendre.

Ainsi pénètre dans le monde, et du monde dans Le débat qui s'élève entre les divers systèmes les esprits, l'idée de la légitimité politique. Elle a qui se sont partagé la civilisation européenne, sur pour fondement, pour première origine, en une la question de savoir lequel y dominait à son oricertaine mesure du moins, la légitimité morale, la gine, prouve donc qu'ils y coexistaient tous, sans justice, la raison, la vérité; et puis la sanction du qu'aucun prévalût assez généralement, assez sûtemps, qui donne lieu de croire que la raison estrement, pour donner à la société sa forme et son entrée dans les faits, que la légitimité véritable s'est introduite dans le monde extérieur. A l'époque que Tel est, en effet, le caractère de l'époque barnous allons étudier, vous trouverez la force et le bare: c'est le chaos de tous les éléments, l'enfance mensonge planant sur le berceau de la royauté, de de tous les systèmes, un pêle-mêle universel, où la l'aristocratic, de la démocratie, de l'Église même; | lutte même n'était ni permanente, ni systématique.

nom.

donné.

Je pourrais, en examinant sous toutes ses faces | dans cette transition, tout est confus, local,
l'état social à cette époque, vous montrer qu'il est
impossible d'y découvrir nulle part aucun fait, au-
cun principe un peu général, un peu établi. Je me
bornerai à deux points essentiels : l'état des per-
sonnes, et l'état des institutions. C'en sera assez
pour peindre la société tout entière.

On rencontre à cette époque quatre classes de personnes : 1° les hommes libres, c'est-à-dire ceux qui ne dépendaient d'aucun supérieur, d'aucun patron, possédaient leurs biens et gouvernaient leur vie en toute liberté, sans aucun lien qui les obligeât envers un autre homme; 2° les Leudes, Fidèles, Antrustions, etc., liés par une relation d'abord du compagnon au chef, puis du vassal au suzerain, à un autre homme envers qui, par suite d'une concession de terres, ou d'autres dons, ils avaient contracté l'obligation d'un service; 3° les affranchis; 4° les esclaves.

Ces classes diverses sont-elles fixes? les hommes, une fois casés dans leurs limites, y demeurent-ils? les relations des diverses classes sont-elles un peu régulières, permanentes? nullement. Vous voyez sans cesse des hommes libres qui sortent de leur situation pour se mettre au service de quelqu'un, reçoivent de lui un don quelconque, et passent dans la classe des Leudes; d'autres qui tombent dans celle des esclaves. Ailleurs, des Leudes travaillent à se détacher de leur patron, à redevenir indépendants, à rentrer dans la classe des hommes libres. Partout un mouvement, un passage continuel d'une classe à l'autre; une incertitude, une instabilité générale dans les rapports des classes; aucun homme ne demeure dans sa situation; aucune situation ne demeure la

même.

Les propriétés sont dans le même état vous savez qu'on distinguait les propriétés allodiales, ou entièrement libres, et les propriétés bénéficiaires, ou soumises à certaines obligations envers un supérieur; vous savez comment on a tenté d'établir, dans cette dernière classe de propriétés, un système précis et arrêté : on a dit que les bénéfices avaient d'abord | été donnés pour un nombre d'années déterminé, puis à vie, et qu'ils étaient enfin devenus héréditaires. Vaine tentative: toutes ces espèces de propriétés existent pêle-mêle, et simultanément; on rencontre à la même époque des bénéfices à temps, à vie, héréditaires; la même terre passe en quelques années par ces différents états. Rien n'est plus stable ni plus général dans l'état des terres que dans l'état des personnes. Partout se fait sentir la transition laborieuse de la vie errante à la vie sédentaire, des relations personnelles aux relations combinées des hommes et des propriétés, ou relations réelles :

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désor

Dans les institutions, même instabilité, même chaos. Trois systèmes d'institutions sont en présence: la royauté, les institutions aristocratiques, ou le patronage des hommes et des terres les uns sur les autres, les institutions libres, c'est-à-dire les assemblées d'hommes libres délibérant en commun. Aucun de ces systèmes n'est en possession de la société, aucun ne prévaut. Les institutions libres existent; mais les hommes qui devraient faire partie des assemblées n'y vont guère. La juridiction seigneuriale n'est pas plus régulièrement exercée. La royauté, qui est l'institution la plus simple, la plus facile à déterminer, n'a aucun caractère fixe; elle est mêlée d'élection et d'hérédité : tantôt le fils succède à son père; tantôt l'élection se joue dans la famille; tantôt c'est une élection pure et simple qui va choisir un parent éloigné, quelquefois un étranger. Vous ne trouvez à aucun système rien de fixe; toutes les institutions, comme toutes les situations sociales, existent ensemble, et se confondent et changent continuellement.

Dans les États règne la même mobilité : on les crée, on les supprime; on les réunit, on les divise; point de frontières, point de gouvernements, point de peuples; une confusion générale des situations, des principes, des faits, des races, des langues: telle est l'Europe barbare.

Dans quelles limites est renfermée cette étrange époque? Son origine est bien marquée, elle commence à la chute de l'empire romain. Mais où at-elle fini? Pour répondre à cette question, il faut savoir à quoi tenait cet état de la société, quelles étaient les causes de la barbarie.

J'en crois reconnaître deux principales: l'une matérielle, prise au dehors, dans le cours des événements; l'autre morale, prise au dedans, dans l'intérieur de l'homme lui-même.

La cause matérielle, c'était la continuation de l'invasion. Il ne faut pas croire que l'invasion des Barbares se soit arrêtée au v° siècle; il ne faut pas croire, parce que l'empire romain est tombé, et qu'on trouve des royaumes barbares fondés sur ses ruines, que le mouvement des peuples soit à son terme. Ce mouvement a duré longtemps après la chute de l'empire; les preuves en sont évidentes.

Voyez, sous la première race même, les rois francs continuellement appelés à faire la guerre au delà du Rhin; voyez Clotaire, Dagobert, sans cesse engagés dans des expéditions en Germanie, luttant contre les Thuringiens, les Danois, les Saxons qui occupaient la rive droite du Rhin. Pourquoi? c'est que ces nations voulaient franchir le fleuve, et venir

prendre leur part des dépouilles de l'empire. D'où | qui paraît inhérente à cette civilisation, a pris nais

viennent, vers le même temps, ces grandes invasions en Italie des Francs établis dans la Gaule, et principalement des Francs orientaux ou d'Austrasie? Ils se jettent sur la Suisse, passent les Alpes, entrent en Italie; pourquoi? Ils sont poussés au nord-est par des populations nouvelles; leurs expéditions ne sont pas simplement des courses de pillage il y a nécessité; on les dérange dans leurs établissements, ils vont chercher fortune ailleurs. Une nouvelle nation germanique paraît sur la scène et fonde en Italie le royaume des Lombards. En Gaule, la dynastie franque change; les Carlovingiens succèdent aux Mérovingiens il est reconnu maintenant que ce changement de dynastie fut, à vrai dire, une nouvelle invasion des Francs dans la Gaule, un mouvement de peuples qui substitua les Francs d'Orient à ceux d'Occident. Le changement est consommé; c'est la seconde race qui gouverne Charlemagne recommence contre les Saxons ce que les Mérovingiens faisaient contre les Thuringiens; il est sans cesse en guerre avec ces peuples d'outreRhin. Qui les précipite? ce sont les Obotrites, les Wiltzes, les Sorabes, les Bohêmes, toute la race slave qui pèse sur la race germaine, et du vi au Ix siècle la contraint à s'avancer vers l'occident. Partout au nord-est le mouvement d'invasion continue et détermine les événements.

Au midi, un mouvement de même nature se déclare: les Arabes musulmans paraissent; tandis que les peuples germaniques et slaves se pressent le long du Rhin et du Danube, les Arabes, sur toutes les côtes de la Méditerranée, commencent leurs courses et leurs conquêtes.

L'invasion des Arabes a un caractère particulier. L'esprit de conquête et l'esprit de prosélytisme y sont réunis. L'invasion est faite pour conquérir du territoire et pour répandre une foi. La différence est grande entre ce mouvement et celui des Germains. Dans le monde chrétien la force spirituelle et la force temporelle sont distinctes. Le besoin de propager une croyance n'est pas dans les mêmes hommes que le désir de la conquête. Les Germains, en se convertissant, avaient conservé leurs mœurs, leurs sentiments, leurs goûts; les intérêts et les passions terrestres continuaient de les dominer; ils étaient devenus chrétiens, mais non missionnaires. Les Arabes, au contraire, étaient conquérants et missionnaires; la force de la parole et celle de l'épée étaient chez eux dans les mêmes mains. Plus tard ce caractère a déterminé le tour fàcheux de la civilisation musulmane; c'est dans l'unité des pouvoirs temporel et spirituel, dans la confusion de l'autorité morale et de la force matérielle, que la tyrannie,

sance; telle est, je crois, la principale cause de l'état stationnaire où elle est partout tombée. Mais cela n'a point paru au premier moment; de là est résultée, au contraire, pour l'invasion arabe, une force prodigieuse. Faite avec des idées et des passions morales, elle a eu sur-le-champ un éclat, une grandeur qui avaient manqué à l'invasion germaine; elle s'est déployée avec plus d'énergie et d'enthousiasme; elle a frappé bien autrement l'esprit des hommes.

Telle était, messieurs, du vo au Ixa siècle, la situation de l'Europe; pressée au midi par les Mahométans, au nord par les Germains et les Slaves, il était impossible que la réaction de cette double invasion ne tînt pas dans un désordre continuel l'intérieur du territoire européen. Les populations étaient sans cesse déplacées, refoulées les unes sur les autres; rien de fixe ne pouvait s'établir; la vie errante recommençait sans cesse partout. Il y avait sans doute quelque différence à cet égard entre les différents États: le chaos était plus grand en Allemagne que dans le reste de l'Europe; c'était le foyer du mouvement; la France était plus agitée que l'Italie. Mais nulle part la société ne pouvait s'asseoir ni se régler; la barbarie se prolongeait partout, et par la même cause qui l'avait fait commencer.

Voilà pour la cause matérielle, celle qui se prend dans le cours des événements; j'en viens à la cause morale, prise dans l'état intérieur de l'homme, et qui n'était pas moins puissante.

Après tout, messieurs, quels que soient les événements extérieurs, c'est l'homme lui-même qui fait le monde; c'est en raison des idées, des sentiments, des dispositions morales et intellectuelles de l'homme que le monde se règle et marche; c'est de l'état intérieur de l'homme que dépend l'état visible de la société.

Que faut-il pour que les hommes puissent fonder une société un peu durable, un peu régulière? Il faut évidemment qu'ils aient un certain nombre d'idées assez étendues pour convenir à cette société, pour s'appliquer à ses besoins, à ses rapports. Il faut de plus que ces idées soient communes à la plupart des membres de la société; enfin qu'elles exercent quelque empire sur leurs volontés et leurs actions.

Il est clair que si les hommes n'ont pas des idées qui s'étendent au delà de leur propre existence, si leur horizon intellectuel est borné à eux-mêmes, s'ils sont livrés au vent de leurs passions, de leurs volontés, s'ils n'ont pas entre eux un certain nombre de notions et de sentiments communs, autour desquels ils se rallient; il est clair, dis-je, qu'il n'y

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