Images de page
PDF
ePub

à Satan des sentiments beaucoup plus élevés, plus de doux nœuds. Heureux si ma vie, d'abord solitaire, s'était passionnés, plus complexes, trop complexes peut- toujours ainsi écoulée, si je n'avais jamais connu les liens d'uhe peut-elle union, et le joug de cette fatale compagne ! » être, et ses paroles sont bien plus éloquentes. Cependant l'analogie des deux morceaux est remarquable, et l'énergie simple, l'unité menaçante des sentiments du Satan de saint Avite me semblent d'un grand effet.

Le troisième chant raconte le désespoir d'Adam et d'Ève après leur chute, la venue de Dieu, son jugement, et leur expulsion du paradis. Vous vous rappelez sûrement ce fameux passage de Milton, où, après le jugement de Dieu, lorsque Adam voit toutes choses bouleversées autour de lui, et s'attend à être chassé du paradis, il se livre, contre sa femme,

à la plus dure colère :

Lorsque la triste Ève aperçut son désespoir, du lieu où elle était assise désolée, elle s'approcha, et essaya de le calmer par de douces paroles; mais lui, avec un regard sévère, il la repoussa, disant :

« Loin de moi, serpent! ce nom te convient mieux encore qu'à celui avec qui tu t'es liguée; tu es aussi fausse et haïssable; rien n'y manque, sinon que, comme pour lui, ta figure et ta couleur trahissent ta perfidie intérieure, et avertissent désormais toutes les créatures de se garder de toi; car cette forme trop céleste, qui couvre une fraude infernale, pourrait encore les abuser. Sans toi je serais resté heureux, si ton orgueil et ta folle présomption n'eussent, au moment du plus grand péril, dédaigné mes avertissements, et réclamé avec dépit ma confiance; tu avais envie d'être vue, même par le démon; tu te flattais de triompher de lui; mais, grâces à ton entrevue avec le serpent, nous avons été trompés et séduits, toi par lui, moi par toi... Oh! pourquoi le Dieu sage et créa

teur qui a peuplé d'esprits måles le plus haut des cieux, a-t-il

créé à la fin cette nouveauté sur la terre, ce beau défaut de

la nature? Pourquoi n'a-t-il pas rempli tout d'un coup le monde d'hommes et d'anges sans femmes, ou bien trouvé quelque autre voie de perpétuer le genre humain? ce malheur ne serait pas arrivé; et par-dessus ce malheur, que de troubles assailliront la terre par les ruses des femmes et l'étroite union des hommes avec elles!... (1) »

La même idée est venue à saint Avite : seulement, c'est à Dieu lui-même, non à Ève, qu'Adam adresse l'explosion de sa colère :

Lorsqu'il se voit ainsi condamné, et que le plus juste examen a mis au grand jour toute sa faute, il ne demande point son pardon humblement et avec prières; il ne se répand point en vœux et en larmes; il ne cherche point à détourner, par une confession suppliante, le châtiment mérité, déjà misérable, il n'invoque point la pitié. Il se redresse, il s'irrite, et son orgueil s'exhale en clameurs insensées : « C'est donc pour me perdre que cette femme a été unie à mon sort! Celle que, par ta première loi, tu m'as donnée pour compagne, c'est elle qui, vaincue elle-même, m'a vaincu par ses sinistres conseils; c'est elle qui m'a persuadé de prendre ce fruit qu'elle connaissait

déjà. Elle est la source du mal; d'elle est venu le crime. J'ai été crédule; mais c'est toi, Seigneur, qui m'as enseigné à la croire, en me la donnant en mariage, et m'attachant à elle par

(4) Milton, Paradis perdu, 1. x, v. 863-897. (2) Poèmes d'Avitus, 1. ш, v, 90-115,

A cette exclamation d'Adam irrité, le Créateur adresse à Eve désolée ces sévères paroles : « Pourquoi, en tombant, as-tu entraîné ton malheureux mari? Femme trompeuse, pourquoi, au lieu de rester seule dans ta chute, as-tu détrôné la raison supérieure de l'homme?» Elle, pleine de honte et les joues couvertes d'une douloureuse rougeur, dit que le serpent l'a trompée et lui a persuadé de toucher au fruit défendu (2).

Ce morceau ne vous parait-il pas égal au moins à celui de Milton? il est même exempt des détails subtils qui déparent ce dernier, et ralentissent la marche du sentiment.

du Christ, qui triomphera de Satan; mais avec cette Le chant se termine par la prédication de la venue

conclusion, le poëte décrit la sortie mème du paradis, et ses derniers vers sont peut-être les plus beaux de son poëme :

A ces mots, le Seigneur les revêt tous deux de peaux de bêtes, et les chasse du bienheureux séjour du paradis. Ils tombent ensemble sur la terre; ils entrent dans le monde désert, et errent çà et là d'une course rapide. Le monde est couvert d'arbres et de gazon; il a de vertes prairies, des fontaines et des fleuves; et pourtant sa face leur paraît hideuse auprès de la tienne, à paradis! et ils en ont horreur; et selon la nature des hommes, ils aiment bien davantage ce qu'ils ont perdu. La terre leur est étroite; ils n'en voient point le terme, et pourtant ils s'y sentent resserrés, et ils gémissent. Le jour méme est sombre à leurs yeux, et sous la clarté du soleil ils se plaignent que la lumière a disparu (3).

Les trois autres poemes de saint Avite, le Déluge, le Passage de la mer Rouge et l'Éloge de la virginité, sont fort inférieurs à ce que je viens de citer; cependant on y trouve encore des fragments remarquables; et à coup sûr, messieurs, on a droit de s'étonner qu'un ouvrage qui renferme de telles beautés soit demeuré si obscur. Mais le siècle de saint Avite est obscur tout entier, et il a succombé sous la décadence générale au sein de laquelle il a vécu.

J'ai nommé un second poëte, Fortunat, évêque de Poitiers. Celui-ci n'était pas Gaulois d'origine; il était né en 550, au delà des Alpes, près de Ceneda, dans le Trévisan; et vers 565, peu avant la grande invasion des Lombards et la désolation du nord de l'Italie, il passa en Gaule, et s'arrêta en Austrasie, au moment du mariage de Sigebert Ier et de Brunehault, fille du roi d'Espagne, Athanagild. Il y séjourna, à ce qu'il paraît, un an ou deux, faisant des épithalames, des complaintes, poëte de cour, voué à en célébrer les aventures et les plaisirs. On le voit ensuite aller à Tours, pour y faire ses dévotions à Saint-Martin: il était encore laïque. Sainte Rade

(3) Poemes d'Avitus, l. m, v. 1465-207.

lettes.

gonde, femme de Clotaire I", venait de s'y retirer et | Liv. vIII; pièce 8 à sainte Radegonde, sur des viod'y fonder un monastère de filles; Fortunat se lia avec elle d'une étroite amitié, entra dans les ordres, et devint bientôt son chapelain et l'aumônier du monastère. On ne connaît, depuis cette époque, au- Liv. x1; pièce 4 à sainte Radegonde pour qu'elle

cun incident remarquable dans sa vie. Sept ou huit ans après la mort de sainte Radegonde, il fut fait évêque de Poitiers, et y mourut au commencement du vir siècle, depuis longtemps célèbre par ses vers, et en correspondance assidue avec tous les grands évêques, tous les hommes d'esprit de son temps. Indépendamment de sept vies de saints, de quelques lettres ou traités théologiques en prose, de quatre livres d'hexamètres sur la vie de saint Martin de Tours, qui ne sont autre chose qu'une version poétique de la vie du même saint, par Sulpice Sévère, et de quelques petits ouvrages perdus, il nous reste de lui deux cent quarante-neuf pièces de vers, en toutes sortes de mètres, dont deux cent quarantesix ont été recueillies et classées, par lui-même, en onze livres, et trois sont séparées. De ces deux cent quarante-neuf pièces, il y en a quinze en l'honneur de certaines églises, basiliques, oratoires, etc., composées au moment de la construction ou de la dédicace; trente épitaphes; vingt-neuf pièces à Grégoire de Tours, ou sur son compte; vingt-sept à sainte Radegonde ou à la sœur Agnès, abbesse du monastère de Poitiers, et cent quarante-huit autres pièces à toutes sortes de personnes et sur toutes sortes de sujets.

Les pièces adressées à sainte Radegonde ou à l'abbesse Agnès sont, sans contredit, celles qui font connaître et caractérisent le mieux Fortunat, le tour de son esprit, et le genre de sa poésie. Ce sont les seules dont je vous parlerai avec quelques détails.

On est naturellement porté à attacher au nom et aux relations de telles personnes les idées les plus graves, et c'est sous un aspect grave, en effet, qu'elles ont été ordinairement retracées. Je crains qu'on ne se soit trompé, messieurs; et gardez-vous de croire que j'aie à rapporter ici quelque anecdote étrange, et que l'histoire ait à subir l'embarras de quelque scandale. Rien de scandaleux, rien d'équivoque, rien qui prête à la moindre conjecture maligne ne se rencontre dans les relations de l'évêque et des religieuses de Poitiers; mais elles sont d'une futilité, d'une puérilité qu'il est impossible de méconnaître, car les poésies mêmes de Fortunat en sont le monu

ment.

Sur les vingt-sept pièces adressées à sainte Radegonde ou à sainte Agnès, voici les titres de seize:

(1) Fortun, Carm., 1, x1, no 19; Bib. Pat., t. x, p. 596,

9 sur des fleurs mises sur l'autel. 10 sur des fleurs qu'il lui envoie.

boive du vin.

11 à l'abbesse sur des fleurs.

13 sur des châtaignes.

14 sur du lait.
15 idem.

16 sur un repas.

18 sur des prunelles.

19 sur du lait et autres friandises.
20 sur des œufs et des prunes.
22 sur un repas.

23 idem.

24 idem.

25 idem.

Voici maintenant quelques échantillons des pièces mêmes; ils prouveront que les titres ne trompent point.

Au milieu de mes jeûnes, écrit-il à sainte Radegonde, tu m'envoies des mets variés, et tu mets par leur vue mes esprits fend d'user, et sa main interdit ce que désire ma bouche. au supplice. Mes yeux contemplent ce dont le médecin me déCependant lorsque ta bonté nous gratifie de ce lait, tes dons surpassent ceux des rois. Réjouis-toi donc en bonne sœur, je t'en prie, avec notre pieuse mère, car j'ai en ce moment le doux plaisir d'être à table (1).

Et ailleurs, en sortant d'un repas:

Entouré de friandises variées et de toutes sortes de ragoûts, tantôt je dormais, tantôt je mangeais; j'ouvrais la bouche, puis je fermais les yeux et je mangeais de nouveau de tout; mes esprits étaient confus, croyez-le, très-chères, et je n'aurais pu facilement ni parler avec liberté, ni écrire des vers. Une muse ivre a la main incertaine ; le vin me produit le même effet qu'aux autres buveurs, et il me semblait voir la table nager dans un vin pur. Cependant, aussi bien que j'ai pu, j'ai tracé en doux langage ce petit chant pour ma mère et ma sœur; et quoique le sommeil me presse vivement, l'affection

que je leur porte a inspiré ce que la main n'était guère en état d'écrire (2).

(On rit.) Ce n'est point par voie de divertissement, messieurs, que j'insère ici ces citations singulières, et qu'il me serait aisé de multiplier : j'ai voulu, d'une part, mettre sous vos yeux un côté peu connu des mœurs de cette époque; de l'autre, vous y faire voir et toucher, pour ainsi dire du doigt, l'origine d'un genre de poésie qui a tenu une assez grande place dans notre littérature, de cette poésie légère et moqueuse qui, commençant à nos vieux

(9) Fortun. Carm., 1. xi, no 24.

fabliaux peur aboutir à Vert-vert, s'est impitoyable- | ment exercée sur les faiblesses et les ridicules de l'intérieur des monastères. Fortunat, à coup sûr, ne songeait point à se moquer; acteur et poëte à la fois, il parlait et écrivait très-sérieusement à sainte Radegonde et à l'abbesse Agnès; mais les mœurs mêmes que ce genre de poésie a prises pour texte, et qui ont si longtemps provoqué la verve française, cette puérilité, cette oisiveté, cette gourmandise, associées aux relations les plus graves, vous les voyez commencer ici dès le vr° siècle, et sous des traits absolument semblables à ceux que leur ont prêtés, dix ou douze siècles plus tard, Marot ou Gresset.

Du reste, messieurs, les poésies de Fortunat n'ont pas toutes ce caractère. Indépendamment de quelques hymnes, sacrés assez beaux, et dont l'un, le Vexilla regis, a été officiellement adopté par l'Église, il y a, dans plusieurs de ses petits poëmes laïques et religieux, assez d'imagination, d'esprit et de mouvement. Je ne citerai qu'un fragment d'un poëme élégiaque de trois cent soixante et onze vers, sur le départ d'Espagne de Galsuinthe, sœur de Brunehault, son arrivée en France, son mariage avec Chilpéric, et sa fin déplorable; je choisis les lamentations de Gonsuinthe, sa mère, femme d'Athanagild; elle voit sa fille près de la quitter, l'embrasse, la regarde, l'embrasse encore et s'écrie:

Espagne si vaste pour tes habitants, el trop resserrée pour une mère, terre du soleil, devenue une prison pour moi, quoique tu t'étendes depuis le pays du Zéphire jusqu'à celui du brûlant Eous, et de la Tyrrhénie à l'Océan, quoique tu suffises à des peuples nombreux, depuis que ma fille n'y est plus, tu es trop étroite pour moi. Sans toi, ma fille, je serai

:

ici comme étrangère et errante, et, dans mon propre pays, à la fois citoyenne et exilée : je le demande, que regarderont ces yeux qui cherchent partout mon enfant?.... tu feras mon supplice, quel que soit l'enfant qui jouera avec moi; tu pèseras sur mon cœur dans les embrassements d'un autre qu'un

autre coure, s'arrête, s'assoie, pleure, entre, sorte, ta chère

image sera toujours devant mes yeux. Quand tu m'auras quittée, je courrai à des caresses étrangères, et, en gémissant, je presserai un autre visage sur mon sein desséché ; j'essuierai de mes baisers les pleurs d'un autre enfant; je m'eu abreuverai; et plût à Dieu que je pusse ainsi trouver quelque rafraichissement où apaiser ma soif dévorante! Quoi que je fasse,

[ocr errors]

je suis au supplice; aucun remède ne me soulage; je péris, ô Galsuinthe, par la blessure qui me vient de toi! Je le demande, quelle chère main peignera, ornera ta chevelure? qui donc, lorsque je n'y serai pas, couvrira de baisers tes joues si douces? qui te réchauffera dans son sein, te portera sur ses genoux, t'entourera de ses bras? Hélas! là où tu seras sans moi, tu n'auras pas de mère. Quant au reste, mon triste cœur te le recommande à ce moment de ton départ; sois heureuse, je t'en supplie; mais laisse-moi; va-t'en; adieu : envoie à travers les espaces de l'air quelque consolation à ta mère impatiente; et, si le vent m'apporte quelque nouvelle, qu'elle soit favorable (1).

La subtilité et l'affectation de la mauvaise rhétorique se retrouvent dans ce morceau; mais l'émotion en est sincère, et l'expression ingénieuse et vive. Plusieurs pièces de Fortunat offrent les mêmes mérites.

Je ne pousserai pas plus loin cet examen, messieurs; je crois avoir pleinement justifié ce que j'ai dit en commençant; ce n'est point là de la littérature sacrée ; les habitudes, et jusqu'aux formes métriques de la littérature païenne mourante y sont clairement empreintes. Ausone est plus élégant, plus correct, plus licencieux que Fortunat; mais littérairement parlant, l'évêque continue le consul; la tradition latine n'est pas morte; elle a passé dans la société chrétienne; et là commence cette imitation qui, au milieu même du bouleversement universel, lie le monde moderne au monde ancien, et jouera plus tard, dans toute la littérature européenne, un rôle si considérable.

Il faut finir, messieurs; nous venons d'étudier l'état intellectuel de la Gaule-Franque du vio an vir siècle : cette étude complète pour nous celle du développement de notre civilisation durant la même période, c'est-à-dire sous l'empire des rois mérovingiens. Une autre époque, empreinte d'un autre caractère, a commencé avec la révolution qui éleva la famille des Pepin sur le trône des Francs. J'essayerai, dans notre prochaine réunion, de peindre cette révolution même, et nous entrerons ensuite dans les voies nouvelles où elle poussa la France.

(1) Fortun. Carm., 1. vi, no 7; Bib. Pat., t. x, p. 562.

DIX-NEUVIÈME LEÇON.

Des causes et du caractère de la révolution qui substitua les Carlovingiens aux Mérovingiens. - Résumé de l'histoire de la civilisation en France sous les rois mérovingiens. — De l'État Franc dans ses rapports avec les peuples voisins. — De l'État Franc dans son organisation intérieure. L'élément aristocratique y prévaut, mais sans ensemble ni régularité. De l'état de l'Eglise franque. — L'épiscopat y prévaut, mais est tombé lui-même en décadence. - Deux puissances nouvelles s'élèvent. - 10 Des Francs Austrasiens. - Des maires du palais. De la famille des Pepin. 20 De la papauté. — Circonstances favorables à ses progrès. Causes qui rapprochent et lient les Francs Austrasiens et les papes. De la conversion des Germains d'outre-Rhin. — Relations des missionnaires anglo-saxons, d'une part avec les papes, de l'autre avec les maires du palais d'Austrasie. - Saint Boniface. Les papes ont besoin des Francs Austrasiens contre les Lombards. — Pepin le Bref a besoin du pape pour se faire roi. De leur alliance et de la direction nouvelle qu'elle imprime à la civilisation. — Conclusion de la première partie du cours.

[ocr errors]

MESSIEURS,

Nous sommes arrivés à la veille d'un grand événement, de la révolution qui jeta le dernier des Mérovingiens dans un cloître, et porta les Carlovingiens sur le trône des Francs. Elle fut consommée au mois de mars 752, dans l'assemblée semi-laïque, semiecclésiastique, tenue à Soissons, où Pepin fut proclamé roi, et sacré par Boniface, archevêque de Mayence. Jamais révolution ne s'opéra avec moins d'effort et de bruit; Pepin possédait le pouvoir; le fait fut converti en droit; nulle résistance ne lui fut opposée; nulle réclamation, car il y en eut sans doute, n'eut assez d'importance pour laisser quelque trace dans l'histoire. Toutes choses parurent demeurer les mêmes un titre seul était changé. Nul doute cependant qu'un grand événement ne fût ainsi accompli; nul doute que ce changement ne fût le symptôme de la fin d'un certain état social, du commencement d'un état nouveau, une crise. une époque véritable dans l'histoire de la civilisation française.

C'est à cette crise que je voudrais vous faire assister aujourd'hui. Je voudrais résumer l'histoire de la civilisation sous les Mérovingiens, indiquer comment elle vint aboutir à une telle issue, et faire pressentir le nouveau caractère, la direction nouvelle qu'elle devait prendre sous les Carlovingiens, en mettant en pleine lumière la transition et ses

causes.

La société civile et la société religieuse sont nécessairement le double objet de ce résumé. Nous

les avons étudiées séparément et dans leurs rapports; nous les étudierons pareillement dans la période où nous sommes près d'entrer. Il faut que nous sachions précisément à quel point elles étaient l'une et l'autre parvenues lors de la crise qui nous occupe, et quelle était leur situation réciproque. Je commence par la société civile.

Depuis l'ouverture de ce cours, nous parlons de la fondation des États modernes, et en particulier de l'État Franc. Nous avons marqué son origine au règne de Clovis; c'est même par concession qu'on nous a permis de ne pas remonter plus haut, de ne pas aller jusqu'à Pharamond. Sachons bien cependant, messieurs, que, même à l'époque où nous sommes arrivés, à la fin de la race mérovingienne, il n'y avait rien de fondé, que la société franco-gauloise n'avait revêtu aucune forme un peu stable et générale, qu'aucun principe n'y prévalait assez complétement pour la régler, qu'au dehors et au dedans l'État Franc n'existait pas, qu'il n'y avait, dans la Gaule, point d'État.

Qu'appelle-t-on un État? une certaine étendue de territoire ayant un centre déterminé, des limites fixes, habitée par des hommes qui portent un nom commun, et vivent engagés, à certains égards, dans une même destinée.

Rien de semblable n'existait, au milieu du VIIIe siècle, dans ce que nous appelons aujourd'hui la France.

Et d'abord vous savez combien de royaumes y avaient déjà paru et disparu tour à tour : les royaumes de Metz, de Soissons, d'Orléans, de Paris

limitrophes et sous le point de vue du droit des gens, l'État proprement dit n'existait point.

avaient fait place aux royaumes de Neustrie, d'Aus- | vaste étendue de pays, la population franque domitrasie, de Bourgogne, d'Aquitaine, changeant sans nait; elle était la plus forte, la plus nombreuse, la cesse de maîtres, de frontières, d'étendue, d'impor- plus établie, mais sans consistance territoriale, sans tance; réduits enfin à deux, les royaumes d'Austra-unité politique; en tant que distinct des nations sie et de Neustrie, ces deux-là même n'avaient rien de stable ni de régulier, leurs chefs et leurs limites variaient continuellement; les rois et les provinces passaient continuellement de l'un à l'autre; en sorte que, dans l'intérieur même du territoire occupé par la population franque, nulle association politique n'avait de consistance et de fixité.

Les frontières extérieures étaient encore plus incertaines. A l'est et au nord, le mouvement d'invasion des peuples germaniques continuait. Les Thuringiens, les Bavarois, les Allemands, les Frisons, les Saxons, faisaient sans cesse effort pour passer le Rhin, et prendre leur part du territoire qu'occupaient les Francs. Pour leur résister, les Francs se reportèrent eux-mêmes au delà du Rhin; ils ravagèrent à plusieurs reprises le pays des Thuringiens, des Allemands, des Bavarois, et réduisirent ces peuples à une condition subordonnée, très-précaire sans doute, et qu'il est impossible de définir exactement. Mais les Frisons et les Saxons échappèrent même à cette demi-défaite, et les Francs d'Austrasie étaient forcés de soutenir contre eux une guerre sans relâche, qui ne permettait pas que, de ce côté, leurs frontières acquissent la moindre régularité.

A l'ouest, les Bretons et toutes les tribus établies dans la presqu'île connue sous le nom d'Armorique tenaient les frontières des Francs Neustriens dans le même état d'incertitude.

Entrons dans l'intérieur de la société gallo-franque, nous ne la trouverons pas plus avancée; elle ne nous offrira ni plus d'ensemble, ni plus de fixité.

Vous vous rappelez qu'en examinant les institutions des peuples germaniques avant l'invasion, j'ai montré qu'elles n'avaient pu se transplanter sur le territoire gaulois, et que les institutions libres en particulier, le gouvernement des affaires publiques par les assemblées d'hommes libres, devenu inapplicable à la nouvelle situation des conquérants, avait presque complétement péri. La classe même des hommes libres, cette condition dont l'indépendance individuelle et l'égalité étaient les caractères essentiels, alla toujours diminuant en nombre et en importance; évidemment ce n'était point à elle, ni au système d'institutions et d'influences analogues à sa nature, qu'il était donné de prévaloir dans la société gallo-franque et de la gouverner. La liberté était alors une cause de désordre, non un principe d'organisation.

Dans les premiers temps qui suivirent l'invasion, la royauté fit, vous l'avez vu, quelques progrès; elle recueillit quelques débris de l'héritage de l'empire; les idées religieuses lui prêtèrent quelque force: mais bientôt ce progrès s'arrêta; le temps de la centralisation du pouvoir était encore bien loin; tous

obstacles s'élevaient de toutes parts. Le prompt et irrémédiable abaissement de la royauté mérovingienne prouve à quel point le principe monarchique était peu capable de posséder et de régler la société gallo-franque. Il y était à peu près aussi impuissant que le principe des institutions libres.

Au midi, dans la Provence, la Narbonnaise, l'Aqui-moyens lui manquaient pour se faire obéir; les taine, ce n'était plus des mouvements de peuplades barbares et à demi errantes que provenait la fluctuation, mais elle était la même. L'ancienne population romaine travaillait sans cesse à ressaisir son indépendance. Les Francs avaient conquis, mais ne possédaient vraiment pas ces contrées. Dès que leurs grandes incursions cessaient, les villes et les campagnes se soulevaient et se confédéraient pour secouer le joug. A leurs efforts vint se joindre une nouvelle cause d'agitation et d'instabilité. Le mahométisme date sa naissance du 16 juillet 622; et à la fin de ce même siècle, ou du moins au commencement du vin, il inondait le midi de l'Italie, l'Espagne presque entière, le midi de la Gaule, et portait de ce côté un effort encore plus impétueux que celui des peuples germaniques aux bords du Rhin. Ainsi, sur tous les points, au nord, à l'est, à l'ouest, au midi, le territoire franc était sans cesse envahi, ses frontières changeaient au gré d'incursions sans cesse répétées. A tout prendre, sans doute, dans cette

Le principe aristocratique y prévalait : c'était aux grands propriétaires, chacun sur ses domaines, et, dans le gouvernement central, aux compagnons du roi, antrustions, leudes, fidèles, qu'appartenait effectivement le pouvoir. Mais le principe aristocratique lui-même était incapable de donner à la société une organisation un peu stable et générale; il y prévalait, mais avec autant de désordre qu'en aurait pu entraîner tout autre système, sans revêtir une forme plus simple et plus régulière. Consultez tous les historiens modernes qui ont essayé de peindre et d'expliquer cette époque; les uns en ont cherché la clef dans la lutte des hommes libres contre les leudes, c'est-à-dire de la nation conquérante

« PrécédentContinuer »