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commençant, la fusion de la philosophie païenne et | cussion avec les païens était alors une sorte de luxe de la théologie chrétienne, la métamorphose de l'une dont les chrétiens ne croyaient plus avoir besoin: dans l'autre. Et il y a ceci de remarquable que l'argumentation destinée à établir la spiritualité de l'âme vient évidemment de l'ancienne philosophie plus que du christianisme, et que l'auteur semble surtout s'appliquer à convaincre les théologiens en leur prouvant que la foi chrétienne n'a rien en ceci qui ne se concilie à merveille avec les résultats auxquels conduit la raison.

Beaucoup de personnes, dit Évagre dans la préface de son livre, pensent qu'il faut mépriser plutôt que réfuter toutes les objections des Gentils, tant elles sont vaines et vides de vraie sagesse ; mais il y a, je pense, dans un tel mépris, un orgueil inutile, et je trouve, à instruire les Gentils, un double bien; d'abord, on montre à tous à quel point notre religion est sainte et simple; de plus, instruits de la sorte, ils en viennent à croire ce qu'ils méprisaient sans le connaître... D'ailleurs, en pas la lumière, ils en sentent du moins la chaleur.

Cette dernière phrase est belle et exprime un sentiment plein de sympathie.

Un seul point me paraît remarquable dans ce dia

Cette transition de la philosophie ancienne à la approchant le flambeau des yeux des aveugles, s'ils n'en voient théologie moderne devrait être encore plus visible, plus fortement empreinte dans le dialogue du chrétien Zachée et du philosophe Apollonius, par le moine Évagre: là, en effet, les deux doctrines, les deux sociétés sont directement en présence, et ap-logue; c'est que la question se pose nettement entre pelées à débattre leurs mérites. Mais le débat n'est qu'apparent et n'existe au fait que sur le titre. Je ne connais rien qui prouve plus évidemment à quel point le paganisme était mort dans l'esprit des peuples à cette époque. Le philosophe Apollonius ouvre le dialogue d'un ton arrogant, comme tout prêt à pulvériser le chrétien, et méprisant d'avance les arguments qu'on pourra lui présenter :

Si tu examines avec soin, lui dit-il, tu verras que toutes les religions et tous les rites sacrés ont des origines raisonnables; mais votre croyance est tellement vaine et irrationnelle qu'elle me semble ne pouvoir être admise que par folie (1).

Mais cet orgueil est stérile: dans tout le cours du dialogue, Apollonius ne met pas en avant un argument, une idée; il ne prouve rien, ne répond à rien; il ne parle que pour provoquer les discours de Zachée, qui,'de son côté, ne s'inquiète en aucune façon du paganisme, ni de la philosophie de son adversaire, ne les réfute point, y fait à peine çà et là quelques allusions, et ne songe qu'à raconter l'histoire et la foi chrétienne, à en faire ressortir l'ensemble de l'autorité. Sans doute le livre est l'ouvrage d'un chrétien, et le silence qu'il fait tenir à son philosophe ne prouve pas que les philosophes se tussent en effet. Mais tel n'est point le caractère des premiers débats du christianisme avec la philosophie ancienne, lorsque celle-ci était encore vivante et puissante; il tenait compte alors des arguments de ses adversaires; il en parlait, il les réfutait; la controverse était réelle et animée. lei il n'y a plus de controverse; le chrétien endoctrine, catéchise le philosophe, et ne croit pas lui devoir rien de plus.

Il lui fait même une concession, et lui accorde une faveur en prenant pour lui cette peine: la dis

le rationalisme et la révélation chrétienne; non que la discussion soit plus réelle et plus étendue à ce sujet que sur tout autre : c'est dans quelques phrases seulement que se manifeste cette idée; mais elle est évidemment au fond de tous les esprits, et forme en quelque sorte le dernier retranchement où se défende encore la philosophie. Vous venez de voir qu'Apollonius reproche surtout à la doctrine chrétienne d'être irrationnelle; Zachée lui répond :

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nombre d'autres ouvrages du même temps et du même genre. J'ai choisi les plus remarquables, les plus caractéristiques, les plus propres à faire bien connaître l'état des esprits à cette époque, et leur activité. Elle était grande; exclusivement concentrée, il est vrai, dans la société religieuse; ce que l'ancienne philosophie conservait de force et de vie, passait au service des chrétiens; c'était sous la forme religieuse, et au sein même du christianisme que se reproduisaient les idées, les écoles, toute la science des philosophes; mais à cette condition elles occupaient encore les esprits, et jouaient, dans l'état moral de la société nouvelle, un rôle important.

C'est là le mouvement que vinrent arrêter l'invasion des Barbares et la chute de l'empire romain: cent ans plus tard, on ne trouve plus aucune trace de ce que je viens de mettre sous vos yeux, ces discussions, ces voyages, ces correspondances, ces pamphlets, toute cette activité intellectuelle de la Gaule, au vu siècle, il n'en est plus question.

La perte fut-elle grande? l'invasion des Barbares étouffa-t-elle un mouvement important et fécond? J'en doute fort. Rappelez-vous, je vous prie, ce que j'ai eu l'honneur de vous dire sur le caractère essentiellement pratique du christianisme; le progrès intellectuel, la science proprement dite, n'était point son but; et bien qu'il se rattachât, sur plusieurs points, à l'ancienne philosophie, bien qu'il sût s'approprier ses idées et en tirer bon parti, il ne s'inquiétait guère de la continuer, ni de la remplacer : changer les mœurs, gouverner la vie, telle était la pensée dominante de ses chefs.

De plus, malgré la liberté d'esprit qui régnait en fait, au ve siècle, dans la société religieuse, le principe de la liberté n'y était point en progrès; c'était au contraire le principe de l'autorité, de la domination officielle des intelligences, par une règle générale et fixe, qui tendait à prévaloir. Encore réelle et forte, la liberté intellectuelle était pourtant en déca

dence: l'avenir appartenait à l'autorité. Le fait est évident, les écrits du temps le prouvent à chaque page. Tel était, d'ailleurs, le résultat presque nécessaire de la nature de la réforme chrétienne : plus morale que scientifique, elle se proposait surtout d'établir une loi, de régir les volontés; c'était donc surtout d'autorité qu'elle avait besoin; l'autorité, dans un pareil état de mœurs, était son plus sûr, son plus efficace moyen.

Or, messieurs, ce que l'invasion des Barbares et la chute de l'empire romain arrêtèrent surtout, détruisirent même, ce fut le mouvement intellectuel ; ce qui restait de science, de philosophie, de liberté d'esprit au ve siècle, disparut sous leurs coups. Mais le mouvement moral, la réforme pratique du christianisme, et l'établissement officiel de son autorité sur les peuples, n'en furent point frappés; peut-être même y gagnèrent-ils au lieu d'y perdre; c'est du moins, je crois, ce que l'histoire de notre civilisation, à mesure que nous avancerons dans son cours, nous permettra de conjecturer.

L'invasion des Barbares ne tua donc point ce qui avait vie; au fond, l'activité et la liberté intellectuelles étaient en décadence; tout porte à croire qu'elles se seraient arrêtées d'elles-mêmes; les Barbares les arrêtèrent plus durement et plus tôt. C'est là, je crois, tout ce qu'on peut leur imputer.

Nous voici arrivés, messieurs, dans les limites du moins où nous devons nous renfermer, au terme du tableau de la société romaine en Gaule, au moment où elle est tombée : nous la connaissons, sinon complétement, du moins sous ses traits essentiels. Pour nous bien préparer à comprendre la société qui lui succéda, nous avons maintenant à étudier l'élément nouveau qui vint s'y mêler, les Barbares. Leur état avant l'invasion, avant qu'ils fussent venus bouleverser la société romaine, et changer eux-mêmes sous son influence, tel sera l'objet de notre prochaine réunion.

SEPTIEME LEÇON.

Objet de la leçon. De l'élément germanique dans la civilisation moderne. · · Des monuments de l'ancien état social des Germains. 10 Des historiens romains et grecs; 2o des lois barbares; 3o des traditions nationales. époques fort diverses.

Ils se rapportent à des On les a souvent employés pêle-mêle. — Erreur qui en résulte. De l'ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains. Des opinions des écrivains allemands modernes sur l'ancienne société germanique. — Quel genre de vie y prévalait, la vie errante ou la vie sédentaire? Des institutions. De l'état moral. Comparaison entre l'état des tribus germaines et celui d'autres peuplades. Fausseté de la plupart des tableaux de la vie barbare. — Principaux caractères de la véritable influence des Germains sur la civilisation moderne.

MESSIEURS,

Nous abordons successivement les diverses sources de notre civilisation. Nous avons déjà étudié, d'une part, ce qu'on peut appeler l'élément romain, la société civile romaine; de l'autre, l'élément chrétien, la société religieuse. Considérons aujourd'hui l'élément barbare, la société germanique.

cette étude; le premier, qu'on a fait, en général, la part de l'élément barbare, dans la civilisation moderne, beaucoup trop grande; le second, qu'on ne lui a pas fait sa part véritable on a attribué aux Germains, à leurs institutions, à leurs mœurs, trop d'influence sur notre société; on ne leur a pas attribué celle qu'ils ont réellement exercée; nous ne leur devons pas tout ce qu'on réclame en leur nom; nous leur devons ce qui ne semble pas venir d'eux.

En attendant que ce double résultat sorte, sous nos yeux, du développement progressif des faits, la première condition pour apprécier avec vérité la part de l'élément germanique dans notre civilisation, c'est de bien connaitre ce qu'étaient réellement les Germains au moment où elle a commencé, où ils ont eux-mêmes concouru à sa formation; c'est-à-dire avant leur invasion et leur établissement sur le territoire romain, quand ils habitaient encore la Germanie, dans les r et ive siècles. Par là seulement nous pourrons nous former une idée exacte de ce qu'ils ont apporté dans l'œuvre commune, et démêler quels faits sont vraiment d'origine germanique.

Les opinions sont fort diverses sur l'importance de cet élément, sur le rôle et la part des Germains dans la civilisation moderne; les préjugés de nation, de situation, de classe, ont modifié l'idée que chacun s'en est faite. Les historiens allemands, les publicis tes féodaux, M. de Boulainvilliers, par exemple, ont, en général, attribué aux Barbares une influence très-étendue les publicistes bourgeois, comme l'abbé Dubos, l'ont, au contraire, fort réduite, pour faire à la société romaine une bien plus large part; au dire des ecclésiastiques, c'est à l'Église que la civilisation moderne est le plus redevable. Quelquefois les doctrines politiques ont seules déterminé l'opinion de l'écrivain: l'abbé de Mably, tout dévoué qu'il est à la cause populaire, et malgré son antipathie pour le régime féodal, insiste fortement sur les origines germaniques, parce qu'il croit y voir plus d'institutions et de principes de liberté que partout ailleurs. Je n'ai garde, messieurs, de traiter aujourd'hui cette question; nous la traiterons, elle se ré-à-dire depuis Polybe, environ cent cinquante ans soudra à mesure que nous avancerons dans l'histoire de la civilisation française: nous verrons, d'époque en époque, quel rôle y a joué chacun de ses éléments primitifs, ce que chacun a apporté et reçu dans leur combinaison. Je me bornerai à énoncer d'avance les deux résultats auxquels nous conduira, je crois,

Cette étude est difficile. Les monuments où nous pouvons étudier les Barbares avant l'invasion sont de trois sortes: 1° les écrivains grecs ou romains qui les ont connus et décrits depuis leur première apparition dans l'histoire jusqu'à cette époque, c'est

avant J. C., jusqu'à Ammien Marcellin, dont l'ouvrage s'arrête à l'an de J. C. 378. Entre ces deux termes, une foule d'historiens, Tite-Live, César, Strabon, Pomponius Mela, Pline, Tacite, Ptolémée, Plutarque, Florus, Pausanias, etc., nous ont laissé, sur les peuples germains, des renseignements plus

ou moins détaillés; 2° les écrits et les documents | de ces peuples sur le sol romain. La loi salique est postérieurs à l'invasion germanique, mais qui rap- plus primitive, plus barbare; cependant on peut, je portent ou révèlent des faits antérieurs: par exemple, crois, prouver que, dans plusieurs parties, entre plusieurs chroniques, et surtout les lois barbares, autres dans ce qui touche à la propriété, elle est salique, visigothe, bourguignonne, etc.; 3° les sou- souvent d'origine plus récente. Aussi bien donc que venirs et les traditions nationales des Germains eux- les historiens romains, les lois germaines révèlent mêmes sur leur destinée et leur état dans les siècles des temps et des états de société très-divers. antérieurs à l'invasion, en remontant jusqu'à leur première origine et leur plus ancienne histoire.

Au seul énoncé de ces documents, il est évident qu'ils se rapportent à des temps et à des états extrêDiement divers. Les écrivains romains et grecs, par exemple, embrassent un espace de cinq cents ans, pendant lequel la Germanie et ses peuples leur ont apparu sous les points de vue les plus différents. Ils ont commencé à les connaître par des ouï-dire, des récits de voyageurs, quelques relations lointaines et rares. Sont venues ensuite les premières expéditions des Germains errants, surtout celle des Teutons et des Cimbres. Un peu plus tard, à partir de César et d'Auguste, les Romains, à leur tour, ont pénétré en Germanie; leurs armées ont passé le Rhin et le Danube, et vu les Germains sous un nouvel aspect, dans un nouvel état. Enfin, dès le m° siècle, les Germains se sont rués sur l'empire romain qui, les repoussant et les admettant tour à tour, les a connus bien plus intimement et dans une tout autre situation qu'il n'avait fait jusqu'alors. Qui ne voit que, durant cet intervalle, à travers tant de siècles et d'événements, les Barbares et les écrivains qui les décrivaient, l'objet et le tableau, ont dû prodigieusement varier?

Les documents de la seconde classe sont dans le même cas les lois barbares ont été rédigées assez longtemps après l'invasion; la loi des Visigoths, dans sa partie la plus ancienne, appartient à la dernière moitié du ve siècle : il se peut que la loi salique ait été écrite une première fois sous Clovis; mais la rédaction que nous en avons est d'une époque bien postérieure; la loi des Bourguignons date de l'an 517. Elles sont donc toutes, dans leur forme actuelle, bien plus modernes que la société barbare que nous voulons étudier. Nul doute qu'elles ne contiennent beaucoup de faits, qu'elles ne décrivent souvent un état social antérieur à l'invasion; nul doute que les Germains, transportés dans la Gaule, n'aient rédigé ainsi leurs anciennes coutumes, leurs anciens rapports. Mais nul doute aussi que depuis l'invasion, la société germanique ne se fût profondément modifiée, et que ces modifications n'eussent passé dans les lois; la loi des Visigoths et celle des Bourguignons sont bien plus romaines que barbares; les trois quarts de leurs dispositions tiennent à des faits qui n'ont pu naître que depuis l'établissement

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Quant aux documents de la troisième classe, les traditions nationales des Germains, l'évidence est encore plus frappante: ces traditions ont presque toutes pour objet des faits fort antérieurs, et devenus probablement assez étrangers à l'état de ces peuples aux ш et iv siècles; des faits qui avaient concouru à produire cet état et pouvaient servir à l'expliquer, mais ne le constituaient plus. Je suppose que pour étudier, il y a cinquante ans, l'état des montagnards de la haute Écosse, on eût recueilli leurs traditions encore si vivantes et populaires, et qu'on eût pris les faits qu'elles expriment pour des éléments réels de la société écossaise au xvm° siècle, à coup sûr l'illusion eût été grande et féconde en étranges méprises. Il en serait de même, et à bien plus forte raison, à l'égard des anciennes traditions germaniques; elles se rapportent à l'histoire primitive des Germains, à leur origine, à leur filiation religieuse, à leurs relations avec une multitude de peuples en Asie, sur les bords de la mer Noire, de la mer Baltique, à des événements enfin qui avaient puissamment agi sans doute pour amener l'état social des tribus germaines au 1° siècle, et dont il faut tenir grand compte, mais qui n'étaient plus alors que des causes, non des faits.

Vous le voyez, messieurs, tous les monuments qui nous restent sur l'état des Barbares avant l'invasion, quelles que soient leur origine et leur nature, romains ou germains, traditions, chroniques ou lois, nous entretiennent de temps et de faits fort éloignés les uns des autres, et parmi lesquels il est très-difficile de démêler ce qui appartient vraiment aux II et Ive siècles. C'est, à mon avis, l'erreur fondamentale d'un grand nombre d'écrivains allemands, et quelquefois des plus distingués, de n'avoir pas tenu assez de compte de cette circonstance: pour peindre la société et les mœurs germaines à cette époque, ils puisent souvent pêle-mêle dans les trois sources de documents que je viens d'indiquer, dans les écrivains romains, dans les lois barbares, dans les souvenirs nationaux, sans s'inquiéter de la différence des temps et des situations, sans observer aucune chronologie morale. De là l'incohérence de quelques-uns de leurs tableaux, singulier mélange de mythologie, de barbarie et de civilisation naissante, des âges fabuleux, héroïque et semi-politique, sans exactitude et sans ordre aux yeux d'une

critique un peu sévère, sans vérité pour l'imagina- | œuvre de colère : l'imagination de Tacite est essention.

Je m'appliquerai, messieurs, à éviter cette erreur : c'est de l'état des Germains peu avant l'invasion que je veux vous occuper; c'est là ce qu'il nous importe de connaître, car c'est là ce qui a été réel et puissant au moment de la fusion des peuples, ce qui a exercé sur la civilisation moderne une véritable influence. Je n'entrerai point dans l'examen des origines et des antiquités germaniques; je ne chercherai point quels ont été les rapports des Germains avec les peuples et les religions de l'Asie, si leur barbarie était un débris d'une ancienne civilisation, ni quels peuvent être, sous les formes barbare, les traits cachés de cette société originaire. La question est grande et belle; mais ce n'est point la nôtre, et je ne m'y arrêterai pas. Je voudrais également ne jamais transporter dans l'état des Germains, au delà du Rhin et du Danube, les faits qui appartiennent aux Germains établis sur le sol gaulois. La difficulté est extrême. Bien avant d'avoir passé le Danube ou le Rhin, les Barbares étaient en relation avec Rome; leur condition, leurs mœurs, leurs idées, leurs lois peut-être en avaient déjà subi l'influence. Comment démêler, au milieu de renseignements d'ailleurs si incomplets et si confus, ces premiers résultats de l'importation étrangère? comment assigner avec précision ce qui était vrai- | ment germanique, et ce qui portait déjà une empreinte romaine? j'y tâcherai ; la vérité de l'histoire l'exige absolument.

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tiellement forte et vraie; quand il veut simplement décrire les mœurs germaines, sans allusion au monde romain, sans comparaison, sans en tirer aucune conséquence générale, il est admirable, et on peut ajouter pleine foi non-seulement au dessin, mais à la couleur du tableau; jamais la vie barbare n'a été peinte avec plus de vigueur, plus de vérité poétique. C'est seulement quand la pensée de Rome revient à Tacite, quand il parle des Barbares pour en faire honte à ses concitoyens, c'est seulement alors que son imagination perd son indépendance, sa sincérité naturelle, et qu'une couleur fausse se répand sur ses tableaux.

Un grand changement s'opéra sans doute dans l'état des Germains entre la fin du re siècle, époque où écrivait Tacite, et les temps voisins de l'invasion; les fréquentes communications avec Rome ne pouvaient manquer d'exercer sur eux quelque influence, et on a trop souvent négligé d'en tenir compte. Cependant le fond du livre de Tacite était encore vrai à la fin du ive comme du 1° siècle. Rien ne le prouve mieux que les récits d'Ammien Marcellin, pur soldat, sans imagination, sans instruction, qui avait fait la guerre contre les Germains, et dont les descriptions simples et brèves coincident presque partout avec les vives et savantes couleurs de Tacite. Nous pouvons donc, même pour l'époque qui nous occupe, accorder au tableau des mœurs des Germains une confiance presque entière.

Le document le plus important que nous possé- Si nous comparons ce tableau, messieurs, aux dions sur l'état des Germains, entre l'époque où ils peintures de l'ancien état social des Germains, traont commencé à être connus du monde romain et cées naguère par d'habiles écrivains allemands, celle où ils l'ont conquis, est sans contredit l'ou-nous serons surpris de la ressemblance. A coup sûr vrage de Tacite. Il y faut distinguer avec soin deux le sentiment qui les anime n'est pas le même; c'est choses d'un côté, les faits que Tacite a recueillis et décrits; de l'autre, les réflexions qu'il y mêle, la couleur sous laquelle il les présente, le jugement qu'il en porte. Les faits sont exacts: il y a quelques raisons de croire que le père de Tacite, et peut-être lui-même, avait été procurateur de Belgique; il avait pu recueillir sur la Germanie des renseignements détaillés; il s'en était occupé avec soin; les documents postérieurs prouvent presque tous la vérité matérielle de ses récits. Quant à leur couleur morale, Tacite a peint les Germains comme Montaigne et Rousseau les sauvages, dans un accès d'humeur contre sa patrie: son livre est une satire des mœurs romaines, l'éloquente boutade d'un patriote philosophe qui veut voir la vertu là où il ne rencontre pas la mollesse honteuse et la dépravation savante d'une vieille société. N'allez pas croire cependant que tout soit faux, moralement parlant, dans cette

avec indignation et douleur que Tacite raconte à Rome corrompue les vertus simples et fortes des Barbares; c'est avec orgueil et complaisance que les Allemands modernes les contemplent : mais de ces causes diverses naît un seul et même effet; comme Tacite, bien plus que Tacite, la plupart des Allemands peignent des plus belles couleurs l'ancienne Germanie, ses institutions, ses mœurs; s'ils ne vont pas jusqu'à les représenter comme l'idéal de la société, du moins les défendent-ils de toute imputation de barbarie. A les en croire : 1° la vie agricole et sédentaire y prévalait, même avant l'invasion, sur la vie errante; les institutions et les idées qui tiennent à la propriété foncière étaient déjà fort avancées; 2° les garanties de la liberté et même de la sûreté des individus étaient efficaces; 3° les mœurs étaient à la vérité violentes et grossières, mais, au fond, la moralité naturelle de l'homme se

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