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DE

LA CIVILISATION

EN EUROPE,

DEPUIS LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

JUSQU'A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

PREMIÈRE LEÇON.

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Objet du Cours. ·Histoire de la civilisation européenne. — Rôle de la France dans la civilisation de l'Europe. · Que la civilisation peut être racontée. Que c'est le fait le plus général de l'histoire. Du sens usuel et populaire du mot civilisation. — Deux faits principaux constituent la civilisation : 1o le développement de la société; 2o le développement de l'individu. — Preuve de cette assertion. — Que ces deux faits sont nécessairement liés l'un à l'autre et se produisent tôt ou tard l'un l'autre. — La destinée de l'homme est-elle contenue tout entière dans sa condition actuelle ou sociale? - Que l'histoire de la civilisation peut être considérée et présentée sous deux points de vue. — Quelques mots sur le plan du Cours. – De l'état actuel des esprits et de l'avenir de la civilisation.

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MESSIEURS,

Je suis profondément touché de l'accueil que je reçois de vous. Je me permettrai de dire que je l'accepte comme un gage de la sympathie qui n'a pas cessé d'exister entre nous, malgré une si longue séparation. Je dis que la sympathie n'a pas cessé d'exister, comme si je retrouvais dans cette enceinte les mêmes personnes, la même génération qui avaient coutume d'y venir, il y a sept ans, s'associer à mes travaux. (M. Guizot paraît ému et s'arrête un moment.) Je vous demande pardon, messieurs votre accueil si bienveillant m'a un peu troublé... Parce que je reviens ici, il me semble que tout y doit revenir, que rien n'est changé : tout est changé pourtant, messieurs, et bien changé! (Mouvement.)

Il y a sept ans, nous n'entrions ici qu'avec inquiétude, préoccupés d'un sentiment triste, pesant; nous nous savions entourés de difficultés, de périls; nous nous sentions entraînés vers un mal que vainement, à force de gravité, de tranquillité, de réserve, nous essayions de détourner, Aujourd'hui nous arrivons tous, vous comme moi, avec confiance et espérance, le cœur en paix et la pensée libre. Nous n'avons qu'une manière, messieurs, d'en témoigner dignement notre reconnaissance : c'est d'apporter dans nos réunions, dans nos études, le même calme, la même réserve que nous y apportions quand nous redoutions chaque jour de les voir entravées ou suspendues. Je vous demande la permission de vous le dire la bonne fortune est chanceuse, délicate, fragile; l'espérance a besoin d'être ménagée comme

la crainte; la convalescence exige presque les vue des institutions politiques, par l'Angleterre.

mêmes soins, la même prudence que les approches de la maladie. Vous les aurez, messieurs, j'en suis sûr. Cette même sympathie, cette correspondance intime et rapide d'opinions, de sentiments, d'idées, qui nous unissait dans les jours difficiles, et nous a du moins épargné les fautes, nous unira également dans les bons jours, et nous mettra en mesure d'en recueillir tous les fruits. J'y compte, messieurs, j'y compte de votre part, et n'ai besoin de rien de plus. (Applaudissements.)

Nous avons bien peu de temps devant nous d'ici à la fin de l'année. J'en ai eu moi-même bien peu pour penser au cours que je devais vous présenter. J'ai cherché quel serait le sujet qui pourrait se renfermer le mieux, soit dans l'espace qui nous reste, soit dans le très-peu de jours qui m'ont été donnés pour me préparer. Il m'a paru qu'un tableau général de l'histoire moderne de l'Europe, considérée sous le rapport du développement de la civilisation, un coup d'œil général sur l'histoire de la civilisation européenne, de ses origines, de sa marche, de son but, de son caractère; il m'a paru, dis-je, qu'un tel tableau se pouvait adapter au temps dont nous disposons. C'est le sujet dont je me suis déterminé à vous entretenir.

Je dis de la civilisation européenne: il est évident qu'il y a une civilisation européenne; qu'une certaine unité éclate dans la civilisation des divers États de l'Europe; qu'elle découle de faits à peu près semblables, malgré de grandes diversités de temps, de lieux, de circonstances; qu'elle se rattache aux mêmes principes, et tend à amener à peu près partout des résultats analogues. Il y a donc une civilisation européenne, et c'est de son ensemble que je veux vous occuper.

D'un autre côté, il est évident que cette civilisation ne peut être cherchée, que son histoire ne peut être puisée dans l'histoire d'un seul des États européens. Si elle a de l'unité, sa variété n'en est pas moins prodigieuse; elle ne s'est développée tout entière dans aucun pays spécial. Les traits de sa physionomie sont épars: il faut chercher, tantôt en France, tantôt en Angleterre, tantôt en Allemagne, tantôt en Espagne, les éléments de son histoire.

Nous sommes bien placés pour nous adonner à cette recherche et étudier la civilisation européenne. Il ne faut flatter personne, pas même son pays; cependant je crois qu'on peut dire sans flatterie que la France a été le centre, le foyer de la civilisation de l'Europe. Il serait excessif de prétendre qu'elle ait marché toujours, dans toutes les directions, à la tête des nations. Elle a été devancée, à diverses époques, dans les arts, par l'Italie; sous le point de

| Peut-être, sous d'autres points de vue, à certains moments, trouverait-on d'autres pays de l'Europe qui lui ont été supérieurs; mais il est impossible de méconnaître que, toutes les fois que la France s'est vue devancée dans la carrière de la civilisation, elle a repris une nouvelle vigueur, s'est élancée et s'est retrouvée bientôt au niveau ou en avant de tous. Non-seulement il lui est arrivé ainsi ; mais les idées, les institutions civilisantes, si je puis ainsi parler, qui ont pris naissance dans d'autres territoires, quand elles ont voulu se transplanter, devenir fécondes et générales, agir au profit commun de la civilisation européenne, on les a vues, en quelque sorte, obligées de subir en France une nouvelle préparation; et c'est de la France, comme d'une seconde patrie, plus féconde, plus riche, qu'elles se sont élancées à la conquête de l'Europe. Il n'est presque aucune grande idée, aucun grand principe de civilisation qui, pour se répandre partout, n'ait passé d'abord par la France.

C'est qu'il y a dans le génie français quelque chose de sociable, de sympathique, quelque chose qui se répand avec plus de facilité et d'énergie que dans le génie de tout autre peuple soit notre langue, soit le tour particulier de notre esprit, de nos mœurs, nos idées sont plus populaires, se présentent plus clairement aux masses, y pénètrent plus facilement; en un mot, la clarté, la sociabilité, la sympathie sont le caractère particulier de la France, de sa civilisation, et ces qualités la rendaient éminemment propre à marcher à la tête de la civilisation européenne.

Lors donc qu'on veut étudier l'histoire de ce grand fait, ce n'est point un choix arbitraire ni de convention que de prendre la France pour centre de cette étude; c'est au contraire se placer, en quelque sorte, au cœur de la civilisation elle-même, au cœur du fait qu'on veut étudier.

Je dis du fait, messieurs, et je le dis à dessein : la civilisation est un fait comme un autre, fait susceptible, comme tout autre, d'être étudié, décrit, raconté.

Depuis quelque temps on parle beaucoup, et avec raison, de la nécessité de renfermer l'histoire dans les faits, de la nécessité de raconter: rien de plus vrai; mais il y a plus de faits à raconter, et des faits plus divers, qu'on n'est peut-être tenté de le croire au premier moment; il y a des faits matériels, visibles, comme les batailles, les guerres, les actes officiels des gouvernements; il y a des faits moraux, cachés, qui n'en sont pas moins réels; il y a des faits individuels, qui ont un nom propre; il y a des faits généraux, sans nom, auxquels il est impossible d'assigner une date précise, de tel jour, de telle

année, qu'il est impossible de renfermer dans des limites rigoureuses, et qui n'en sont pas moins des faits comme d'autres, des faits historiques, qu'on ne peut exclure de l'histoire sans la mutiler.

La portion même qu'on est accoutumé à nommer la portion philosophique de l'histoire, les relations des faits entre eux, le lien qui les unit, les causes et les résultats des événements, c'est de l'histoire, tout comme les récits de batailles et de tous les événements extérieurs. Les faits de ce genre, sans nul doute, sont plus difficiles à démêler; on s'y trompe plus souvent; il est malaisé de les animer, de les présenter sous des formes claires, vives: mais cette difficulté ne change rien à leur nature; ils n'en font pas moins partie essentielle de l'histoire.

La civilisation, messieurs, est un de ces faits-là; fait général, caché, complexe, très-difficile, j'en conviens, à décrire, à raconter, mais qui n'en existe pas moins, qui n'en a pas moins droit à être décrit et raconté. On peut élever sur ce fait un grand nombre de questions; on peut se demander, on s'est demandé s'il était un bien ou un mal. Les uns s'en sont désolés; les autres s'en sont applaudis. On peut se demander si c'est un fait universel, s'il y a une civilisation universelle du genre humain, une destinée de l'humanité, si les peuples se sont transmis de siècle en siècle quelque chose qui ne se soit pas perdu, qui doive s'accroître, passer comme un dépôt, et arriver ainsi jusqu'à la fin des siècles. Pour mon compte, je suis convaincu qu'il y a en effet une destinée générale de l'humanité, une transmission du dépôt de la civilisation, et par conséquent une histoire universelle de la civilisation à écrire. Mais, sans élever des questions si grandes, si difficiles à résoudre, quand on se renferme dans un espace de temps et de lieu déterminé, quand on se borne à l'histoire d'un certain nombre de siècles, ou de certains peuples, il est évident que, dans ces limites, la civilisation est un fait qui peut être décrit, raconté, qui a son histoire. Je me hâte d'ajouter que cette histoire est la plus grande de toutes, qu'elle comprend toutes les autres.

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Ne semble-t-il pas, en effet, messieurs, que le fait de la civilisation soit le fait par excellence, le fait général et définitif, auquel tous les autres viennent aboutir, dans lequel ils se résument? Prenez tous les faits dont se compose l'histoire d'un peuple, qu'on est accoutumé à considérer comme les éléments de sa vie; prenez ses institutions, son commerce, son industrie, ses guerres, tous les détails de son gouvernement quand on veut considérer ces faits dans leur ensemble, dans leur liaison, quand on veut les apprécier, les juger, | qu'est-ce qu'on leur demande? on leur demande en

GLIZOT.

quoi ils ont contribué à la civilisation de ce peuple, quel rôle ils y ont joué, quelle part ils y ont prise, quelle influence ils y ont exercée. C'est par là nonseulement qu'on s'en forme une idée complète, mais qu'on les mesure, qu'on apprécie leur véritable valeur; ce sont en quelque sorte des fleuves auxquels on demande compte des eaux qu'ils doivent apporter à l'Océan. La civilisation est une espèce d'Océan qui fait la richesse d'un peuple, et au sein duquel tous les éléments de la vie du peuple, toutes les forces de son existence, viennent se réunir. Cela est si vrai que des faits qui, par leur nature, sont détestés, funestes, qui pèsent douloureusement sur les peuples, le despotisme, par exemple, et l'anarchie, s'ils ont contribué en quelque chose à la civilisation, s'ils lui ont fait faire un grand pas, eh bien! jusqu'à un certain point, on les excuse, on leur pardonne leurs torts, leur mauvaise nature; en sorte que partout où on reconnaît la civilisation et les faits qui l'ont enrichie, on est tenté d'oublier le prix qu'il en a coûté.

Il y a même des faits qu'à proprement parler on ne peut pas dire sociaux, des faits individuels qui semblent intéresser l'âme humaine plutôt que la vie publique telles sont les croyances religieuses et les idées philosophiques, les sciences, les lettres, les arts. Ces faits paraissent s'adresser à l'homme, soit pour le perfectionner, soit pour le charmer, et avoir plutôt pour but son amélioration intérieure, ou son plaisir, que sa condition sociale. Eh bien ! c'est encore sous le point de vue de la civilisation que ces faits-là mêmes sont souvent et veulent être considérés. De tout temps, dans tout pays, la religion s'est glorifiée d'avoir civilisé les peuples; les sciences, les lettres, les arts, tous les plaisirs intellectuels et moraux ont réclamé leur part dans cette gloire; et on a cru les louer, les honorer, quand on a reconnu qu'en effet elle leur appartenait. Ainsi, les faits les plus importants, les plus sublimes en eux-mêmes et indépendamment de tout résultat extérieur, uniquement dans leurs rapports avec l'âme de l'homme, leur importance s'accroît, leur sublimité s'élève par leur rapport avec la civilisation. Telle est la valeur de ce fait général qu'il en donne à tout ce qu'il touche. Et non-seulement il en donne; il y a même des occasions où les faits dont nous parlons, les croyances religieuses, les idées philosophiques, les lettres, les arts, sont surtout considérés et jugés sous le point de vue de leur influence sur la civilisation; influence qui devient, jusqu'à un certain point et pendant un certain temps, la mesure décisive de leur mérite, de leur valeur.

Quel est donc, messieurs; je le demande, quel est

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donc, avant d'en entreprendre l'histoire, et en le considérant uniquement en lui-même, ce fait si grave, si étendu, si précieux, qui semble le résumé, l'expression de la vie entière des peuples?

Je n'aurai garde ici de tomber dans la pure philosophie; je n'aurai garde de poser quelque principe rationnel, et puis d'en déduire la nature de la civilisation comme une conséquence: il y aurait beaucoup de chances d'erreurs dans cette méthode. Nous rencontrons encore ici un fait à constater et à décrire.

Depuis longtemps, et dans beaucoup de pays, on se sert du mot de civilisation : on y attache des idées plus ou moins nettes, plus ou moins étendues; mais enfin on s'en sert et on se comprend. C'est le sens de ce mot, son sens général, humain, populaire, qu'il faut étudier. Il y a presque toujours, dans l'acception usuelle des termes les plus généraux, plus de vérité que dans les définitions plus précises en apparence et plus rigoureuses de la science. C'est le bon sens qui donne aux mots leur signification commune, et le bon sens est le génie de l'humanité. La signification commune d'un mot se forme successivement et en présence des faits; à mesure qu'un fait se présente, qui paraît rentrer dans le sens d'un terme conna, on l'y reçoit, pour ainsi dire, naturellement; le sens du terme s'étend, s'élargit, et peu à peu les divers faits, les diverses idées qu'en vertu de la nature des choses mêmes, les hommes doivent rallier sous ce mot, s'y rallient en effet. Lorsque le sens d'un mot, au contraire, est déterminé par la science, cette détermination, ouvrage d'un seul ou d'un petit nombre d'individus, a lieu sous l'empire de quelque fait particulier qui a frappé leur esprit. Ainsi les définitions scientifiques sont en général beaucoup plus étroites et, par cela seul, beaucoup moins vraies au fond que le sens populaire des termes. En étudiant, comme un fait, le sens du mot civilisation, en recherchant toutes les idées qui y sont comprises, selon le bon sens des hommes, nous avancerons beaucoup plus dans la connaissance du fait lui-même, que si nous tentions d'en donner nous-mêmes une définition scientifique, parût-elle d'abord plus claire et plus précise.

Pour commencer cette recherche, je vais essayer de mettre sous vos yeux quelques hypothèses; je décrirai un certain nombre d'états de société, et puis nous nous demanderons si l'instinct général y reconnaîtrait l'état d'un peuple qui se civilise, si c'est là le sens que le genre humain attache naturellement au mot civilisation.

Voici un peuple dont la vie extérieure est douce, commode; il paye peu d'impôts, il ne souffre point; la justice lui est bien rendue dans les relations pri

vées; en un mot, l'existence matérielle, dans son ensemble, est assez bien et heureusement réglée. Mais en même temps l'existence intellectuelle et morale de ce peuple est tenue avec grand soin dans un état d'engourdissement, d'inertie, je ne veux pas dire d'oppression, parce qu'il n'en a pas le sentiment, mais de compression. Ceci n'est pas sans exemple. Il y a eu un grand nombre de petites républiques aristocratiques où les sujets ont été ainsi traités comme des troupeaux, bien tenus et matériellement heureux, mais sans activité intellectuelle et morale. Est-ce là la civilisation? est-ce là un peuple qui se civilise?

Voici une autre hypothèse : c'est un peuple dont l'existence matérielle est moins douce, moins commode, supportable cependant. En revanche, on n'a point négligé les besoins moraux, intellectuels; on leur distribue une certaine pâture; on cultive dans ce peuple des sentiments élevés, purs; ses croyances religieuses, morales, ont atteint un certain degré de développement; mais on a grand soin d'étouffer en lui le principe de la liberté; on donne satisfaction aux besoins intellectuels et moraux, comme ailleurs aux besoins matériels; on mesure à chacun sa part de vérité; on ne permet à personne de la chercher à lui tout seul. L'immobilité est le caractère de la vie morale; c'est l'état où sont tombées la plupart des populations de l'Asie, où les dominations théocratiques retiennent l'humanité; c'est l'état des Indous, par exemple. Je fais la même question que sur le peuple précédent : est-ce là un peuple qui se civilise?

Je change tout à fait la nature de l'hypothèse : voici un peuple chez lequel il y a un grand déploiement de quelques libertés individuelles, mais où le désordre et l'inégalité sont extrêmes : c'est l'empire de la force et du hasard; chacun, s'il n'est fort, est opprimé, souffre, périt; la violence est le caractère dominant de l'état social. Il n'y a personne qui ne sache que l'Europe a passé par cet état. Est-ce un état civilisé? Il peut contenir sans doute des principes de civilisation qui se développeront successivement; mais le fait qui domine dans une telle société n'est pas, à coup sûr, ce que le bon sens des hommes appelle la civilisation.

Je prends une quatrième et dernière hypothèse. La liberté de chaque individu est très-grande, l'inégalité entre eux est rare, ou au moins très-passagère. Chacun fait à peu près ce qu'il veut, et ne diffère pas beaucoup en puissance de son voisin; mais il y a très-peu d'intérêts généraux, très-peu d'idées publiques, très-peu de sentiments publics; très-peu de société, en un mot : les facultés et l'existence des individus se déploient et s'écoulent

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