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que la version pour enseigner le français, ni que le thème écrit soit plus profitable que le thème parlé. Il ne suffit pas de prouver que l'usage du thème a des avantages; il faudrait établir qu'il en a plus que les exercices par lesquels nous le remplaçons.

employés à étudier et à comprendre les maîtres. » (A. Théry, inspecteur général honoraire de l'instruction publique, Projet d'une réforme dans l'enseignement des langues anciennes, Paris, 1872, p. 17 sq.)

CHAPITRE VI

DES MÉTHODES D'ENSEIGNEMENT.

Nous entrerons, s'il vous plaît, dans une classe de rhétorique, et nous assisterons à la leçon. Mais j'avertis que nous entrons dans une classe un peu arriérée, où l'enseignement se donne comme il se donnait partout il y a vingt-cinq ans. Aujourd'hui, dans les grands colléges, et particulièrement quand le professeur sort de l'École normale, la méthode ressemble beaucoup plus à celle que je recommanderai tout à l'heure. On en devine la raison. C'est que la réforme que je propose n'est pas ma réforme; c'est celle que poursuivent depuis plusieurs années les professeurs les plus éminents de l'Université. Mon livre a été précédé du livre de M. Michel Bréal, qui avait été précédé par celui de M. Clavel, par celui de M. Labbé, et par beaucoup d'autres; et pendant que nous écrivons, il y a des maîtres pleins de résolution et de talent qui nous devancent. Le tableau que je vais tracer n'en est pas moins ressemblant, à l'heure actuelle, pour la grande majorité des colléges.

Il est huit heures et demie. Le professeur fait re

cueillir les copies; on les dépose sur la chaire, et il procède à la récitation des leçons. Il y a cinquante élèves dans la classe; un élève récite dix lignes de Tacite; un autre, cinq vers d'Homère. Ceci n'a pour but que de tenir les élèves en haleine et de les obliger à apprendre leurs leçons; car ils récitent, en courant, d'un ton monotone, sans tenir compte du sens, et, pour les vers, sans marquer la prosodie. Puis, vient la correction des devoirs. C'est aujourd'hui un discours latin. Il a pour sujet le discours des envoyés du sénat à César avant le passage du Rubicon. Pour traiter ce sujet, les élèves ont dû évidemment se représenter l'entrevue comme une scène de tragédie : César est debout, ayant à côté de lui son lieutenant; ses licteurs se tiennent à quelques pas en arrière; l'armée, rangée et immobile, garnit le fond du théâtre. Les délégués arrivent, et l'un d'entre eux prononce aussitôt sa harangue, en style pompeux, avec un exorde par insinuation, une proposition, une confirmation, et une péroraison pathétique. César lui répondra sans doute par un autre discours; après quoi, la négociation sera terminée. Un élève, choisi parmi les forts, lit sa copie, et le professeur l'avertit de lire lentement, pour que tout le monde comprenne; mais personne n'écoute. Et pourquoi écouterait-on? Le discours, quoiquè correct, n'est pas un modèle de style. Le professeur interrompt deux ou trois fois pour signaler des inadvertances. I indique à l'élève une expression de Salluste, qu'il aurait pu intercaler heureusement dans un passage cela lui aurait fait honneur, en montrant qu'il avait lu ses auteurs, ou tout au moins son Conciones; il est vrai que ce lambeau de Salluste,

cousu tant bien que mal à un style d'une étoffe toute différente, en aurait fait ressortir la pauvreté. La confirmation est irrésistible; César, après l'avoir entendue, doit être convaincu qu'un bon citoyen est fait pour obéir aux lois de sa patrie, et qu'un général victorieux ne peut sans crime se servir de sa renommée et de son influence sur ses légions pour renverser la constitution de son pays. La péroraison paraît faible; le souffle a manqué; César ne sera pas ému. Le professeur suggère une ou deux idées, qui ne sont que des lieux communs, mais qu'il exprime avec une certaine verve, et dans un latin élégant. Il appelle un second élève, et lui fait lire seulement un passage de son devoir, qu'il a noté par avance, et dont il fait ressortir le mauvais goût. Enfin, il lit lui-même une fort plate copie, où les solécismes abondent, et il fait rire toute la classe aux dépens d'un paresseux. Comme il est alors neuf heures et demie, on prend le XXIVe chant de l'Iliade.

Μνῆσαι πατρὸς σοῖο. θεοῖς ἐπιείκελ' Αχιλλεύ,
Τηλίκου, ὥσπερ ἐγών, ὁλοῷ ἐπὶ γήραος οὐδῷ.
Καὶ μέν που κεῖνον περιναιέται ἀμφὶς ἐόντες

Τείρουσ', οὐδέ τις ἐστιν ἀρὴν καὶ λοιγὸν ἀμῦναι'.

Le professeur demande qu'on raconte d'abord les événements qui ont précédé, et qu'on décrive le lieu de la scène. Un élève, qui s'exprime avec talent, et qui a certainement lu le xxive chant, donne ces détails en citant quelquefois avec beaucoup d'à-propos les expressions mêmes d'Homère. Puis il traduit par membres de phrase: Μνῆσαι πατρὸς σοῖο, souviens-toi

1. Homère, Iliade, chant xxiv, v. 486.

de ton père, θεοῖς ἐπιείκελ ̓ Ἀχιλλεῦ, Achille semblable aux dieux. Le professeur l'interrompt pour demander à un élève du milieu de la classe l'analyse grammaticale de uva; il demande à un autre ce que c'est que la forme colo; à un autre, pourquoi l'accent d'on est circonflexe. Quand le premier élève a terminé sa phrase, il la met en bon français. C'est alors le tour d'un autre à expliquer la phrase suivante. On s'arrête après le discours de Priam, et le professeur en fait rapidement ressortir les beautés. Mais il est déjà dix heures, et tout le monde prend vite son Horace.

Justum et tenacem propositi virum,
Non civium ardor prava jubentium,
Non vultus instantis tyranni

Mente quatit solidâ; neque Auster

Dux inquieti turbidus Adriæ,

Nec fulminantis magna manus Jovis :
Si fractus inlabatur orbis
Impavidum ferient ruinæ'.

L'explication se fait, comme pour le grec, par membre de phrase: Disjecti membra poetæ. Ici encore, on fait scander les vers, puis on essaye une traduction, à laquelle le professeur substitue la sienne, sans demander le concours des élèves. Il fait quelques remarques assez banales sur le grand caractère de ces deux strophes, et l'on passe à la strophe suivante; c'est tout: dix heures et demie sonnent, le tambour bat, et la classe est vide en un clin d'œil. Deux élèves ont récité leur leçon; quatre ont pris part aux explications; quatre ont été interrogés;

1. Horace, liv. III, ode ш, v. 1.

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