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TROISIÈME PARTIE

DE L'ÉDUCATION INTELLECTUELLE

<< Aristippus se moqua un jour plaisamment et de bonne grâce d'un père qui n'avoit ne sens ne entendement: car comme ce père lui demandoit combien il vouloit avoir pour lui instruire et enseigner son fils, il luy respondit : « Cent escus. << - Cent escus! dit le père; ô Hercules, c'est beau«< coup: comment ? j'en pourrois acheter un bon << esclave, de ces cent escus. — Il est vray, res« pondit Aristippus, et en ce faisant, tu auras << deux esclaves, ton fils le premier, et puis celui << que tu auras acheté. >>

(Plutarque, Comment il fault nourrir les enfants. Ed. de Genève, 1567, t. I, p. 7.)

CHAPITRE I

AVANTAGES DE L'ÉDUCATION DOMESTIQUE.

Les auteurs qui écrivaient sur l'éducation, jusqu'à la fin du siècle passé, se préoccupaient par-dessus tout du choix d'un gouverneur; et Rousseau, à cet égard, ne fait pas autrement que Montaigne. Il y avait alors dans les colléges deux sortes d'écoliers: ceux qui venaient y forger un outil pour se frayer un chemin dans le monde, et ceux qui venaient y chercher seulement de l'éducation; les premiers suivant, comme ils pouvaient, les leçons du régent, la plupart du temps gratuites, et, quand ils étaient obligés de gagner leur vie, la gagnant quelquefois en servant aux autres de domestiques; les seconds, entourés, même au collége, des avantages de la richesse et des priviléges que la naissance conférait. Les jésuites attiraient le plus qu'ils pouvaient de ces derniers, pour se faire des patrons dans les familles puissantes, et c'est ainsi que Molière fut le condisciple du grand Condé. Assez souvent les gentilshommes se dispensaient d'envoyer leurs enfants au collége; et le gouverneur se chargeait tout seul de l'âme et du corps

de « M. le chevalier. » Le latin faisait le fond de l'éducation, et on y attachait ce qu'on pouvait d'histoire et de notions générales sur les autres sciences, à mesure que la lecture des auteurs en fournissait l'occasion.

Aujourd'hui, nous avons perdu le gouverneur, et ceux qui se servaient de lui. Rousseau disait déjà que le gouverneur était introuvable. « Le respectable état de précepteur exige tant de talents qu'on ne saurait payer, tant de vertus qui ne sont point à prix, qu'il est inutile d'en chercher un avec de l'argent1. » On en cherchait pourtant, et même on en trouvait, parce que le mérite, sans naissance et sans appuis, était entouré de barrières infranchissables, et que le grand seigneur, toujours doublé d'un grand fermier général, a gardé ses priviléges et le droit de dispenser des faveurs jusqu'au moment même de sa chute. C'en est fait maintenant de tout cela. On connaît encore « M. l'abbé » dans quelques rares familles légitimistes, et « M. l'abbé » n'est plus bon qu'à mener le petit garçon jusqu'à la porte du lycée, et à l'accompagner dans ses promenades.

Après la table rase de 1793, l'Empire a essayé de faire une nouvelle noblesse. L'Empereur, qui regrettait tant de n'être pas son propre petit-fils, a donné à d'anciens ducs le titre de barons, pour mieux entrer dans son métier d'ancêtre, et pour montrer à tous les yeux qu'il voulait imiter, mais non continuer. Ni lui, ni ses barons de fraîche date n'ont fait souche. La vieille noblesse, privée de ses priviléges effectifs, a essayé de se sauver par ce qu'on appelle

1. La Nouvelle Héloïse, 4o partie, lettre xiv.

les salons, et le monde. Il y avait, sous la Restauration, quelque chose d'à peu près réel qui s'appelait le faubourg Saint-Germain. Cette ombre a même persisté après Charles X. Le faubourg Saint-Germain a boudé Louis Philippe. « Je boude, donc je suis. >> Enfin, les derniers de ces fantômes se sont évanouis. Dieu veuille, dans leur intérêt, qu'ils ne tentent pas de nouvelles apparitions. On ne fait plus guère de différence entre le duc de Montmorency et le duc de Persigny. Je suppose qu'on distingue encore tout cela dans certains salons, mais la différence échappe à tous les yeux au delà de l'antichambre. Il faut, à présent, être fort par soi-même. Les millions, qui sont plus substantiels que les parchemins, ne dispensent pas d'avoir un état. On est au moins avocat, on fait son stage. On entre dans quelque conseil d'administration, où l'on paye de sa personne. On se fait élire à la Chambre, et là, à moins de tomber dans le décri universel, il faut savoir un peu de toutes les questions, et en posséder à fond une ou deux. L'égalité politique et sociale, qui est un droit depuis près de cent ans, devient définitivement un fait. Celui qui s'aviserait de garder son fils enfermé chez lui avec ses parents, ses domestiques et son gouverneur, ferait aussi bien de le vouer au blanc pour toute sa vie. Ce grand enfant, transporté dans une assemblée d'actionnaires ou dans une chambre politique, y ferait une aussi bonne figure qu'un séminariste qui aurait jeté le matin son froc aux orties, et viendrait le soir papillonner dans un salon. Il faut, enfant, avoir vécu avec les enfants, pour pouvoir vivre ensuite, sans trop de désavantage, au milieu des hommes.

RÉFORME DE L'ENS.

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