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Sa mort.

la fécondité et la diversité de ses productions, il semblait tenir la place de dix auteurs classiques. Avide de ces honneurs, il eut une fantaisie qui pouvait paraître puérile chez un octogénaire, mais qui n'était pas sans intention chez un homme de parti : c'était d'être reçu parmi les francs-maçons, société bizarre qui remonte, dit-on, au temps de la destruction des Templiers, et qui, dépositaire d'un insignifiant secret, varie de forme et d'objet, suivant les circonstances; se voue au plaisir, à la bienfaisance, et surtout aux devoirs de l'hospitalité dans les temps calmes, et aux discussions hardies, aux intrigues dangereuses dans les temps où se préparent les orages politiques. Les philosophes alors s'en étaient rendus maîtres; ce fut là que l'auteur qui avait le plus cherché à inspirer l'humanité, fut remercié au nom du genre humain.

Ces émotions ravissantes épuisèrent ses forces. Il tomba dangereusement malade, et se rendit cette fois inaccessible aux ministres de la religion : il expira le 30 mai 1778, âgé de quatre-vingt-quatre ans. L'autorité ecclésiastique prétendait toujours avoir le droit d'exercer un jugement sur les morts, en accordant ou en refusant la sépulture. Le

parlement de Paris avait beaucoup restreint ce droit en faisant cesser les persécutions de l'archevêque de Paris contre les jansénistes mourans ou expirés. Il paraissait reconnu que les prêtres ne pouvaient plus se rendre juges des derniers sentimens de tous ceux qui sont nés dans la religion catholique, ni déclarer les jugemens du ciel à leur égard. Cependant le curé de Saint-Sulpice, soutenu par Christophe de Beaumont, refusa d'enterrer Voltaire, et le parlement ne se montrait point disposé à l'y contraindre. La capitale était dans la plus vive agitation, et réclamait, au nom de la France, contre l'outrage qu'on voulait faire au grand homme qu'elle pleurait. Un de ses neveux, conseiller-clerc au grand conseil, fit cesser le débat en conduisant les restes de Voltaire dans son abbaye, où les moines ne se firent point scrupule de l'inhumer. Si la nature eût accordé à Voltaire autant d'années qu'à Fontenelle, on peut présumer qu'il eût cherché à modérer les Français au moins dans leur effervescence politique; mais, s'ils avaient refusé d'écouter sa voix, quels eussent été les alarmes et les regrets de cet ami de l'humanité !

Le rival de Voltaire, Jean-Jacques Rous

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Mort de J.-J.
Rousseau.

seau,

mourut dans la même année. Depuis quatre mois seulement il paraissait avoir retrouvé du calme; il n'avait que trop longtemps donné en spectacle à la capitale toutes les bizarreries de son caractère inquiet et de sa farouche indépendance. Pauvre, aussi fier de l'être que d'avoir produit Émile, il croyait vivre au milieu d'une ligue d'ennemis, parmi lesquels il faisait entrer tous ceux qui paraissaient le rechercher avec empressement, et les grands seigneurs et les jeunes disciples qui se vouaient à lui, et les étrangers illustres, et d'obscurs artisans. Ses grands travaux avaient cessé. Il ne profitait point, pour éclairer son siècle, ni pour modifier ses principes absolus, de cet âge où l'on aime le vrai, et où l'on ne voit plus que le bien possible.

Une occupation fatale à sa gloire amusait, ou plutôt empoisonnait ses loisirs. En écrivant ses Confessions, il retrouvait plus souvent les peines que les plaisirs qui lui furent donnés par son imagination brûlante. Un récit plein d'âme et de naturel, des détails enchanteurs, ne pouvaient sauver la tristesse générale du tableau, n'adoucissaient pas des aveux pénibles dont les lecteurs sont forcés de maudire la franchise, ni des révélations

que

la reconnaissance devait lui interdire. Cet ouvrage si menaçant pour ses contemporains, et dont il avait l'indiscrète faiblesse de lire des fragmens, était devenu pour lui un nouveau sujet d'inquiétudes. Enfin, vaincu par ses alarmes, et peut-être même par la pauvreté, il accepta un ami et un asile. Le marquis de Girardin le reçut à Ermenonville, où son opulence et son goût avaient créé le jardin le plus délicieux de la France. Jean-Jacques Rousseau paraissait jouir en paix de ses goûts simples, et même de sa gloire, lorsqu'il se sentit subitement atteint d'un mal qui résultait de la complication des infirmités dont il était accablé depuis longtemps. A son dernier jour, il montra la force d'âme qu'il avait toujours affectée, et la sérénité touchante que depuis vingt ans il ne connaissait plus. Il mourut le 2 juillet 1778, âgé de soixante-six ans. Il fut pleuré plus que Voltaire lui-même l'un et l'autre avaient trouvé la mort qui semblait le mieux leur convenir, l'un dans un asile écarté, l'autre au milieu des applaudissemens. Tous ceux qui n'osaient plus aborder l'éloquent et farouche solitaire, vinrent honorer, je dirais presque adorer sa mémoire, dans l'île bordée de peupliers où le marquis de Girar

din avait placé son tombeau. Après Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, il n'y eut plus d'homme, au dix-huitième siècle, qui imposât ses opinions à ses contemporains. Tout fut entraîné, aucun guide ne parut.

FIN DU LIVRE QUINZIÈME.

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