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CHAPITRE V

LA JEUNE ALLEMAGNE

Le mouvement des idées après 1815. La réaction politique. Les décrets de Carlsbad; les conférences de Vienne. Proscription des écrits de la Jeune Allemagne. Caractère de la nouvelle école. 1. Henri Heine. Son début dans le romantisme. Le Buch der Lieder. La Nordsee. Perfection de sa forme poétique. Ses écrits en prose; les Reisebilder. Dissentiment de sa nature. - 2. Boerne et ses Lettres de Paris. Gutzkow; ses romans, ses drames et ses comédies. Laube; son talent d'assimilation. Écrivains secondaires.

La victoire de l'Europe sur Napoléon donna lieu à un grand malentendu entre les gouvernements et les peuples. Ceux-ci crurent avoir conquis, avec l'indépendance nationale, la liberté politique. Ceux-là se considérèrent simplement comme rétablis dans leurs anciens droits et dégagés de toute obligation envers ceux qui leur avaient prêté main-forte.

On s'aperçut bientôt que, dans le conflit des nations, la France n'avait pas été seule vaincue. Les constitutions promises furent ajournées; la noblesse rentra dans ses privilèges; la censure se multiplia, veilla sur toutes les manifestations de l'esprit, sur la presse comme sur les livres, comme sur l'enseignement. Il sembla que l'idéal politique du romantisme, sauf l'unité du pouvoir, fût sur le point de se réaliser.

«De tout temps, » dit l'historien Treitschke, « la jeunesse a été <«< plus radicale que la vieillesse, parce qu'elle vit plus dans l'avenir « que dans le présent; mais c'est le signe d'une situation anor«male quand l'abîme s'élargit entre les jeunes et les vieux, quand « il n'y a plus rien de commun entre l'ivresse enthousiaste des << uns et l'activité réfléchie des autres1. » Le libéralisme se réfugia

1. Deutsche Geschichte im XIX. Jahrhundert, 2 vol.

d'abord dans les sociétés de gymnastique dirigées par Jahn, et dans les associations d'étudiants favorisées par quelques professeurs, tels que le philologue Massmann, ridiculisé par Henri Heine. Le 17 octobre 1817, cinq cents jeunes gens, partis de tous les points de l'Allemagne, se donnèrent rendez-vous à Eisenach en Thuringe, pour célébrer à la fois l'anniversaire de la Réforme et celui de la bataille de Leipzig. Ils montèrent au château de la Wartbourg, où le duc Charles-Auguste, l'ami de Goethe, leur avait offert l'hospitalité dans la grande salle des Chevaliers; et le soir, sur une motion de Jahn, soutenue par Massmann, on ralluma le bûcher où Luther avait brûlé jadis la bulle papale, et, avec moins de danger que Luther, on y jeta les écrits des « ennemis de la bonne «< cause», et finalement un corset de uhlan, une perruque et un bâton de caporal 1. Les gouvernements prirent cette mascarade au sérieux. Une guerre de plume s'ensuivit. Charles-Auguste reçut une admonestation de la cour de Vienne, et le prince de Metternich déclara à l'ambassadeur de Prusse « qu'il était temps de « sévir contre le jacobinisme ».

Le congrès de Carlsbad, en 1819, se chargea de sauver la société menacée. Ses décrets donnèrent un démenti solennel et aux espérances libérales et aux aspirations unitaires. Des curateurs furent attachés aux différentes universités pour veiller sur la discipline des étudiants et sur l'enseignement des professeurs. Il fut décidé qu'un contrôle sévère serait exercé désormais sur les brochures et les publications périodiques. Une commission spéciale, nommée dans le sein de la Diète, était chargée de suivre et de réprimer les menées démagogiques ». Enfin les gouvernements s'engageaient à unir leurs efforts pour que nulle atteinte ne fût portée, ni dans les faits ni dans les écrits, soit au principe monarchique en général, soit aux prérogatives des différents États. C'étaient l'autocratie et le particularisme qui triomphaient. De mauvais jours commencèrent pour les lettres. Un censeur de Berlin, nommé Grano, eut sa légende. Il déclara, en 1824, qu'une nouvelle édition des Discours à la nation allemande de Fichte n'était pas convenable pour le temps présent ». Le Lexique de la Conversation de Brockhaus n'était autorisé que « pour les savants », et on leur recommandait de ne pas le communiquer.

1. Il y avait parmi les livres brûlés le Code Napoléon et les Règlements de la Gendarmerie.

Les gouvernements avaient derrière eux, pour se faire craindre et obéir, une armée de bureaucrates. Le parti libéral se recrutait surtout dans le monde universitaire. Quant aux esprits simplement observateurs, ils ne pouvaient qu'être frappés d'un contraste, celui de la France vaincue, jouissant d'institutions parlementaires qui, malgré les efforts de la réaction, lui assuraient le mouvement de la vie politique, et de l'Allemagne victorieuse, réduite encore à attendre du bon vouloir de ses maîtres les franchises les plus élémentaires. La France n'avait donc pas tout perdu dans sa défaite, et elle donnait encore à l'Europe d'utiles leçons. Peu à peu l'ardeur patriotique de 1813 fit place à un cosmopolitisme nouveau, tout politique, et différent du cosmopolitisme littéraire de Goethe. On prit encore une fois, comme on avait fait au xvío siècle, le chemin de Paris, non plus pour y parfaire son éducation mondaine, mais pour y respirer un air plus libre, et, dans ce nouvel exode, les juifs, cosmopolites par nature, marchèrent au premier rang.

Telle était la disposition des esprits aux environs de 1830. Les journées de Juillet, les trois glorieuses, comme on les appelait, eurent leur contre-coup en Allemagne. La Pologne se souleva d'abord et perdit, grâce à la coopération de la Prusse et de la Russie, le dernier lambeau de son indépendance. Les réfugiés polonais se répandirent en Allemagne et y propagèrent l'agitation révolutionnaire. L'exemple de la France était contagieux. Charles X, qui avait violé la Charte, était-il moins coupable que les souverains allemands qui avaient refusé les libertés promises, ou qui, après les avoir données, les avaient arbitrairement retirées? Mais le parti libéral était moins bien organisé en Allemagne qu'en France, et il n'avait pas le même appui dans la nation. Entre les princes qui invoquaient leur droit héréditaire, et les libéraux qui parlaient au nom du droit naturel, l'opinion publique restait indécise, et, au fond, ce qui l'emportait dans la masse du peuple, c'était le respect de la tradition et de l'ordre établi, qui a toujours été un trait dominant du caractère germanique. La prise d'un corps de garde à Francfort, où résidait la Diète, ne fut qu'une ridicule contre-façon des journées de Juillet. Elle coûta la vie à sept hommes, et le ministre de Prusse, Ancillon, écrivit : «L'attentat de Francfort peut sauver l'Allemagne, « si l'on se hâte d'exploiter l'événement. » On l'exploita en effet; de nouvelles conférences, qui eurent lieu à Vienne en 1834,

supprimèrent les concessions qui avaient été arrachées au duc de Brunswick, à l'électeur de Hesse, aux rois de Saxe et de Hanovre.

Cependant les idées libérales cheminaient sourdement et s'infiltraient dans les esprits. On avait hautement proclamé les décrets de Carlsbad; les résolutions prises aux dernières conférences furent tenues en partie secrètes. Les petites cours étaient paralysées par la crainte et n'obéissaient qu'avec hésitation aux injonctions qui leur venaient de Vienne. Plus l'action des gouvernements était incohérente, plus les forces révolutionnaires tendaient à se grouper. Un mouvement se dessinait, lent, mais continu, un instant assoupi après 1840, et auquel la troisième révolution, celle de 1848, donna une intensité nouvelle.

La Diète fédérale elle-même, à qui il est souvent arrivé de faire le contraire de ce qu'elle avait pensé faire, créa, sans le vouloir, un parti, en rapprochant quelques écrivains qui ne se connaissaient pas auparavant, et en les embrassant dans une condamnation commune. Un jeune critique, Ludolf Wienbarg, avait publié, sous le titre de Campagnes esthétiques 1, un recueil qui n'avait rien de politique, et il disait dans sa préface : « C'est à toi, jeune Alle<< magne, et non à la vieille que je dédie ces discours. » Il ignorait sans doute que Mazzini avait créé, sous ce nom de Jeune Allemagne, une société secrète où il enrégimentait les réfugiés allemands. La Diète, trompée par une analogie de mots, proscrivit, comme contraires à la morale, à la religion et à l'ordre public, les écrits présents et futurs de Wienbarg, en y joignant ceux de Henri Heine, de Laube, de Gutzkow et de Mundt; et elle engagea les gouvernements allemands à empêcher, par tous les moyens en leur pouvoir, l'impression et la vente de ces écrits 2. Le jugement de la Diète avait été provoqué par la campagne violente que Wolfgang Menzel avait menée contre la nouvelle école et spécialement contre Gutzkow, dans une

1. Esthetische Feldzüge, Hambourg, 1834. Wienbarg devait s'associer avec Gutzkow pour la fondation d'une revue, Deutsche Revue, qui ne put paraître. 2. Le décret de la Diète, du 10 décembre 1835, ne fut pas exécuté avec une égale rigueur dans tous les États allemands. La cour de Stuttgart le désapprouva meme formellement, et ne céda que devant les représentations de l'Autriche. Le gouvernement prussien, au contraire, n'attendit pas les résolutions de la Diète, et, dès le 14 novembre de la même année 1835, il interdit la vente des écrits de Laube, de Gutzkow, de Mundt et de Wienbarg. Une mesure pareille avait déjà été prise, en 1831, contre Henri Heine. A partir de 1836, les ouvrages de la Jeune Allemagne furent tolérés, à condition de passer par une seconde censure. Voir L. Geiger Das Junge Deutschland und die preussische Censur, Berlin, 1900.

feuille conservatrice, la Gazette littéraire de Stuttgart. Le nom de Jeune Allemagne, fait pour plaire à des hommes qui prétendaient préparer l'avenir, fut désormais adopté par eux comme un titre honorifique.

On a dit, avec une antithèse plus piquante que juste, que le défaut des membres de la Jeune Allemagne était de n'être ni Allemands ni jeunes 1. Ils étaient pourtant l'un et l'autre jeunes par la générosité de leurs illusions et l'incohérence de leur système politique; Allemands, avec une réserve pour Henri Heine, par la sincérité de leur patriotisme et par leurs attaches littéraires. Le fond de leur doctrine était l'individualisme du XVIIIe siècle; ils se réclamaient volontiers de Lessing. Ils considéraient les droits de l'individu comme antérieurs à ceux de la société. L'État et l'Église leur apparaissaient comme une gêne; mais ils n'ont jamais recherché en quoi cette gêne pouvait être nécessaire ou même salutaire. Ils prêchaient l'émancipation de la femme, et la femme auteur ne leur déplaisait pas. L'admiration de George Sand était pour eux un article de foi. Sous ce rapport, ils n'étaient pas aussi novateurs qu'ils le paraissaient. Rahel, femme auteur elle-même, n'avait-elle pas déjà dit : « Si «<les ouvrages de Fichte avaient été écrits par Mme Fichte, en << seraient-ils moins beaux? » Quant à leur position vis-à-vis des deux grands poètes de Weimar, les « Jeune Allemagne », à l'inverse des romantiques, penchaient pour Schiller. Ils reprochaient à Goethe de s'être trop désintéressé des affaires publiques. « Aussi longtemps que l'époque de Goethe a été petite, disait Laube, « Goethe a été grand; quand l'époque a été grande, «< il est devenu petit. » Les classiques avaient vécu dans l'antiquité, les romantiques dans le moyen âge; le moment était venu, disaiton, de vivre dans le présent.

Mais le présent était peu poétique. Aussi la poésie abdiqua devant la prose. On écrivit surtout des drames, des romans, des nouvelles, et l'on prit rarement la plume sans vouloir démontrer une thèse. On ne s'adressa plus seulement à un public d'élite, mais on se proposa d'agir sur les masses, d'instruire et de diriger la nation. Être lu et compris de quelques délicats, c'était un plaisir de dilettante, auquel il fallait désormais renoncer. L'art pur, tel que l'entendaient Goethe et Schiller, était considéré comme un

1. Treitschke, ouvrage cité, au quatrième volume.

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