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moi. Ne m'avez-vous pas promis de me renvoyer à Ithaque? N'est-ce pas sur cette promesse que j'ai combattu pour vous contre Adraste avec les alliés ? Il est temps que je songe à réparer mes malheurs domestiques. Les dieux, qui m'ont donné à Mentor, ont aussi donné Mentor au fils d'Ulysse pour lui faire remplir ses destinées. Voulez-vous que je perde Mentor, après avoir perdu tout le reste? Je n'ai plus ni biens, ni retraite, ni père, ni mère, ni patrie assurée ; il ne me reste qu'un homme sage et vertueux, qui est le plus précieux don de Jupiter: jugez vous-même si je puis y renoncer, et consentir qu'il m'abandonne. Non, je mourrois plutôt. Arrachez-moi la vie; la vie n'est rien mais ne m'arrachez pas Mentor.

A mesure que Télémaque parloit, sa voix devenoit plus forte, et sa timidité disparoissoit. Idoménée ne savoit que répondre, et ne pouvoit demeurer d'accord de ce que le fils d'Ulysse lui disoit. Lorsqu'il ne pouvoit plus parler, du moins il tâchoit, par ses regards et par ses gestes, de faire pitié. Dans ce moment, il vit paroître Mentor, qui lui dit ces graves paroles :

Ne vous affligez point: nous vous quittons; mais la sagesse qui préside aux conseils des dieux demeurera sur vous: croyez seulement que vous

VAR.

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et m'abandonner à moi-même. Non, je mourrois plutôt. Arrachez-moi la vie ; ce n'est rien: mais, etc. a.

VIII.

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êtes trop heureux que Jupiter nous ait envoyés ici pour sauver votre royaume, et pour vous ramener de vos égaremens. Philoclès, que nous vous avons rendu, vous servira fidèlement : la crainte des dieux, le goût de la vertu, l'amour des peuples, la compassion pour les misérables, seront toujours dans son cœur. Écoutez-le, servez-vous de lui avec confiance et sans jalousie. Le plus grand service que vous puissiez en tirer est de l'obliger à vous dire tous vos défauts sans adoucissement. Voilà en quoi consiste le plus grand courage d'un bon roi, que de chercher de vrais amis qui lui fassent remarquer ses fautes. Pourvu que vous ayez ce courage, notre absence ne vous nuira point, et vous vivrez heureux : mais si la flatterie, qui se glisse comme un serpent, retrouve un chemin jusqu'à votre cœur, pour vous mettre en défiance contre les conseils désintéressés, vous êtes perdu. Ne vous laissez point abattre mollement à la douleur; mais efforcez-vous de suivre la vertu. J'ai dit à Philoclès tout ce qu'il doit faire pour vous soulager, et pour n'abuser jamais de votre confiance; je puis vous répondre de lui : les dieux vous l'ont donné comme ils m'ont donné à Télémaque. Chacun doit suivre courageusement sa destinée; il est inutile de s'affliger. Si jamais vous aviez besoin de mon secours, après que j'aurai rendu Télémaque à son père et à son pays, je reviendrois vous voir. Que pourrois-je faire

qui me donnât un plaisir plus sensible? Je ne cherche ni biens ni autorité sur la terre ; veux qu'aider ceux qui cherchent la justice et la vertu. Pourrois-je oublier jamais la confiance et l'amitié que vous m'avez témoignée ?

I

A ces mots, Idoménée fut tout à coup changé ; il sentit son cœur apaisé, comme Neptune de son trident apaise les flots en courroux et les plus noires tempêtes: il restoit seulement en lui une douleur douce et paisible; c'étoit plutôt une tristesse et un sentiment tendre, qu'une vive douleur. Le courage, la confiance, la vertu, l'espérance du secours des dieux, commencèrent à renaître au-dedans de lui.

Hé bien! dit-il, mon cher Mentor, il faut donc tout perdre, et ne se point décourager! Du moins souvenez-vous d'Idoménée quand vous serez arrivés à Ithaque, où votre sagesse vous comblera de prospérités. N'oubliez pas que Salente fut votre ouvrage, et que vous y avez laissé un roi malheureux qui n'espère qu'en vous. Allez, digne fils d'Ulysse, je ne vous retiens plus ; je n'ai garde de résister aux dieux, qui m'avoient prêté un si grand trésor. Allez aussi, Mentor, le plus grand et le plus sage de tous les hommes (si toutefois l'humanité peut faire ce que j'ai vu en vous, et si vous n'êtes point une divinité sous une forme empruntée pour instruire les hommes foibles et

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ignorans ), allez conduire le fils d'Ulysse, plus heureux de vous avoir que d'être le vainqueur d'Adraste. Allez tous deux: je n'ose plus parler, pardonnez mes soupirs. Allez, vivez, soyez heureux ensemble 1; il ne me reste plus rien au monde, que le souvenir de vous avoir possédés ici. O beaux jours! trop heureux jours! jours dont je n'ai pas assez connu le prix ! jours trop rapidement écoulés ! vous ne reviendrez jamais! jamais mes yeux ne reverront ce qu'ils voient!

Mentor prit ce moment pour le départ; il embrassa Philoclès, qui l'arrosa de ses larmes sans pouvoir parler. Télémaque voulut prendre Mentor par la main pour le tirer de celle d'Idoménée; mais Idoménée, prenant le chemin du port, se mit entre Mentor et Télémaque : il les regardoit; il gémissoit ; il commençoit des paroles entrecoupées, et n'en pouvoit achever aucune.

Cependant on entend des cris confus sur le rivage couvert de matelots: on tend les cordages 2; le vent favorable se lève. Télémaque et Mentor, les larmes aux yeux, prennent congé du roi, qui les tient long-temps serrés entre ses bras, et qui les suit des yeux aussi loin qu'il le peut.

VAR.

'ensemble m. s. aj. B.

2

on tend les cordages; on lève les voiles; le vent favorable commence à les enfler. Télémaque et Mentor ont pris congé du roi, qui les a accompagnés jusques au port, et qui les suit des yeux. A.

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Pendant la navigation, Télémaque s'entretient avec Mentor sur les principes d'un sage gouvernement, et en particulier sur les moyens de connoître les hommes, pour les chercher et les employer selon leurs talens. Pendant cet entretien, le calme de la mer les oblige à relâcher dans une île où Ulysse venoit d'aborder. Télémaque le rencontre, et lui parle sans le reconnoître; mais, après l'avoir vu s'embarquer, il ressent un trouble secret dont il ne peut concevoir la cause. Mentor la lui explique, et l'assure qu'il rejoindra bientôt son père: puis il éprouve encore sa patience, en retardant son départ, pour faire un sacrifice à Minerve. Enfin la déesse elle-même, cachée sous la figure de Mentor, reprend sa forme, et se fait connoître. Elle donne à Télémaque ses dernières instructions, et disparoît. Alors Télémaque se hâte de partir, et arrive à Ithaque, où il retrouve son père chez le fidèle Eumée.

DÉJA les voiles s'enflent 2, on lève les ancres ; la terre semble s'enfuir. Le pilote expérimenté aperçoit de loin la montagne de Leucate, dont la tête se cache dans un tourbillon de frimas glacés, et les monts Acrocérauniens, qui montrent encore un front orgueilleux au ciel, après avoir été si souvent écrasés par la foudre.

Pendant cette navigation, Télémaque disoit à Mentor: Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m'avez expli

VARIANTES. 'LIVRE XXIV.

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Cependant on lève les ancres. A. Cependant les voiles s'enflent................. Le pilote expérimenté aperçoit déjà de loin, etc. B.

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