Imágenes de página
PDF
ePub

Un jour qu'il se tient en embuscade avec ses cavaliers au coin d'un bois, il voit venir à lui un homme bien mis, mais ayant des allures singulières, se parlant à lui-même et battant l'air avec sa canne. A la première question que Simplice lui adresse, l'inconnu répond :

<«< Je suis le dieu Jupiter, et je saurai bien punir les hommes, si le Grand Esprit le permet.

<< - Et pourquoi, demande Simplice, as-tu quitté le trône céleste? Tu trouveras peut-être ma question indiscrète; mais nous sommes parents des dieux, nous sommes des Silvains, nés des Faunes et des Nymphes, à qui tu peux bien révéler ton

secret.

((

« Je jure par le Styx, reprend l'inconnu, que tu n'en saurais rien, lors même que tu serais le propre fils de Pan. Mais tu ressembles tellement à mon échanson Ganymède, que, pour l'amour de lui, je veux bien me confier à toi. Le bruit des iniquités humaines est monté jusqu'au ciel, et il a été décidé dans le conseil des dieux que la terre serait visitée par un déluge, comme au temps de Lycaon. Mais je suis l'ami du genre humain, et, avant d'employer les mesures de rigueur, j'ai résolu de voyager, afin de m'éclairer par moi-même sur les actions et les pensées des hommes. Je trouve tout encore plus mal qu'on ne me l'avait dépeint. Cependant j'hésite à exterminer l'humanité entière d'un seul coup et sans distinction, et je vais commencer par châtier

les plus coupables, en essayant de tourner les autres à ma volonté. »>

Simplice le plaisante sur sa longanimité. Il lui représente que les fléaux ordinaires de l'humanité frappent surtout les innocents. Les honnêtes gens payent les frais de la guerre, et les malfaiteurs en profitent. La peste et la famine, qui accompagnent la guerre, enrichissent les avares qui accaparent les héritages, les usuriers qui spéculent sur les grains. Un châtiment général et sans merci, que ce soit par l'eau ou par le feu, peut seul régénérer la race humaine.

Jupiter lui répond: « Tu en parles selon ton pauvre sens naturel et borné........ Je susciterai un héros, qui soumettra et réformera le monde entier, sans le secours d'aucun soldat. Les dieux le doteront à l'envi, le jour de sa naissance. Je lui donnerai moimême la force d'Hercule, avec l'intelligence et l'adresse, et Mercure y ajoutera le génie de l'invention. Vénus lui donnera la beauté du corps et une grâce qui lui gagnera tous les cœurs. Minerve l'instruira sur le Parnasse. Vulcain lui forgera des armes invincibles, avec les matériaux dont il se sert pour fabriquer mes foudres.... Il ira d'une ville à l'autre, et assignera à chacune en toute propriété le territoire dont elle est entourée, afin qu'elle le cultive en paix. Il prendra dans chacune deux hommes parmi les plus sages et les plus éclairés, pour en former un parlement. Toutes seront unies par une alliance per

pétuelle; il n'y aura plus ni dîmes, ni corvées, ni réquisitions de guerre, et l'on vivra partout comme dans les Champs Élysées. Je descendrai souvent avec le chœur des dieux; je transporterai l'Hélicon en Allemagne, et il sera, comme autrefois, le séjour des Muses et des Grâces. Moi-même j'oublierai le grec et je parlerai l'allemand. En un mot, je comblerai les Allemands de mes faveurs, et je leur donnerai, comme aux anciens Romains, l'empire de la terre. «Mais que diront les seigneurs? demande Simplice. Se laisseront-ils dépouiller sans résistance au profit des villes?

<«< - D'abord, répond Jupiter, ceux dont la vie est tout à fait criminelle seront mis à mort comme des vilains. Quant aux autres, mon héros en fera deux parts. Ceux qui ne voudront pas reconnaître l'ordre nouveau, iront combattre les infidèles; et ceux qui aimeront mieux rester dans leur pays, vivront comme le commun des gens. Mais alors la vie d'un paysan sera plus enviable que celle d'un prince. d'aujourd'hui, et tous les Allemands ressembleront à Fabricius, qui refusa la moitié d'un royaume pour rester citoyen d'un pays libre.

((

Et les prêtres, demande Simplice, ne susciteront-ils pas de nouvelles guerres? Comment la paix pourra-t-elle durer, avec des religions qui sont habituées à se combattre?

[ocr errors]

<< Mon héros y pourvoira, dit Jupiter; il unira toutes les religions chrétiennes en une seule.

[ocr errors]

Ce sera là une rare merveille, s'écrie Simplice. Comment cela serait-il possible?

« Je vais te l'expliquer, dit Jupiter. Après que mon héros aura établi la paix générale, il réunira les théologiens les plus pieux et les plus instruits de toutes les religions chrétiennes dans un lieu agréable et tranquille, où ils pourront méditer et délibérer à leur aise. Il leur soumettra les points litigieux, et les chargera de formuler la vraie doctrine chrétienne, d'après les saintes Écritures, la tradition primitive et les témoignages authentiques des saints Pères. Le diable les tentera, les excitera les uns. contre les autres, flattera leur ambition et leur orgueil. Mais mon héros aura l'œil sur eux, et s'il les voit faiblir dans leur tâche, il commencera par leur couper les vivres comme dans un conclave, en attendant qu'il leur inflige des peines plus sévères. Pendant toute la durée du concile, les cloches sonneront dans toute la chrétienté, et les fidèles ne cesseront d'invoquer le Grand Esprit, pour qu'il descende sur ses élus. Enfin on publiera un grand jubilé pour célébrer l'union des Églises, et ceux qui ensuite

voudront encore créer des sectes seront offerts en holocauste au diable, après avoir été dûment châtiés sur la terre.... »

On voit que les procédés de pacification de Jupiter sont précisément ceux qui ont causé la guerre. Simplice l'emmène avec lui; il a maintenant luimême son fou, après avoir été longtemps le fou des

autres. Au reste, Jupiter n'est fou que par intervalles, et sa folie consiste, comme celle de la plupart des hommes, à prendre ses rêves pour des réalités.

VII

Simplice était en garnison à Soest. Il servait aux avant-postes de l'armée impériale commandée par le général Gotz. Quelques forteresses de la Westphalie étaient encore aux mains des Suédois et des Hessois c'étaient principalement Lippstadt à l'est, et Coesfeld à l'ouest. Il n'y a que deux lieues de Soest à Lippstadt: on se voyait presque d'un rempart à l'autre, et des deux côtés on était toujours sur le qui-vive. Simplice, avec une quinzaine de hardis cavaliers, menaçait tous les abords de Lippstadt; il percevait le droit du soldat sur tout ce qui entrait et sur tout ce qui sortait; il disparaissait aussi vite qu'il apparaissait; on le disait invulnérable et invisible.

Un jour cependant il tombe au milieu d'une troupe nombreuse, et il est obligé de rendre son épée à un sous-officier, un Hollandais au service de la Suède. Celui-ci le traite selon la coutume de son pays d'origine : il s'abstient de le fouiller, se contente de lui prendre son cheval, et lui en donne même un autre en échange. Simplice reconnaît ses

« AnteriorContinuar »