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pouvoir central, c'est surtout l'hérédité des fiefs, obtenue de la faiblesse des successeurs de Charlemagne.

M. Guizot a constaté le fait des efforts tentés par les bénéficiers pour convertir leurs bénéfices en alleux; mais il n'en a pas compris la cause. Il semble même l'attribuer à un sot préjugé : « La propriété des alleux, dit-il, était pleine, perpétuelle, et celle des bénéfices précaire et dépendante. Tant que dura cette différence, et même plus tard, car les hommes ne se désabusent que lentement de ce qu'ils ont une fois considéré comme un avantage, les possesseurs de bénéfices s'efforcèrent de les convertir en alleux 1. >>

Comment M. Guizot n'a-t-il pas vu qu'il y avait dans ce préjugé, dans ces efforts, tout un principe social?

La propriété libre, l'alleu, c'est le fondement de la société actuelle; la possession bénéficiaire, le fief, c'était le fondement de la société féodale. Il a fallu toutes les tendances, tous les efforts de la race germanique pour restaurer l'alleu, auquel la race gallo-romaine avait substitué le fief, et pour fonder la société actuelle sur les ruines de la société féodale. Le premier résultat de ces efforts, la première victoire remportée sur les Romains, fut l'hérédité des fiefs; la décentralisation du pouvoir en fut la conséquence; tandis que, d'autre part, la centralisation des communes amena le triomphe définitif du principe germanique. Après les efforts et les succès des grands vinrent les efforts et les succès des petits; après l'aristocratie, le peuple; après l'hérédité des fiefs, la propriété allodiale, et comme conséquence, la liberté individuelle.

↑ Essai sur l'Histoire de France, Des institutions politiques du v au xe siècle, ch. I.

Telle fut la marche du progrès chez les peuples d'origine franke, progrès qui devait les ramener à leur point de départ car, ne l'oublions jamais, tous ces travaux, toutes ces luttes ne devaient aboutir qu'à nous faire retrouver ce que nous avions perdu, qu'à nous restituer ce qu'on nous avait ravi. C'est là précisément une des gloires de la race germanique. Cette civilisation dont aujourd'hui nous sommes si fiers, et pour laquelle il a fallu tant de siècles de progrès, eh bien, elle était tout entière dans les institutions primitives des Franks; depuis plus de mille ans, elle serait ce qu'elle est aujourd'hui, si ces institutions avaient pu se développer sans entrave, si l'influence de l'esprit romain n'avait pesé sur la société, et si le progrès n'avait dù consister à nous délivrer de cette influence.

L'histoire des événements au travers desquels s'effectua la marche de ce progrès, est trop longue pour trouver place dans le cadre de ces lettres. Ce fut pendant les IX, Xe et XIe siècles, au milieu des guerres et des révolutions de cette période désastreuse, qui se firent les premiers pas. Le traité de Verdun, qui nous sépara de la France par l'institution du royaume de Lotharingie, fut le signal du mouvement germanique. Vers la même époque, le comté de Flandre, qui faisait partie du royaume de Neustrie, s'en sépara de fait, en devenant héréditaire; de sorte que la Belgique entière fut mise à l'abri de ce mélange de races, qui a été si fatal aux conquérants de la Gaule celtique.

Plus tard, la Lotharingie se divisa en deux duchés qui se subdivisèrent à leur tour pour former des comtés héréditaires; ainsi disparut le principe monarchique par la force même des choses. Il est bien vrai que la plus grande partie de la Flandre relevait de la couronne de France, et que les autres comtés et duchés relevaient

de l'empire germanique; mais cette suzeraineté fut sans influence sur les institutions du pays. Celles-ci ne tardèrent pas à se développer dans le sens des anciennes institutions frankes. Les tendances à s'affranchir du joug de l'autorité n'étaient pas seulement celles des grands feudataires; elles étaient générales et appartenaient à toutes les classes de la population. Aussi voyons-nous peu à peu se reconstituer le self government des Franks: tant il est vrai que les principes qui dérivent des tendances naturelles, des instincts de race, ne périssent jamais. On peut les comprimer, les tourmenter, les torturer de mille façons ils se redressent toujours; la nature tôt ou tard reprend ses droits.

Ce furent d'abord les grands, les optimati, qui prirent part au gouvernement des provinces. L'usage des assemblées, qui, d'ailleurs, s'était maintenu dans l'empire germanique, reparut en Flandre d'abord, et puis successivement dans les autres États. Dès l'an 1030, nous voyons une assemblée générale se tenir à Audenaerde; tous les grands y sont convoqués, cum omni Flandriæ dignitate 1.

Les historiens nous disent qu'il s'agissait de concilier Bauduin IV avec son fils; mais Bauduin IV et son fils auraient bien pu s'embrasser en présence de quelques amis, sans réunir en assemblée solennelle tous les hommes considérables du pays, si leurs dispositions personnelles avaient été indépendantes de la volonté nationale; il n'aurait pas fallu que tous les assistants jurassent le maintien de la concorde et d'une paix générale, si les comtes de Flandre avaient été maîtres de faire la paix ou la guerre ad libitum, et si leur politique n'avait pas été subordonnée à l'opinion du pays.

1 MEYERI Annales, ad ann., 1030..

En 1053, le même Bauduin, voulant partager ses États entre ses deux fils, Bauduin de Mons et Robert-le-Frison, convoque de nouveau en assemblée générale, à Audenaerde, tous les prélats, barons et hauts hommes de Flandre 1.

Dix ans plus tard, en 1063, une troisième assemblée est convoquée à Audenaerde, par Bauduin de Lille 2 : cette fois, c'est pour une affaire de famille; il s'agit du mariage projeté du jeune comte Robert avec la veuve de Florent, comte de Hollande. Ainsi, soit que le comte de Flandre veuille disposer de ses fiefs, soit qu'il désire marier son fils, il ne peut pas le faire, sans avoir consulté le pays représenté par les habitants notables, optimatum consilio. On cite encore les assemblées de l'an 1111, de 1119 et de 1123. Celle de l'an 1119 surtout est remarquable, en ce que Charles-le-Bon ne crut pas pouvoir refuser le royaume de Jerusalem, sans avoir consulté ses féaux 5. L'assemblée de l'an 1111, convoquée par Robert II, s'occupa spécialement des affaires intérieures du pays; elle prit des mesures d'administration interne, et arrêta des dispositions législatives; elle proclama la loi du talion pour réprimer les excès de la populace, les meurtres et les brigandages 4.

J'allais omettre de parler de la guerre contre Richilde, où l'esprit national se manifesta aussi hautement que l'esprit démocratique. Bauduin VI venait de mourir : Richilde, comtesse de Hainaut, s'était emparée de la régence; elle était soutenue par le roi de France, qui prétendait user de son droit de suzeraineté.

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3 Super hoc accepto fidelium suorum consilio. Doм BOUQUET, t. XIII. WARNKOENIG, Histoire de la Flandre, t. I, p. 166.

Mais les Flamands n'en voulaient pas : « quelques-uns des grands, dit le chroniqueur, grièvement offensés de l'excessive cruauté de cette femme, qui exerçait sa tyrannie contre le clergé et le peuple, envoient des députés à Robert-le-Frison et lui font connaître leurs intentions 1. » Ces grands dont il vient de parler, le chroniqueur les désigne par les localités auxquelles ils appartiennent. C'est donc ici la nation, ou une partie de la nation qui prend l'initiative d'un acte politique important. Mais il y a plus: Richilde, elle-même, reconnaît l'intervention du peuple dans les affaires du pays. Elle annonce l'intention de gouverner désormais avec l'assentiment des Flamands, et demande que les trois villes de Bruges, de Gand et d'Ypres envoient à Lille, une députation formée de cent quatre-vingts personnes, à laquelle se joindraient soixante députés de principaux bourgs 2. On sait le reste; on connaît la trahison de Richilde et la bataille de Bavichove, où les Français furent battus par les ghildes de la Flandre.

Ces faits, qui datent des années 1070 et 1071, prouvent bien que, dès cette époque, il y avait en Belgique un peuple qui savait prendre une part active à la conduite des affaires et avec lequel les princes ennemis étaient eux-mêmes obligés de compter. Les traditions des Franks n'étaient donc pas perdues.... Mais c'est en 1126, après la mort de Charles-le-bon, qu'il faut voir les hommes libres de la Flandre rentrer avec éclat dans l'exercice de la souveraineté nationale.

Charles-le-bon n'avait pas laissé d'héritier du comté. Plusieurs candidats se présentèrent, les uns au roi, Louis-le-Gros, les autres directement à la nation. Thierry

1 Flandria gencrosa, cap. XXII.

2 Corp. chr. Fl., t. I, p. 58.

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