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toutes les entraves apportées à l'industrie; tout ce qui rendait les provinces françaises étrangères l'une à l'autre, et quelquefois ennemies, modifié ou écarté; des administrations provinciales, composées de grands propriétaires, combinant avec ordre les intérêts municipaux, substituant l'utilité au luxe capricieux des monumens, perçant de nouvelles routes, joignant les fleuves et les mers par de nombreux canaux; les riches abbayes tenues en réserve, après la mort des titulaires; l'aisance des curés et des vicaires assurée; ces interprètes de la plus pure des morales, appelés à préserver le peuple des campagnes des maux de l'ignorance; les philosophes invités à fournir au gouvernement le tribut de leurs observations philanthropiques; la pensée rendue aussi libre que l'industrie; un nouveau systême d'instruction publique, où tous les vieux préjugés seraient combattus; l'autorité civile rendue indépendante du pouvoir ecclésiastique.

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Quelle foule de réflexions n'ai-je pas fait naître dans l'esprit des lecteurs, en présentant ce tableau! N'ont-ils pas cru entendre le bruit des discussions orageuses de nos assemblées délibérantes? Ne se sont-ils pas demandé par quelle fatalité ces vœux

formés dans le cabinet d'un ministre et de quelques philosophes, discutés paisiblement auprès d'un roi qui croyait y voir le bonheur et la gloire de son règne, ont été portés, défigurés, souillés dans des milliers de tribunes? A des impressions de terreur n'at-il pas succédé chez eux une pensée consolante? De ces réformes qu'on désirait alors avec tant d'ardeur, les plus pénibles et les plus nécessaires ont survécu aux orages qu'elles avaient fait naître, et sont consolidées par les travaux de la gloire et du génie. Une fatale expérience a condamné les autres ou les a soumises à un nouvel examen où les hypothèses ont perdu leur effet magique.

Quoique Turgot fût loin de porter dans ses actes la précipitation d'un novateur qui ne ménage aucun obstacle, et qui ne sait point s'aider de la puissance du temps, l'esprit reste épouvanté de la trop grande étendue des projets dont il avait averti le public. Il ne s'y engageait point avec l'autorité entière du roi, puisque cette autorité venait de se restreindre elle-même, par le rétablissement des compagnies souveraines. Ses partisans étaient nombreux, mais isolés; ses adversaires étaient des corps. La philanthro

pie qu'il professait faisait trop peu craindre sa sévérité. Il attaquait tout ce que le cardinal de Richelieu avait épargné dans les institutions aristocratiques. Mais n'eût-il pas frémi d'imiter les rigueurs tyranniques du ministre de Louis XIII? Les philosophes étaient, sous la direction de Turgot, des partisans sincères de l'autorité royale; mais quand ils auraient vu tomber les grands corps que Montesquieu avait présentés comme la plus solide barrière contre l'invasion du despotisme, eussent-ils été sans alarme, sans agitation? Aux guides modérés de l'opinion publique, ne s'en fût-il pas substitué d'autres qui n'eussent vu qu'une complaisance servile dans la sagesse de leurs maîtres?

Le caractère de Louis XVI offrait surtout les plus grands obstacles aux projets du contrôleur général. Il fut évident, au bout de quelques mois d'épreuves, que le roi hésitait à s'avancer dans les routes de la philosophie. De longs combats à soutenir contre le clergé, contre les nobles et les parlemens, effrayaient sa jeunesse. Le comte de Maurepas trouvait dur de partager les périls de ces combats, dont il ne partageait pas la gloire. Les projets de Turgot

étaient d'une gravité, d'une profondeur, que le vieux ministre jugeait incompatibles avec la légèreté des Français, et qui surtout contrariaient la sienne. Il ne l'attaquait pas directement; mais il provoquait des discussions qui rendaient le monarque chaque jour plus indécis. Le garde des sceaux, quoiqu'il ne fût point par ses talens, ni par ses lumières, un rival à craindre pour Turgot, élevait contre les projets de ce ministre, des objections puisées dans l'intérêt des classes privilégiées. A chaque proposition d'édit, on ne demandait pas dans le conseil du roi: Que dira la nation? mais: Que dirale parlement? Ainsi, ce n'était point assez pour le comte de Maurepas d'avoir rendu l'existence à ce corps redoutable: il en dirigeait l'opposition contre un ministre du roi, et par conséquent contre l'autorité royale.

Ce fut sous de tels auspices que se forma une ligue des privilégiés, plus forte qu'elle n'avait été à aucune époque du règne de Louis XV. Le parlement et le clergé oublièrent leurs vieilles discordes et se tinrent étroitement unis. Les nobles, qui n'avaient jamais autant multiplié leurs alliances avec les financiers, en furent tour-à-tour les protecteurs et les protégés. Quand cette

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confédération de privilégiés fut formée, on s'aperçut davantage de la puissance du parti qui devait les combattre. Il se composà des classes intermédiaires de la nation, qui avaient perdu toute existence politique depuis la longue interruption des Etas-généraux, mais auxquelles les progrès de la civilisation et de la philosophie avaient rendu beaucoup de considération. Ces classes trouvaient dans chacun des corps dont elles attaquaient les antiques prérogatives, une minorité qui se ralliait secrètement à leurs vœux. Le parlement luimême renfermait dans son sein quelques magistrats, partisans exaltés de l'espèce de régénération sociale qui devait s'établir sur les ruines des priviléges. La philosophie n'avait fait nulle part plus de progrès que parmi les jeunes militaires. Ils avaient charmé les loisirs d'une longue paix, par des études qui ouvraient un nouveau champ à leur imagination. Impatiens de voir s'opérer une réforme dans le régime de l'armée, ils favorisaient de leurs vœux toute autre espèce d'innovation.

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On voit par-là que les privilégiés étaient loin d'opposer une masse impénétrable aux coups qu'on voulait leur porter. Ils le sen

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