Imágenes de página
PDF
ePub

ressemblaient à ceux que des courtisans adroits rendent à un monarque faible dont ils envahissent l'autorité; en paraissant éten dre les limites de son empire, ses lieutenans tendaient à se l'approprier. Quelques-uns des philosophes trouvaient son incrédulité trop superficielle ou trop peu hardie; d'autres se plaignaient de ce qu'il n'osait les suivre et tentait même de les arrêter dans leurs spéculations politiques : enfin on lui faisait un tort de vivre en paix avec les grands, tandis qu'il bravait la colère des prêtres. En effet, Voltaire veillait plus que jamais à se ménager la protection des hommes puissans. C'était auprès d'eux qu'il maintenait le mieux son crédit. Il le devait non seulement à des louanges par lesquelles il savait se rapprocher de ceux qu'il flattait, mais à des maximes complaisantes, qui ne troublaient pas leurs jouissances, et les rendaient plus délicates. La philosophie leur paraissait raisonnable lorsqu'elle dégageait les voluptés de la rigueur importune des préceptes religieux. Ils lui permettaient encore de diriger leur bienfaisance; quand ils croyaient la voir s'avancer plus loin, ils la trouvaient indiscrète. Voltaire était le philosophe des cours; il semblait se borner à divulguer les

pensées de la plupart des grands sur la religion et sur différens points de morale, et peu d'entre eux s'inquiétaient de voir les classes gouvernées et mécontentes, partager les opinions secrètes de ces classes favorisées, que le bonheur invite au repos, qui trouvent toujours les lois commodes pour elles, et que l'éducation l'honneur et les lumières préservent facilement des délits contre lesquels la société sévit avec rigueur. Non seulement le duc de Choiseul, mais plusieurs de ses rivaux et de ceux qui renversèrent son systême politique, semblaient dire aux philosophes : Que ne vous arrêtez-vous au même point que Voltaire! il badine avec grâce, et vous discutez toujours; on le comprend, et votre obscurité nous est suspecte; en s'amusant de tout, il respecte la puissance, et vous l'endoctrinez avec un pédantisme qui cache de l'ambition n'est-ce pas assez pour vous, qu'on vous livre la religion et les prétres? On vous abandonne bien des préjugés, ménagez au moins ceux qui nous sont utiles. Lorsque le duc de Choiseul, au commencement de son ministère, voulut arrêter la philosophie à l'aide même du ridicule dont

elle se faisait une arme, l'auteur (a) qui, par ses ordres, traduisit sur la scène Duclos, Diderot et J. J. Rousseau, se garda d'insulter à Voltaire dans son élégante et froide satire. Cet auteur, fidèle aux instructions qu'il avait reçues, se flatta d'entraîner à une défection le chef apparent du parti philosophique : Voltaire éluda cette proposition, sans en paraître vivement offensé. Bientôt le duc de Choiseul, occupé de tout rallier contre les jésuites, abandonna de faibles et insignifiantes hostilités contre les philosophes. En les craignant, et même en les blåmant, il les ménagea, reçut leurs louanges, s'aida de leurs suffrages, et surtout de celui de Voltaire, pour être considéré, en dépit du roi, comme le ministre de la

nation.

Les esprits avaient besoin d'une direction plus forte et plus vive que celle qu'ils pou

(a) Les débats que causa la comédie des Philosophes appartiennent à une histoire littéraire du dixhuitième siècle. J'ai cru devoir seulement les mentionner dans cet ouvrage. La dispute suscitée par Lefranc de Pompignan, et que cet auteur estimable expia cruellement, m'a paru trop peu importante pour tenir place dans ce tableau.

vaient recevoir de Voltaire vieilli, et de ses imitateurs. Puisque son soin était de plaire aux hommes heureux, il ne parlait qu'au petit nombre. Il reléguait les passions sur le théâtre; on voulait les ressentir dans des affections privées, et surtout dans des intérêts publics. Quand l'épicurisme indolent avait rêvé quelque réforme facile, des ames ardentes, qu'irritait le sentiment de leurs propres souffrances, ou de celles de leurs semblables, appelaient, pressaient mille changemens périlleux. Parmi ceux que séduisait la philosophie nouvelle, plusieurs s'affligeaient et s'indignaient de la voir pencher vers le matérialisme. Cette doctrine, professée froidement, ou réfutée avec mollesse, excitait une révolte au fond des cœurs. On voulait le bonheur de la terre sans perdre tout à fait l'espérance d'un bonheur plus élevé. Il y avait un besoin de venger Dieu, d'assurer la morale, de croire à la vertu. Si cette disposition n'eût existé dans les ames, le dix-huitième siècle, déjà épuisé de ses grandes productions, allait tomber dans le plus complet avilissement. La dégradation qui se fût opérée dans les mœurs eût ralenti la décadence de l'autorité royale,

et la France eût peut-être échappé à une révolution en prenant les mœurs que l'Italie, pour sa honte, adopta vers le seizième siècle.

seau.

Nul ouvrage n'eut jamais sur le ca- 1. 1. Rousractère et les destinées d'une nation, une influence aussi directe et aussi étendue Émile. 1762. que l'Émile de Rousseau je n'entends point par-là l'avantage qu'il obtint d'avoir provoqué des essais malheureux et même ridicules d'un systême d'éducation évidemment impossible; d'autres que lui auraient pu faire cesser des usages pernicieux pour la santé, les forces et la beauté des enfans; modérer pour eux des peines ou plutôt des supplices qui les irritent et les dégradent: l'esprit du temps amenait de telles réformes. L'éloquence de J. J. Rousseau eut du moins à cet égard le précieux effet de se faire obéir avec plus de promptitude. Mais quel philosophe, je dirai presque quel législateur remporta jamais un aussi beau triomphe que celui d'avoir persuadé à des femmes jeunes, légères, opulentes, de ne plus confier leurs enfans à des mains étrangères? d'avoir opposé avec tant de succès l'amour maternel aux séductions de la vanité? Il faut

1

« AnteriorContinuar »