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dans procès, l'é aigu ou fermé, dans état, l'e muet, dans pâle, il y a encore l'e que vous appellez perdu, que j'avois toujours mal à propos confondu avec l'e muet.

L'ABBÉ.

Il y a encore entre ces principales modifications de l'e, plufieurs gradations que nous tâcherons de faifir. Nous ne dirons rien préfentement de l'e perdu nous l'avons fuffifamment expliqué dans notre dernier entretien, fauf à répéter ce que nous en avons dit, quand nous détaillerons les propriétés de la confonne g.

LA MARQUISE.

Je crois que l'e muet ne fournira pas matière à de longues explications.

LE COMTE.

Pardonnez-moi, Madame : l'e muet joue un très-grand rôle dans la langue françoife. Il fe rencontre dans une infinité de mots, & les différents motifs pour lefquels on l'emploie, offrent des détails fort curieux & fort intéreffants.

L'A B B É.

Nous diftinguerons deux fortes d'e muets l'e muet écrit, comme on le voit entre le d & l'r dans nous garderons, & l'e muet non écrit, comme on le fait fentir entre le d & l'r dans nous perdrons.

LE COMTE.

Je n'avois jamais entendu parler d'e muet non écrit: pour le coup, Monfieur, vous vous plaifez à inventer des dénominations.

L'ABBÉ.

Point du tout, Monfieur: donnez-m'en d'autres qui rempliffent mon objet, & je les adopterai avec bien du plaifir.

LA MARQUIS E.

Mais, Monfieur, je ne vois pas qu'il y ait d'e muet dans nous perdrons.

L'ABBÉ.

Pardonnez-moi, Madame : cet e muet n'eft pas auffi fenfible que celui de nous garderons, mais il n'en exifte pas moins. Si vous articulez avec attention deux confonnes qui fe fuivent immédiatement, -vous verrez qu'en paffant de l'une à l'autre, on fait entendre le fon d'un e très-fourd & très-bref, qui, dans le difcours ordinaire, équivaut prefque à l'effet de l'e muet écrit.

LE COMT E.

Cela n'eft pas vrai - femblable.

LE MILOR D.

Pour moi, je mets une grande différence entre les confonnes qui fe fuivent immédiatement, & celles qui font féparées par un e muet. Je prononce en deux temps: nous per-drons, & en trois temps: nous gar-de-rons.

L'ABB É.

C'eft que vous avez, comme tous les étrangers, le défaut d'appuyer trop fur les e muets: nous ne les faifons prefque jamais fentir, fi ce n'eft dans la poëfie ou dans le difcours foutenu; de forte que parmi les François qui ignorent les règles de l'orthographe, les uns mettent des e muets où il n'en faut point, & les autres fuppriment ceux qui font prefcrits par l'étymologie ou l'analogie des mots. Pour en voir un exemple frappant, je vais prier Mademoifelle d'écrire quelques phrafes prononcées avec la rapidité qui eft en ufage dans la converfation Ecrivez, s'il vous plaît, Mademoiselle.

SOPHIE écrit.

Vous romperez les mesures des méchants, & vous tromperez leur vigilance.

LE COMT E.

Vous rom-pe-rez. Ce mot ne doit être que de deux fyllabes, & vous lui en donnez trois.

SOPHIE.

J'y fuis: c'eft qu'il ne faut point d'e muet. (elle écrit.) Vous romprez les mesures des méchants, & yous tromprez leur vigilance.

LE MILOR D.

Il falloit conferver l'e dans ce dernier mot, vous tromperez, parce qu'on prononce en trois temps: vous trom-pe-rez.

SOPHIE.

Ce n'eft point comme celà qu'on m'a enfeignée: je dis également en deux fyllabes, vous rom-prez & vous trom-prez: fi je prononçois en trois temps, vous trom-pe-rez, ce feroit une faute.

L'ABBÉ.

Mademoiselle n'a pas tort: dans la converfation ordinaire, on prononce les confonnes féparées par un e muet, à peu près comme fi elles fe fuivoient immédiatement.

LA MARQUIS E.

On y met toujours quelque différence.

L'ABBÉ.

Pardonnez-moi, Madame. Lifez ceci comme fi vous le difiez de vous-même. On ne s'égarera point quand on fe gardera de toute prévention.

LA MARQUISE lit.
On-n'sé-gar-ra-point-quand-on-s'gar-d'rad-

tou-t'pré-ven-tion.

Vous voyez,

L'ABBÉ.

Madame, que vous n'avez fait fen

ir aucun des e muets.

LA MARQUISE.

Mais indépendamment de la prononciation, il n'eft pas difficile de favoir où les e muets doivent être employés.

L'ABBÉ.

Plus que vous ne penfez, Madame. A moins qu'on ne fache les mots par cœur, ou qu'on n'ait une connoiffance exacte des principes, on eft fujer à commettre bien des fautes dans l'emploi des muets. Pour vous en convaincre, écrivez, je vous prie, ce que je vais vous dicter.

LA MARQUISE écrit.

Nous feuilterons de bons livres, nous les parcou rerons, & n'en profiterons pas. Malgré la brievété de votre prononciation, j'ai bien fenti que la dernière fyllabe des mots fcuilterons, parcourerons, profiterons, doit être précédée d'un e muet.

L'ABBÉ.

Cela n'eft vrai que du premier & du dernier : le fecond s'écrit fans e muet: nous les parcourrons de forte que ce mot n'eft réellement que de trois fyllabes, par-cour-rons, au lieu que votre orthographe en indique quatre, par-cour-re-rons, ce qui fait une fyllabe de trop.

LA MARQUIS.E.

Par-cour-rons, pro-fi-te-rons.

. Je vous avoue

que j'ignore la caufe de cette différence.

L'ABBÉ.

Vous avez commis une autre faute qui n'eft pas moins confidérable : vous n'avez fait le premier mot que de trois fyllabes, feuil-te-rons, & il doit en renfermer quatre: feuil-le-te-rons.

LA MARQUISE.

Il falloit donc écrire ainfi nous feuilleterons de bons livres, nous les parcourrons, & nous n'en

profiterons pas. Je ne croyois pas ces mots fi difficiles à orthographier.

SOPHIE.

Si Madame ne peut s'empêcher de commettre beaucoup de fautes, qu'y a-t-il donc à espérer pour moi, qui n'ai absolument aucune connoiffance de la grammaire ?

L'ABBÉ.

Avec un peu de courage, vous pofléderez bientôt l'art de placer à propos ces lettres que la prononciation n'indique pas, ou qu'elle n'indique qu'imparfaitement.

LA MARQUISE.

Puifque ces e muets ne font aucune fenfation à -l'oreille, eft-il bien néceffaire de les écrire?

LE COMTE.

Ces e font affez fenfibles dans la déclamation & même dans la prononciation oratoire. Mais quand leur utilité fe borncroit à marquer les traces de l'érymologie, ou même à fatisfaire aux préceptes de l'ufage, on n'en devroit pas moins se faire une loi de les conferver.

LA MARQUISE.

Celà doit être aifé pour les perfonnes qui prononcent `comme Monfieur.

LE MILOR D.

Celà eft vrai, Madame : c'eft une prérogative de ma mauvaise prononciation. Je lirois la phrafe que Monfieur a dictée, de manière à en marquer exactement tous les muets nous feuil-le-te-rons de bons livres, nous les par-cour-rons, & nous n'en pro-f-te-rons pas. Mais c'eft un accent dont il faut abfolument que je me défaffe, il quadre mal avec le génie de votre nation. Quand on vous dit un mot, vous êtes impatients de connoître celui qui va fuivre; & vous regardez comme des défauts im

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