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à la fervitude? Télémaque répondit : Mon malheur croiffoit toujours; je n'avois plus la miférable confolation de choifir entre la fervitude et la mort : il fallut être efclave, et épuifer, pour ainfi dire, toutes les rigueurs de la fortune; il ne me reitoit plus aucune efpérance; et je ne pouvois pas même dire un mot pour travailler à me délivrer. Mentor m'a dit depuis qu'on l'avoit vendu à des Ethiopiens, et qu'il les avoit fuivis en Ethiopie.

Pour moi, j'arrivai dans des déferts affreux: on y voit des fables brûlans au milieu des plaines, des neiges qui ne fondent jamais, et qui font un hiver perpétuel fur le`fommet des montagnes; et on trouve feulement, pour nourrir les troupeaux, des pâturages parmi les rochers. Vers le milieu du penchant de ces montagnes escarpées, les vallées y font fi profondes, qu'à peine le foleil y peut faire luire fes

rayons.

Je ne trouvai d'autres hommes dans ce pays que des bergers auffi fauyages que le pays même. La je paffois les nuits à déplorer mon malheur, et les jours à fuivre un troupeau, pour éviter la fureur brutale d'un premier efclave, qui, efpérant d'obtenir fa liberté, accufoit fans ceffe les autres, pour faire valoir à fon maître fon zèle et fon attachement à fes intérêts. Cet efclave fe nommoit Butis. Je devois fuccomber dans cette occafión: la douleur me preffant, j'oubliai un jour mon troupeau, et je m'étendis fur l'herbe auprès d'une caverne où j'attendois la mort, ne pouvant plus fupporter mes peines. En ce moment je rem arquai que toute la montagne trembloit les chênes et les pins fembloient defcendre de fon fommet; les vents retenoient leurs haleines. Une voix mugiffante fortit de la çaverne, et me fit entendre ces paroles Fils du fage Ulyffe, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience : les princes qui ont toujours été heureux ne font guère dignes de l'être; la molleffe les corrompt, l'orgueil les envivre. Que tu feras heureux, fi tu furmontes tes malheurs, et fi tu ne les oublies jamais! Tu reverras Ithaque; et ta gloire montera jufqu'aux aftres. Quand tu feras le maître des autres homines, fouviens-toi que tu as été foible, pauvre, et fouffrant comme eux; prens plaifir à les foulager, aime ton peuple, détefte la flatterie; et fache que tu ne feras grand qu'autant que tu feras modéré et courageux pour vaincre tes paffions.

E

Ces

Ces paroles divines entrèrent jufqu'au fond de mon cœur ; elles y firent renaître la joie, et le courage. Je ne fentis point cette horreur qui fait dreffer les cheveux fur la tête, et qui glace le fang dans les veines, quand les dieux fe communiquent aux mortels; je me levai tranquille j'adorai à genoux, les mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet oracle. En même temps je me trouvai un nouvel homme: la fageffe éclairoit mon efprit; je fentois une douce force pour modérer toutes mes paffions, et pour arrêter l'impétuofité de ma jeuneffe. Je me fis aimer de tous les bergers du défert : ma douceur, ma patience, mon exactitude, appaifèrent enfin le cruel Butis, qui étoit en autorité fur les autres efclaves, et qui avoit voulu d'abord me tourmenter.

Pour mieux fupporter l'ennui de la captivité, et de la folitude, je cherchai des livres; car j'étois accablé de trifteffe, faute de quelque inftruction qui pût nourrir mon efprit et le foutenir. Heureux, difois-je, ceux qui fe dégoûtent des plaifirs violens, et qui favent fe contenter des douceurs d'une vie innocente ! Heureux ceux qui fe divertiffent en s'inftruifant, et qui fe plaifent à cultiver leur efprit par les fciences! En quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent toujours avec eux de quoi s'entretenir; et l'ennui, qui dévore les autres hommes au milieu même des délices, eft inconnu à ceux qui favent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment à lire, et qui ne font point, comme moi, privés de la lecture! Pendant que ces penfées rouloient dans mon efprit, je m'enfonçai dans une fombre forêt,, où j'apperçus tout-à-coup un vieillard qui tenoit un livre dans fa

main.

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Ce vieillard avoit un grand front chauve, et un peu ridé une barbe blanche pendoit jufqu'à fa ceinture; fa taille étoit haute, et majeftueufe; fon teint étoit encore frais, et vermeil ; fes yeux étoient vifs, et perçans, fa voix douce, fes paroles fimples, et aimables. Jamais je n'ai vu un fi vénérable vieillard. Il s'appelloit Termofiris. Il étoit prêtre d'Apollon, qu'il fervoit dans un temple, de marbre que les rois d'Egypte avoient confacré à ce dieu dans cette forêt. Le livre qu'il tenoit, étoit un recueil d'hymnes a l'honneur des dieux. Il m'aborde avec

amitié :

Il racontoit fi bien les

amitié nous nous entretenons. chofes paffées, qu'on croyoit les voir; mais il les racontoit courtement, et jamais fes hiftoires ne m'ont laffé. Il prévoyoit l'avenir par la profonde fageffe qui lui faifoit connoître les hommes, et les deffeins dont ils font capables. Avec tant de prudence, il étoit gai, complaifant; et la jeuneffe la plus enjouée n'a pas autant de grace qu'en avoit cet homme dans une vieilleffe fi avancée auffi aimoit-il les jeunes gens lorfqu'ils étoient dociles, et qu'ils avoient le goût de la vertu.

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Bientôt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me confoler: il m'appelloit, fon fils. Je lui difois fouvent Mon père, les dieux, qui m'ont ôté Mentor, ont eu pitié de moi; ils m'ont donné en vous un autre foutien. Cet homme, femblable à Orphée, ou à Linus, étoit fans doute infpiré des dieux: il me récitoit les vers qu'il avoit faits, et me donnoit ceux de plufieurs excellens poëtes favorifés des mufes. Lorsqu'il étoit revêtu de fa longue robe d'une éclatante blancheur, et qu'il prenoit en main fa lyre d'ivoire, les tigres, les ours les lions venoient le flatter, et lécher fes pieds; les fatyres fortoient des forêts pour danfer autour de lui; les arbres mêmes paroiffoient émus, et vous auriez cru que les rochers attrendris alloient defcendre du haut des montagnes aux charmes de fes doux accens. Il ne chantoit que la grandeur des dieux, la vertu des héros, et la fageffe des hommes qui préferent la gloire aux plaifirs.

Il me difoit fouvent, que je devois prendre courage, et que les dieux n'abandonneroient ni Ulyffe, ni fon fils. Enfin il m'affura que je devois, à l'exemple d'Apollon, enfeigner aux bergers à cultiver les mufes. Apollon, difoit-il, indigné de ce que Jupiter, par fes foudres, troubloit le ciel dans les plus beaux jours, voulut s'en venger fur les Cyclopes, qui forgeoient les foudres, et les perça de fes fléches. Auffi-tôt le mont Etna ceffa de vomir des tourbillons de flammes; on n'entendit plus les coups des terribles marteaux, qui, frappant l'enclume, faifoient gémir les profondes cavernes de la terre, et les abîmes de la mer: le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes, commençoient à fe rouiller. Vulcain furieux

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furieux fort de fa fournaifè: quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe; il arrive, fuant, et couvert de pouffière, dans l'affemblée des dieux; il fait des plaintes amères. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chaffe du ciel, et le précipite fur la terre. Son char vuide faifoit de lui-même fon cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours, et les nuits, avec le changement régulier des faifons. Apollon, dépouillé de tous fes rayons, fut contraint de fe faire berger, et de garder les troupeaux du roi Admète. Il jouoit de la flûte, et tous les autres bergers venoient à l'ombre des ormeaux, fur le bord d'une claire fontaine, écouter fes chanfons. Jufques-là ils avoient mené une vie fauvage, et brutale; ils ne favoient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait, et faire des fromages: toute la campagne étoit comme un défert affreux.

Bientôt Apollon montra à tous les bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. Il chantoit les fleurs dont le printemps fe couronne, les parfums qu'il répand, et la verdure qui naît fous fes pas. Puis il chantoit les délicieufes nuits de l'été, où les zéphyrs refraîchiffent les hommes, et où la rosée défaltére la terre. Il mêloit auffi dans fes chanfons les fruits dorés, dont l'automne récompenfe les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la folâtre jeuneffe danfe auprès du feu. Enfin il repréfentoit les forêts fombres qui couvrent les montagnes, et les creux vallons, où les rivières, par mille détours, femblent fe jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainfi aux bergers quels font les charmes de la vie champêtre, quand on fait goûter ce que la fimple nature a de gracieux. Les bergers avec leurs flûtes fe virent. bientôt plus heureux que les rois ; et leurs cabanes attiroient en foule les plaifirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux, les ris, les graces fuivoient par-tout les innocentes bergères. Tous les jours étoient des fêtes: on n'entendoit plus que le gazouillement des oifeaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui fe jouoient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tomboit de quelque rocher, ou les chansons que les mufes infpiroient aux bergers qui fuivoient Apollon. Ce dieu leur enfeignoit à remporter le prix de la courfe, et à percer de fléches les daims, et les cerfs. Les dieux mêmes devin

rent

rent jaloux des bergers; cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire, et ils rappellèrent Apollon dans l'Olympe.

Mon fils, cette hiftoire doit vous inftruire, puifque vous êtes dans l'état où fut Apollon: défrichez cette terre fauvage; faites fleurir comme lui le défert; apprenez à tous ces bergers quels font les charmes de l'harmonie ; adouciffez leurs cœurs farouches; montrez leur l'aimable vertu; faites-leur fentir combien il eft doux de jouir, dans la folitude, des plaifirs innocens que rien ne peut ôter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour, les peines et les foucis cruels qui environnent les rois, vous feront regretter fur le trône la vie paftorale.

Ayant ainfi parlé, Termofiris me donna une flûte fi douce, que les échos de ces montagnes, qui la firent entendre de tous côtés, attirèrent bientôt autour de moi tous les bergers voifins. Ma voix avoit une harmonie. divine je me fentois ému, et comme hors de moi-même, pour chanter les graces dont la nature a orné la campagne. Nous paffions les jours entiers, et une partie des nuits à chanter enfemble. Tous les bergers, oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étoient fufpendus et immobiles autour de moi pendant que je leur donnois des leçons; il fembloit que ces déferts n'euffent plus rien de fauvage: tout y étoit doux et riant: la politeffe des habitans fembloit adoucir la terre.

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Nous nous affemblions fouvent pour offrir des facrifices dans ce temple d'Apollon, où Termofiris étoit prêtre. Les bergers y alloient couronnés de lauriers en l'honneur du dieu les bergères y alloient auffi, en danfant, avec des couronnes de fleurs, et portant fur leurs têtes, dans des corbeilles, les dons facres. Après le facrifice, nous faifons un feftin champêtre ; nos plus doux mets étoient le lait de nos chèvres et de nos brebis, que nous avions foin de traire nous-mêmes, avec les fruits fraîchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues, et les raifins nos fiéges étoient les gazons; les arbres touffus nous donnoient une ombre plus agréable que les lambris dorés des palais des rois.

Mas ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'eft, qu'un jour un lion affamé vint fe jetter fur

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mon

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