Imágenes de página
PDF
ePub

baifer les traces de fes pas. Lors même qu'il la perdit de vue, il prêtoit encore l'oreille, s'imaginant entendre fa voix. Quoique abfente, il la voyoit ; elle étoit peinte et comme vivante devant fes yeux: il croyoit même parler à elle, ne fachant plus où il étoit, et ne pouvant écouter Mentor.

Enfin, revenant à lui comme d'un profond fommeil, il dit à Mentor: Je fuis réfolu de vous fuivre; mais je n'ai pas encore dit adieu à Eucharis : j'aimerois mieux mourir, que de l'abandonner ainfi avec ingratitude. Attendez que je la revoie encore une dernière fois pour lui faire un éternel adieu. Au moins fouffrez que je lui dife: O nymphe! les dieux cruels, les dieux jaloux de mon bonheur, me contraignent de partir; mais ils m'empêcheront plutôt de vivre, que de me fouvenir à jamais de vous. O mon père! on laiffez-moi cette dernière confolation, qui eft fi jufte, ou arrachez moi la vie dans ce moment. Non je ne veux ni demeurer dans cette île, ni m'abandonner à l'amour. L'amour n'eft point dans mon cœur ; je ne fens que de l'amitié, et de la reconnoiffance pour Eucharis. Il me fuffit de lui dire encore une fois adieu, et je pars avec vous fans retardement.

Que j'ai pitié de vous ! répondit Mentor: votre paffion eft fi furieufe, que vous ne la fentez pas. Vous croyez être tranquille, et vous demandez la mort! vous ofez dire que vous n'êtes point vaincu par l'amour, et vous ne pouvez vous arracher à la nymphe que vous aimez ! vous ne voyez, vous n'entendez qu'elle; vous êtes aveugle et fourd à tout le refte. Un homme que la fièvre rend frénétique, dit: Je ne fuis point malade. O aveugle Télémaque! vous étiez prêt à renoncer à Pénélope qui vous attend, à Ulyffe que vous verrez, à Ithaque où vous devez régner, à la gloire et a la haute deftinée que les dieux vous ont promises par tant de merveilles qu'ils ont faites en votre faveur; vous renonciez à tous ces biens, pour vivre défhonoré auprès d'Eucharis! Direz-vous encore que l'amour ne vous attache point à elle ? Qu'eft-ce donc qui vous trouble? pourquoi voulez vous mourir? pourquoi avez-vous parlé devant la déeffe avec tant de tranfport? Je ne vous accufe point de mauvaise foi; mais je déplore votre aveuglement. Fuyez, Télémaque, fu

yez !

[ocr errors]

4

yez! on ne peut vaincre l'amour qu'en fuyant. Contre
un tel ennemi, le vrai courage confifte à craindre et à
fuir, mais à fuir fans délibérer, et fans fe donner à sci-
même le temps de regarder jamais derrière foi. Vous n'a-
vez pas oublié les foins que vous m'avez coûtés depuis
votre enfance, et les périls dont vous êtes forti par mes
confeils: ou croyez-moi, ou fouffrez que je vous aban-
donne. Si vous faviez combien il m'eft douloureux de
vous voir courir à votre perte! fi vous faviez tout ce
ce que
j'ai fouffert pendant que je n'ai ofé vous parler! la mère
qui vous mit au monde fouffrit moins dans les douleurs de
Fenfantement. Je me fuis tû; j'ai dévoré ma peine, j'ai
étouffé mes foupirs, pour voir fi vous reviendriez à moi.
O mon fils! mon cher fils! foulagez mon cœur ; rendez-
moi ce qui m'est plus cher que mes entrailles; vendez moi
Télémaque que j'ai perdu; rendez-vous à vous-même."
Si la fageffe en vous furmonte l'amour, je vis, et je vis
heureux mais fi l'amour vous entraîne malgrè la fageffe,
Mentor ne peut plus vivre.

Pendant que Mentor parloit ainfi, il continuoit fon chemin vers la mer; et Télémaque, qui n'étoit pas encore affez fort pour le fuivre de lui-même, l'étoit déja`· affez pour fe laiffer mener fans résistance. Minerve, toujours cachée fous la figure de Mentor, couvrant invifi. fiblement Télémaque de fon Egide, et répandant autour de lui un rayon divin, lui fit fentir un courage qu'il n'avoit point encore éprouvé depuis qu'il étoit dans cette île. Enfin ils arrivèrent dans un endroit de l'ile où le rivage de la mer étoit escarpé ; c'étoit un rocher toujours battu par l'onde écumante. Ils regardèrent de cette hauteur, fi le vaiffeau que Mentor avoit préparé étoit en core dans la même place: mais ils apperçurent un trifte fpectacle.

L'Amour étoit vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu, non-feulement étoit infenfible à fes traits, mais encore qu'il lui enlevoit Télémaque: il pleuroit de dépit, et alla trouver Calypfo errante dans les fombres forêts. Elle ne put le voir fans gémir, et elle fentit qu'il rouvroit toutes les plaies de fon cœur. L'Amour lui dit: Vous êtes déeffe, et vous vous laiffez vaincre par un foible mortel qui eft captif dans votre île! pour quoi

quoi le laiffez-vous fortir? O malheureux Amour! répondit-elle, je ne veux plus écouter tes pernicieux confeils c'est toi qui m'as tirée d'une douce et profonde paix, pour me précipiter dans un abyme de malheurs, C'en eft fait; j'ai juré par les ondes du Styx, que je 'laifferois partir Télémaque, Et Jupiter même, le père des dieux, avec toute fa puiffance, n'oferoit contrevenir à ce redoutable ferment. Télémaque, fors de mon ile; fors auffi, pernicieux enfant; tu m'as fait plus de mal que lui. L'Amour, effuyant fes larmes, fit un fouris moqueur

et malin. En vérité, dit-il, voilà un grand embarras ! Laiffez-moi faire: fuivez votre ferment; ne vous opposez point au départ de Télémaque. Ni vos nymphes, ni moi n'avons juré par les ondes du Styx de le laiffer partir: je leur infpirerai le deffein de brûler ce vaiffeau, que Mentor a fait avec tant de précipitation. Sa diligence, qui vous a-furprife, fera inutile. Il fera furpris lui-même à fon tour; et il ne lui reftera plus aucun moyen de vous arracher Télémaque.

Ces parcles flatteufes firent gliffer l'efpérance et la joie jufqu'au fond des entrailles de Calypfo. Ce qu'un zéphyr fait par fa fraîcheur fur le bord d'un ruiffeau pour delaffer les troupeaux languiffans, que l'ardeur de l'été confume, ce difcours le fit pour appaifer le défespoir de la déeffe. Son vifage devint ferein, fes yeux s'adoucirent, les noirs foucis qui rongeoient fon cœur, s'enfuirent pour un moment loin d'elle: elle s'arrêta, elle fourit, elle fatta le folâtre Amour; et, en le flattant, elle se prépara de nouvelles douleurs.

L'Amour, content de l'avoir perfuadée, alla pour perfuader auffi les nymphes, qui étoient errantes et difper- . fées fur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des loups affamés a mis en fuite loin du berger. L'Amour les raffemble, et leur dit : Télémaque eft encore en vos mains; hâtez-vous de brúler ce vaiffeau que le téméraire Mentor a fait pour s'enfuir. Auffi-têt elles allument des flambeaux, elles accourent fur le rivage, elles frémiffent, elles pouffent des hurlemens, elles fecouent leurs cheveux épars, comme des Bacchantes. Déja la flamme vole; elle dévore le vaifseau, qui eft d'un bois fec, et enduit de réfine; des tourbillons de fumée et de flammes s'élèvent dans les nues.

Télémaque

Télémaque et Mentor apperçoivent ce feu, de deffus le rocher, et entendant les cris des nymphes, Télémaque fut tenté de s'en réjouir: car fon cœur n'étoit pas encore guéri; et Mentor remarquoit que fa paffion étoit comme un feu mal éteint, qui fort de temps en temps de deffous la cendre, et qui repouffe de vives étincelles. Me voilà donc, dit Télémaque, rengagé dans mes liens il ne nous refte plus aucune efpérance de quitter cette île.

Mentor vit bien que Télémaque alloit retomber dans toutes fes foibleffes, et qu'il n'y avoit pas un feul moment à perdre. Il apperçut de loin, au milieu des flots, un vaiffeau arrêté qui n'ofoit approcher de l'ile, parce que tous les pilotes connoiffoient que l'ile de Calypfo étoit inacceffible à tous les mortels. Auffi-tôt le fage Mentor pouffant Télémaque, qui étoit affis fur le bord du rocher, le précipite dans la mer, et s'y jette avec lui. Télémaque, furpris de cette violente chûte, but l'onde amère, et devint le jouet des flots. Mais revenant à lui, et voyant Mentor qui lui tendoit la main pour lui aider à nager, il ne fongea plus qu'à s'éloigner de l'île fatale.

Les nymphes, qui avoient cru les tenir captifs, poufsèrent des cris pleins de fureur, ne pouvant plus empêcher leur fuite. Calypfo, inconfolable, rentra dans fa grotte, qu'elle remplit de fes hurlemens. L'Amour, qui vit

changer fon triomphe en une honteufe défaite, s'éleva an milieu de l'air en fecouant fes ailes, et s'envolà dans le bocage d'Idalie, où fa cruelle mère l'attendoit. L'enfant, encore plus cruel, ne fe confola qu'en riant avec elle de tous les maux qu'il avoit faits.

A mefure que Télémaque s'éloignoit de l'ile, il fentoit avec plaifir renaître fon courage, et fon amour pour la vertu. J'éprouve, s'écrioit-il en parlant à Mentor, ce que vous me difiez, et que je ne pouvois croire, faute d'expérience: on ne furmonte le vice qu'en le fuyant. O mon père ! que les dieux m'ont aimé en me donnant votre fecours! Je méritois d'en être privé, et d'être abandonné à moi-même. Je ne crains plus, ni mer, ni vents, ni tempêtes; je ne crains plus que mes paffions. L'Amour eft lui feul plus à craindre que tous les naufrages.

FIN DU LIVRE SEPTIEME.

LES

LES

AVENTURES

DE

TELEM A QUE,

FILS D'ULYSSE.

LIVRE HUITIEME.

SOMMAIRE.

Edoam, frère de Narbal, commande le vaiffeau Tyrien, où Télémaque et Mentor font reçus favorablement. Ce Capitaine, reconnoiffant Télémaque, lui raconte la mort tragique de Pygmalion, et d'Aftarbé, puis l'élévation de Baleazar, que le tyran fon père avoit difgracié à la perfuafion de cette femme. Pendant un repas qu'il donne à Télémaque et à Mentor, Achitoas, par la douceur de fon chant, affemble autour du vaiffeau les Tritons, les Néréides, et les autres divinités de la mer. Mentor, prenant une lyre, en joue beaucoup mieux qu' Achitoas. Adoam ra-, conte enfuite les merveilles de la Bétique: il décrit la douce température de l'air, et les autres beautés de ce pays, dont les peuples menent une vie tranquille dans une grande fimplicité de maurs.

L

:

E vaiffeau qui étoit arrêté, et vers lequel ils s'avançoient, étoit un vaiffeau Phénicien qui alloit dans l'Epire. Les Phéniciens avoient vu Télémaque au voyage d'Egypte mais ils n'avoient garde de le reconnoître au milieu des flots. Quand Mentor fut affez près du vaiffeau pour faire entendre fa voix, il s'écria d'une voix forte, en élevant fa tête au-deffus de l'eau : Phéniciens, fi fecourables à toutes les nations, ne refusez

[blocks in formation]

1

« AnteriorContinuar »