Imágenes de página
PDF
ePub

l'Averne qui s'ouvre, et les tourbillons de flammes qui sortent du noir Phlégéton, prêtes à le dévorer. Il s'écrie, et sa bouche demeure ouverte, sans qu'il puisse prononcer une parole: tel qu'un homme dormant, qui, dans un songe affreux, ouvre la bouche et fait des efforts pour parler; mais la parole lui manque toujours, et il la cherche en vain. D'une main tremblante et précipitée Adraste lance son dard contre Télémaque. Celui-ci, intrépide, comme l'ami des dieux, se couvre de son bouclier; il semble que la victoire, le couvrant de ses ailes, tient déjà une couronne suspendue au-dessus de sa tête : le courage doux et paisible reluit dans ses yeux; on le prendrait pour Minerve même, tant il paraît sage et mesuré au milieu des plus grands périls. Le dard lancé par Adraste est repoussé par le bouclier. Alors Adraste se hâte de tirer son épée pour ôter au fils d'Ulysse l'avantage de lancer son dard à son tour. Télémaque, voyant Adraste l'épée à la main, se hâte de la mettre aussi, et laisse son dard inutile.

8

6

Quand on les vit ainsi tous deux combattre de près, tous les autres combattants, en silence, mirent bas les armes pour les regarder attentivement; et on attendit de leur combat la destinée3 de toute la guerre. Les deux glaives, brillants comme les éclairs d'où partent les foudres, se croisent plusieurs fois, et portent des coups inutiles sur les armes polies qui en retentisBent. Les deux combattants s'alongent, se replient,' s'abaissent, se relevent tout-à-coup, et enfin se saisissent. Le lierre, en naissant au pied d'un ormeau, n'en serre pas plus étroitement le tronc dur et noueux par ses rameaux entrelacés9 jusqu'aux plus hautes branches de l'arbre, que ces deux combattants se serrent l'un l'autre. Adraste n'avait encore rien perdu de sa force: Télémaque n'avait pas encore toute la sienne. Adraste fait plusieurs efforts pour surprendre son ennemi et pour l'ébranler.10 Il tâche de saisir l'épée du jeune Grec, mais en vain. dans le moment où il la cherche, Télémaque l'enlève de terre et le renverse sur le sable. Alors cet impie, qui avait toujours méprisé les dieux, montre une lâche crainte de la mort: il a

1 repoussé, repelled; 2 mirent bas, laid down; 8 destinée, issue; 4 se croisent, cross each other; 5 polies, polished; 6 s'alongent, stretch themselves out; 7 se replient, fall back; 8 s'abaissent, stoop; 9 entrelacés, entwining; 10 ébranler, stagger.

honte de demander la vie, et il ne peut s'empêcher de témoigner qu'il la désire: il tâche d'émouvoir la compassion de Télémaque. Fils d'Ulysse, dit-il, enfin c'est maintenant que je connais les justes dieux; ils me punissent comme je l'ai mérité: il n'y a que le malheur qui ouvre les yeux des hommes pour voir la vérité ; je la vois, elle me condamne. Mais qu'un roi malheureux vous fasse souvenir de votre père qui est loin d'Ithaque, et qu'il touche

votre cœur.

Télémaque, qui, le tenant sous ses genoux, avait le glaive déjà levé pour lui percer la gorge, répondit aussitôt : Je n'ai voulu que la victoire et la paix des nations que je suis venu secourir; je n'aime point à répandre le sang. Vivez donc, ô Adraste; mais vivez pour réparer vos fautes: rendez tout ce que vous avez usurpé; rétablissez le calme et la justice sur la côte de la grande Hespérie que vous avez souillée par tant de massacres et de trahisons: vivez, et devenez un autre homme. Apprenez, par votre chûte, que les dieux sont justes, que les méchants sont malheureux, qu'ils se trompent en cherchant la félicité dans la violence, dans l'inhumanité, et dans le mensonge; qu'enfin rien n'est si doux ni si heureux que la simple et constante vertu. Donnez-nous pour ôtage votre fils Métrodore, avez douze des principaux' de votre nation.

A ces paroles, Télémaque laisse relever Adraste, et lui tend la main, sans se défier de sa mauvaise foi: mais aussitôt Adraste lui lance un second dard fort court qu'il tenait caché. Le dard était si aigu2 et lancé3 avec tant d'adresse, qu'il eût percé les armes de Télémaque, si elles n'eussent été divines. En même temps Adraste se jette derrière un arbre pour éviter la poursuite du jeune Grec. Alors celui-ci s'écrie: Dauniens, vous le voyez, la victoire est à nous; l'impie ne se sauve que par la trahison. Celui qui ne craint point les dieux, craint la mort au contraire, celui qui les craint, ne craint qu'eux.

En disant ces paroles, il s'avance vers les Dauniens, et fait signe aux siens, qui étaient de l'autre côté de l'arbre, de couper le chemin au perfide Adraste. Adraste craint d'être surpris, fait semblant de retourner sur ses pas, et veut renverser les Crétois qui se présentent à son passage: mais tout-à-coup Télé

1 des principaux, chiefs; 2 aigu, sharp; 8 lancé, thrown.

maque, prompt comme la foudre que la main du père des dieux lance du haut Olympe sur les têtes coupables, vient fondre' sur son ennemi; il le saisit d'une main victorieuse; il le renverse, comme le cruel Aquilon abat les tendres moissons qui dorent la campagne. Il ne l'écoute plus, quoique l'impie ose encore une fois essayer d'abuser de la bonté de son cœur : il enfonce3 son glaive, et le précipite dans les flammes du noir Tartare; digne châtiment de ses crimes.

1 vient fondre, flies campagne, fields; 8 enfonce, plunges.

LIVRE XXI.

SOMMAIRE.

Adraste étant mort, les Dauniens tendent' les mains aux alliés en signe de paix, et leur demandent un roi de leur nation. Nestor, inconsolable d'avoir perdu son fils, s'absente de l'assemblée des chefs, où plusieurs opinent qu'il faut partager le pays des vaincus, et céder à Télémaque le territoire d'Arpi. Bien loin d'accepter cette offre, Télémaque fait voir que l'intérêt commun des alliés est de choisir Polydamas pour roi des Dauniens, et de leur laisser leurs terres. Il persuade ensuite à ces peuples de donner la contrée d'Arpi à Diomede, survenu* fortuitement. Les troubles étant ainsi finis, tous se séparent pour s'en retourner chacun dans son pays.

A PEINE Adraste fut mort, que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de leur délivrance: ils tendirent les mains aux alliés en signe de paix et de réconciliation. Métrodore, fils d'Adraste, que son père avait nourri dans des maximes de dissimulation, d'injustice et d'inhumanité, s'enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautés, qu'il avait affranchi et comblé de biens, et auquel seul il se confia dans sa fuite, ne songea qu'à le trahir pour son propre intérêt: il le tua par derrière pendant qu'il fuyait, lui coupa la tête, et la porta dans le camp des alliés, espérant une grande récompense d'un crime qui finissait la guerre. Mais on eut horreur de ce scélérat, et on le fit mourir. Télémaque ayant vu la tête de Métrodore, qui était un jeune homme d'une merveilleuse beauté, et d'un naturel excellent, que les plaisirs et les mauvais exemples avaient corrompu, ne put retenir ses larmes. Hélas! s'écria-t-il, voilà ce que fait le poison de la prospérité pour un jeune prince: plus il a d'élévation et de vivacité, plus il s'égare et s'éloigne de tous sentiments de vertu. Et maintenant je serais peut-être de même, si les malheurs où je suis né, grâce aux dieux, et les instructions de Mentor, ne m'avaient appris à me modérer.3

1 tendent, offer; 2 partager, divide; 3 territoire, territory; 4 survenu, arrived; 5 fortuitement, accidentally; 6 affranchi, made free; 7 par derrière, b a wound in the back; 8 me modérer, govern my passions.

Les Dauniens assemblés demandèrent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permit de faire un roi de leur nation, qui pût effacer par ses vertus l'opprobre dont l'impie Adraste avait couvert la royauté. Ils remerciaient les dieux d'avoir frappé le tyran: ils venaient en foule baiser la main de Télémaque, qui avait été trempée dans le sang de ce monstre; et leur défaite était pour eux comme un triomphe. Ainsi tomba en un moment, sans aucune ressource, cette puissance qui menaçait toutes les autres dans l'Hespérie, et qui faisait trembler tant de peuples. Semblable à ces terrains qui paraissent fermes et immobiles, mais que l'on sape peu-à-peu par-dessous : longtemps on se moque du faible travail qui en attaque les fondements; rien ne paraît affaibli, tout est uni, rien ne s'ébranle;' cependant tous les soutiens sont détruits peu-à-peu, jusqu'au moment où tout-à-coup le terrain s'affaisse1 et ouvre un abîme. Ainsi une puissance injuste et trompeuse, quelque prospérité qu'elle se procure par ses violences, creuse elle-même un précipice sous ses pieds. La fraude et l'inhumanité sapent peuà-peu tous les plus solides fondements de l'autorité légitime: on l'admire, on la craint, on tremble devant elle, jusqu'au moment où elle n'est déjà plus; elle tombe de son propre poids, et rien ne peut la relever, parcequ'elle a détruit de ses propres mains les vrais soutiens de la bonne foi et de la justice, qui attirent l'amour et la confiance.

6

Les chefs de l'armée s'assemblèrent dès le lendemain pour accorder un roi aux Dauniens. On prenait plaisir à voir les deux camps confondus par une amitié si inespérée, et les deux armées qui n'en faisaient plus qu'une. Le sage Nestor ne put se trouver dans ce conseil, parceque la douleur, jointe à la vieillesse, avait flétri son cœur, comme la pluie abat et fait languir le soir une fleur qui était le matin, pendant la naissance de l'aurore, la gloire et l'ornement des vertes campagnes. Ses yeux étaient devenus deux fontaines de larmes qui ne pouvaient tarir: loin d'eux s'enfuyait le doux sommeil, qui charme les plus cuisantes peines; l'espérance, qui est la vie du cœur de l'homme, était éteinte en lui. Toute nourriture était amère à cet infortuné vieillard; la lumière même lui était odieuse: son âme ne 1 sape par-dessous, undermines; 2 s'ébranle, shakes; 8 soutiens, props; 4 s'affaise, sinks; 5 poids, weight; 6 inespérée, unexpected; 7 abat, beats dewn

« AnteriorContinuar »