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Hardley, rhabillé pour la quatrième fois, le chapeau sur la cuisse, discourant avec application pour ne point sembler niais devant les dix femmes qui l'entouraient; lorsque cette aimable Hardley, personne excellente vraiment, mais qui ne pouvait penser qu'une chose à la fois, l'eut successivement interrogé sur le temps qu'il allait faire: « Ah, chère madame, j'ai peur... A voir le soleil tout jaune et faux comme il est, on pourrait croire que le ciel a le mauvais œil aujourd'hui »; sur le théâtre : « Cyrano? je l'entendis blåmer l'autre jour, et me mis dans une telle colère que j'ai pris la parole, et l'ai laissée dans la figure de quelqu'un »; sur l'affaire : « Peuh, vous savez, tous ceux qui n'ont plus l'âge de la territoriale crient: Vivent les armes ! Mais le prestige du militaire est bien Second Empire, et les généraux passeront comme le café »; lorsqu'il eut longtemps souffert les tortures de la sellette, et que Matilda fit enfin son entrée, le buste en avant, la mine heureuse, offrant son sourire et ses poignées de main....

Ah, certes, Lucien méritait mieux que les deux petits baisers qu'on lui laissa prendre non loin des lèvres, mais sur la joue, dans un boudoir où le thé se trouvait servi.

VIII

Le coup du désespoir.

Cependant, chaque soir, en s'endormant, la jeune fille avait dessein de ne rien refuser à son page le lendemain, car celui-ci l'avait enchantée tout le long du jour. Mais il en était de ce beau dessein comme de la tapisserie de Pénélope : Matilda le détruisait pendant la nuit, et elle avait au matin des scrupules.

Sa mère, il faut l'avouer, n'y entrait pour rien. La bienveillante et douce madame Monti avait toujours eu des amants, prouvant ainsi la pureté de sa race, car elle était de noble famille, et l'on sait que, pendant deux siècles et plus, les italiens bien élevés n'curent aucune autre affaire au monde que l'amour. Si on l'avait livrée jadis au puissamment riche Girolamo Monti, elle s'en était si souvent consoléc qu'elle n'en garda rancune ni à ses parents, ni à son mari, dont elle porta très bien le deuil : et Guido Monti, qui vivait lui-même en des amours diverses, était resté le conseiller et l'ami très indulgent de sa noble belle-sœur. Aussi la petite Matilda avait-elle respiré depuis son enfance un air de tendresse: rien de plus caressant que tous ces familiers de Florence, de Venise, des lacs, et rien de plus amoureux de l'amour que madame Monti. Si le mauvais destin cût voulu qu'elle surprît sa fille en plein baiser, elle l'en cùt peut-être grondée, peut

ètre...

Et Matilda savait bien cela. Mais Agnese Campavera et Mabel Giannone, les deux coquettes, lui avaient donné là-bas des leçons d'hypocrite vertu. Ainsi Tof, le gros Tof, lui déplaisait parce qu'il compromettait madame sa mère depuis trop longtemps. La vanité ne

la soutenait pas moins dans ses rigueurs : chacun disait que des deux femmes la plus jeune était l'aînée, et dame! noblesse oblige. En outre, si quelque charmante pudeur la retenait encore, Lucien lui-même n'eût pas souhaité que Matilda s'en dépouillât trop vite, tant un voile même léger donne de prix à ce qu'il cache.

Le jour que Lucien devait monter le cheval de Jean-Paul Ailly à Auteuil, il éprouvait pourtant des sentiments moins raffinés. Les garçons qui ont le goût de la lutte ne demeurent pas longtemps très délicats dès qu'ils ne sont plus dans l'oisiveté : or, ce dimanche-ci, Lucien avait à triompher dans une course, c'est un acte, cela! Aussi, quelque amoureux fût-il, sa Matilda ne tenait point dans son cœur le premier rang: d'autres pensées toutes sportives et toutes sauvages le détournaient d'elle, et s'il y songea, ce fut sans douceur et comme à la hâte.

Une caravane, d'ailleurs, entourait la jeune fille lorsque celle-ci s'en vint s'asseoir à sa place accoutumée dans les tribunes, et Lucien vit successivement entrer après elle madame Zetchkine, madame Monti, puis Tof, enfin Serge Zetchkine, mari décoratif, et même le détestable Gaston Vilain, qui se dandinait comme un fat.

La russe montra beaucoup de cordialité pour Lucien; elle l'appela de tous les noms glorieux qu'elle savait, prétendant qu'il gagnerait et qu'elle voulait jouer sur sa monte toute sa fortune et celle de Gaston Vilain : «< N'est-ce pas, monsieur ? » dit-elle gracieusement en se tournant vers celui-ci.

Lucien devint pourpre, et lui répondit qu'elle avait sans doute juré de le faire arriver dernier.

« — Etes-vous superstitieux, donc ?

-Non, madame, mais énervé, et je vous supplie de ne pas jouer sur moi. D'ailleurs, vous avez mieux à faire aujourd'hui. >>

Comme il avait dit cela du ton le plus insolent, ce fut merveille de voir comme Gaston Vilain et Zetchkine n'entendirent point. Mais Matilda lui demanda à voix basse pourquoi il offenṣait si grossièrenient Olga.

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Eh, parce qu'elle m'agace! Elle sait que je déteste son galant, et me nargue! Espère-t-elle se servir de moi comme d'un jouet pour exciter sa jalousie, ou veut-elle être coquette, et me pense-t-elle amoureux de ses cheveux orange, par hasard? Je ne suis amoureux que de yous, Matilda, et cent fois plus que de raison, car vous ne me traitez guère bien. >>

Le page se plaignit, rudement, amèrement, accusant Matilda de nc sentir nulle affection pour lui, de l'avoir recueilli comme un vivant Bacdecker, tout simplement, et de rêver toujours à Florence où elle retournerait bientôt, dans quelques jours, le laissant là...

Et précisément la journée devenait de minute en minute plus douce: il ne pleuvrait pas, maintenant, c'était certain, mais le ciel foncé semblait verser du silence sur le champ de courses. Cela vous laissait infiniment mélancolique et prêt à savourer la conversation du voisin

et de la voisine. Lucien fit une peine extrême à Matilda en la brusquant. Elle le lui dit, il s'irrita davantage contre le monde et contre lui-même, tomba dans le découragement :

<< — Que voulez-vous que je fasse ici-bas, sans importance, sans nom et sans argent, vous me mépriserez bien vite... Ah, que Bohémond serait donc avisé de me casser la tête tout à l'heure ! Adicu, adieu, Matilda... >>

Et il disparut comme sonnait la cloche de la seconde course. Des petits jockeys s'éparpillèrent au loin dans la plaine, sautèrent, virėrent, sautèrent encore. Matilda les voyait mal : elle songcait à son page, et se demandait s'il était bien honnête d'avoir accepté son amour et de partir. L'un des jockeys gagna supérieurement: au milieu des cris, la jeune fille, ayant soudain baissé la tête, rencontra le beau regard de Tof levé vers elle. Pour la première fois, il ne la fit ni rire ni se fâcher : elle s'appuya sur son épaule pour descendre du banc sur lequel elle était montée, et le pauvre homme en demeura si ému qu'il s'assit près d'elle, comme un confesseur, et lui parla de Lucien, rien que de Lucien. Quand on veut amuser un blessé, de quoi le faut-il entretenir, sinon de sa blessure, et toujours, avec une patience assez charitable pour qu'il se lasse le premier et n'y songe plus ? Tof avait vu le page s'enfuir, sourcil froncé, puis Matilda rester pensive aussi, à l'entendre, Lucien avait-il maintes vertus d'exception, intelligent, énergique, distingué, aimant les vers...

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Vous jabotez comme une commèrc, monsieur Tof, s'écria la terrible Olga Zetchkine. Vous êtes capable de raconter un sonnet à Matilda. Qu'est-ce que vous dites ? C'est indiscret?

Mais non, entrez donc, chère madame. Je disais qu'il faut un certain courage pour franchir à fond de train des obstacles redoutables au milieu d'un peloton de chevaux emballés, et qu'il est joli que de jeunes hommes se parent de cet acte un tantinet héroïque. C'est du luxe Renan voulait qu'on frappât le courage d'un impôt somptuaire. La tradition du gentleman-rider est d'ailleurs ancienne, et les patriciens accablés qui brùlaient de conduire des chars dans l'arène se plairaient ici. Ils nous ressemblent davantage que tous les capitaines Rag du hargneux Thackeray. Cependant, Castor et Pollux seraient honteusement battus à Longchamps. >>

Cette conversation n'était point du goût d'Olga, qui se reprit à disserter avec madame Monti sur les chapeaux ravissants qu'elle trouvait affreux et les fraîches toilettes dont elle blåmait tantôt le mauvais goût et tantôt le tapage.

Les inséparables Serge Zetchkine et Gaston Vilain revinrent pour la troisième course. Ils étaient allés parier, c'est-à-dire échanger des saluts et quelques plaisanteries avec les demoiselles de leur connaissance qui rôdaient çà et là derrière les tribunes. Avant la quatrième, on les vit reparaître encore au lieu où les chevaux se promènent au pas; mais ils étaient accompagnés cette fois de toute la caravane : ccs dames venaient admirer Bohémond.

C'était un immense pur-sang bai, à l'œil farouche, aux jambes si nerveuses et fortes qu'elles semblaient faites pour un galop géant, et restaient toutes raides au pas. Son cavalier apparut un instant : Matilda vit ses genoux minces dans la culotte blanche, son pardessus clair, sa tête coiffée jusqu'aux yeux d'une toque en satin jaune. Elle le trouva fort pâle ainsi, eut l'impression qu'il était frêle et fragile.

<< - Mon page, mon cher page, lui dit-elle quand il s'approcha, vous allez gagner. Ne soyez pas triste.

- Matilda, s'il m'arrive un accident, ne l'attribuez qu'à vous. » Plusieurs personnes les entouraient, la jeune fille ne put répondre à son gré. Mais elle pria Tof de la reconduire à sa place, où elle s'assit toute tremblante, et dès lors, elle ne bougea plus.

Les tribunes se garnirent soudain. Un par un, les chevaux arrivèrent sur la piste et galopèrent vers l'endroit du départ. L'immense Bohémond portait un léger jockey jaune et blanc. Il se réunit aux autres, dans le lointain, et toute la troupe partit d'un seul coup. Une haie, deux haies, un cheval tombe, un autre : Matilda frémissait à chaque chute, mais une petite boule de soie jaune conduisait toujours le vertigineux Bohémond. Les chevaux arrivèrent sur la rivière, Lucien était le troisième et la foule, dans les tribunes, palpitait : un bond, hop! et le premier cheval est passé, le second le suit et Bohémond s'enlève sans effort, mais retombe mal, roule... Il y eut un cri! ce n'est rien, le cavalier se relève, veut remonter sur sa bête ; mais celle-ci boite, il faut rentrer.

On vit alors le jockey jaune et blanc prendre le bras d'un homme pour marcher : il était étourdi peut-être et tirait un peu la jambe. Il avait perdu la course, mais gagné tout à fait le cœur de son amie.

IX

Le Rendez-vous.

Tof vint le lendemain prendre des nouvelles de Lucien, et lui confia de la part des deux Monti « qu'on fût allé le voir s'il avait été seul chez lui, mais que madame Lorédan intimidait, et qu'on avait craint de ne pas sembler convenable au cas où d'autres personnes se fussent trouvées là ».

Mais Lucien n'avait que l'épaule contuse et le coude écorché, et il put se rendre le soir même chez les Ennison où les bals, exquis, se passaient dans l'escalier : leur hôtel, assez petit, en effet, possédait un escalier monumental, mollement arrondi, et dont chacun des larges degrés supportait une chaise, un fauteuil. Aussi du haut en bas n'était-ce qu'une longue théorie de femmes, vers qui des hommes embellis par la courtoisie s'inclinaient pour causer. Aux étages s'étendaient de grandes oasis de palmiers et de tapisseries : on y devisait à voix douce, au son atténué des valses.

Lucien ne chercha donc pas autre part que sur ces marches fleuries madame Ennison : il y trouva deux de ses filles. Ayant dit un compliment à chacune, il rencontra la troisième et apprit d'elle que sa mère se trouvait dans un petit salon. Le pauvre Lucien offrit encore une phrase aimable à cette demoiselle et songea que, pour payer sa bienvenue, il devrait aussi murmurer quelque chose à la maîtresse du logis. Il fit ce rêve d'une maison où des valets de pied bien stylés seraient aux côtés des hôtes, et, arrêtant d'un geste les nouveaux arrivés : « Inutile, madame; inutile, monsieur », prononceraient à leur place quelques mots polis.

Puis il aperçut Matilda qui bavardait avec René des Eparges, assise au fond d'une bergère.

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-

Oui, disait-elle, le jour de notre départ est proche : nous n'irons plus au Bois...

-Les lauriers-roses vont y bourgeonner, pourtant.

Mon page que voilà ira les voir fleurir. » Et elle lui tendit sa main qu'il baisa.

René des Eparges était un jeune homme très distingué, fort aimable, mais qui n'avait aucune présence d'esprit dès qu'il se trouvait entre des amoureux. Il se troubla, balbutia, ne sut où mettre son sourire, et finalement leur fit le plaisir de les quitter.

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Que vous m'avez fait peur, hier, mon page! Vous ne monterez plus.

Peuh, que je fasse ceci ou cela, que je vive ou non... Je sais seulement que vous allez partir et me laisser affreusement seul. »

Jamais Lucien ne parlait plus sincèrement que les soirs où Matilda était toute décolletée, à cause de sa grâce savoureuse et de son impudeur. Sa taille effiléc, ses jambes longues, tout son corps s'élevait du sol comme pour hausser ses épaules nues jusqu'au regard des hommes.

«<< Vous m'écrirez là-bas.

Non. Je ne veux pas que de tristes lettres s'en viennent vous chagriner, et le souvenir que vous garderez de moi restera tel que vous l'aurez voulu.

- C'est un doux et cher souvenir, alors, car j'ai passé des mois heureux.

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On dit que ceux dont la santé est bonne et le cœur froid passent, où qu'ils aillent, des mois heureux.

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Je ne suis pas ainsi, ne le savez-vous point?

Je voudrais en être sûr...

Mais comment faire? Il faut comprendre à demi-mot.

Hélas, Matilda, ne me ferez-vous jamais l'aumône d'une bonne parole tout entière? Vous répondez toujours comme un oracle, et vos décrets sont si douteux, si aigus qu'ils me font mal, et peut-être à

vous-même...

Chut, éloignez-vous un peu, mon page, vous me compromettez... Tenez, allons faire un tour, donnez-moi votre bras.

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