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de ses amis qui n'eût pas la foi. Mais pas plus qu'une martyre au cirque, elle n'abjura rien de son rêve. Une déception dernière, dont elle mourut, n'altéra ni son visage, ni son cœur.

Etes-vous curieux de savoir ce que devint Geneviève? Elle faillit mourir de désespoir et d'amour, sans que la sainte Mademoiselle Cloque, inébranlable comme Jephté, comprit rien à sa souffrance muette. Elle épousa Jules Giraud, notaire à La-Celle-Saint-Avant. Peut-être, quand sa tante mourut, allait-elle devenir la maîtresse de Grenaille-Montcontour qu'elle n'avait point cessé d'aimer. Je souffre un peu de penser qu'elle vieillira dans son village, entre un mari balourd et des voisins maussades, elle si fine, si ardente, si bien faite pour l'amour, et M. Boylesve pensera sans doute avec moi que la Grand Saint Martin nous fait payer bien cher sa basilique. Mais assurément Mademoiselle Cloque croyait agir pour le mieux, et personne ne l'eût convaincue qu'on pût être heureuse avec un homme qui avait le malheur de ne point penser juste sur la basilique du Grand Saint Martin. Le roman de Geneviève après dix ans de mariage, on peut l'imaginer, on pourrait l'écrire, et d'ailleurs M. Boylesve l'a écrit luimême. Je conseille à tous ceux qu'aura charmés Mademoiselle Cloque, de relire ensuite le Médecin des Dames de Néans.

Pour moi, qui ai aimé et qui aime depuis le premier tous les livres de M. René Boylesve, faut-il dire si j'ai un goût vif pour Mademoiselle Cloque!-avec quel charme secret et moqueur, M. Boylesve a exprimé l'amoureuse Geneviève! Tous les personnages, qui sont nombreux et variés, sont peints avec le même art, le même esprit, la même finesse distinctive et spirituelle. Faut-il nommer le financier NiortCaen, les demoiselles Jouffray, le marquis d'Aubrebie, Madame Pigeonneau, l'abbé Moisan, et surtout l'admirable M. Houblon, l'organiste éloquent et démesuré ? Les milieux, les paysages, sont traités avec un goût sobre et preste ; le choix des détails est toujours heureux et significatif. Peut-être même m'abusé-je, mais il me paraît que pour l'héroïne elle-même, cette silencieuse et passionnée Mademoiselle Cloque, M. René Boylesve déploie plus d'esprit, de bonheur et de clarté, que d'ardeur profonde et intérieure... Assurément ce livre, où le peintre voluptueux des amours italiennes montre un sens si discret et si fin de la vic provinciale, ressemble peu, en apparence, au Parfum des Iles Borromées ou à Sainte-Marie des Fleurs. J'y ai réfléchi, et ce caractère d'unité, visible ou cachée, que quatre ouvrages d'un incontestable talent doivent pourtant bien receler, je me flatterais presque de l'avoir découvert. Il s'exprime, selon moi, en cette distinction un peu subtile que M. René Boylesve est, plutôt qu'un romancier, un conteur. Un conte ou un roman, je présume qu'on sent clairement la différence. Le conteur se sépare de l'histoire qu'il conte ; il est là, près de vous, qui parle et cherche à vous plaire; l'histoire est lointaine, passée, peut-être étrangère, en tout cas distincte de vous et de lui. C'est pourquoi les péripéties, les faits, s'y succèdent plus légèrement, plus prestement et avec moins d'intervalles que dans le

roman ou dans la vie. Les choses se passent ainsi ; peut-être auraientelles pu se passer d'autre sorte. C'est une suite arbitraire, facile et prompte. Elles ne prennent point le visage sérieux et lent et la gravité presque douloureuse de l'Inévitable Nécessité. Le conte veut donner du plaisir, et point de fatigue, et, même pour des personnages exceptionnels ou des événements extraordinaires, que l'esprit goûte une surprise douce, ménagée et qui n'exclue pas le repos. Aussi les caractères, préparés, équilibrés, expliqués, éclairés sur tous les plans, distribués dans une lumière égale et douce, y sont-ils plausibles et vraisemblables plutôt que vrais. Si le roman a sa beauté propre, je crois qu'elle est dans la vérité; et, bien que ma définition doive sembler étrange, je crois que la vérité romanesque n'est pas autre chose qu'une force appesantie et partiale d'observation, de poésie, de passion ou de raison. Ce qui nous charme dans le conte, c'est, au contraire, l'agrément, la justesse, la mesure, et soit la leçon morale, soit une sorte d'insouciance élégante qui la surpasse. Me trompé-je après cela en disant que M. René Boylesve est, avant tout, un conteur.

Je n'entends pas établir une hiérarchie des genres. Candide et Gil Blas sont deux chefs-d'œuvre, et l'un est un conte, l'autre une suite de contes. Peut-être l'esprit français sera-t-il toujours mieux armé pour le conte que pour le roman, et le lecteur français y est, assurément, plus sensible. Du reste, moi qui conseillais de relire le Médecin des Dames de Néans, je viens de le relire moi-même, et je trouve que M. Boylesve, dans sa dédicace, exprime tout son amour pour nos vieux conteurs français, et son désir de continuer leur œuvre. Je ne doute point qu'il y réussisse, et d'ailleurs il y a déjà réussi.

MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE

ROMANS ET NOUVELLES.

LÉON BLUM

Henri Vignemal: Vain Effort. Lemerre, 3 fr. 50. Maxime Audouin : Lettres de ma Falaise, Société d'éditions littéraires, 2 fr. 50. Jean Destrem: Romans très courts, Bureaux du « Rappel ». Henri de Régnier Le Trèfle blanc, Mercure de France, 2 fr. Manoël de Grandfort: Les Franches-Fileuses, Ollendorff, 3 fr. 50. Louis Bertrand : Le Sang des races, Ollendorff, 3 fr. 50. Jules Laforgue: Moralités légendaires (Tome II, Hamlet ou les suites de la piété filiale, le Miracle des Roses, Pan et la Syrinx), Edition Lucien et Esther Pissarro, Londres, Hacon et Ricketts, et Paris Mercure de France. Charles Ephy: L'Ame errante, Société libre d'édition des Gens de Lettres, 3 fr. 55. Prosper Castanier: La Fleur de Cythère, A. Charles, 3 fr. 50. Guy de Maupassant : La Maison Tellier (édition illustrée par René Lelong), Ollendorff, 3 fr. 50. Arthur Chassériau: Du côté de chez nous (préface de Pierre Loti), Ollendorff, 3 fr. 50. J.-H. Rosny: L'Aiguille d'Or, Colin.

Le gérant : Paul Lagrue.

Le Refus du Service militaire

Le nom du docteur autrichien Skarvan est déjà connu. On sait qu'il refusa, il y a quelques années, de servir dans l'armée comme médecin. Sa comparution devant le conseil de guerre, son internement dans une maison d'aliénés, la polémique qui s'engagea à son sujet entre les journaux, ont troublé alors l'opinion publique. On expliquait cette conduite de différentes façons : c'est un mystique religieux, disaient les uns; un anarchiste, déclaraient les autres; et beaucoup de journalistes le considéraient comme une victime du comte Léon Tolstoï. Le Journal détaillé du docteur Skarvan vient de paraître. Il y a décrit très scrupuleusement toutes les hésitations de sa conscience et de son esprit qui ont précédé son acte héroïque, toutes les raisons qui l'y out amené.

Le Dr Skarvan a écrit son Journal en langue russe, selon le désir de ses nombreux amis de Russie et en particulier de Léon Tolstoï. Ce Journal a été édité en Angleterre par M. Tchertkoff dans sa collection d'ouvrages sur les doukhobors et contre la guerre. On en lira ci-après les parties les plus saillantes. W. B.

A mon entrée au régiment, je partageais déjà l'opinion du comte Tolstoi sur le service militaire. Je savais qu'il est tout à fait opposé aux préceptes du christianisme et à son esprit, en antagonisme absolu avec tout sentiment d'humanité, et que c'est chose impie que prêter serment et servir. Mais, bien qu'intimement convaincu de tout cela, j'entrai au service, ne me sentant pas assez de force spirituelle pour agir selon ma foi. J'ai éprouvé alors l'angoisse morale que doit ressentir tout homme dont les sympathies vont vers le bien, mais qui a trop conscience de sa faiblesse pour oser entreprendre un acte qui, il le sent à l'avance, sera au-dessus de ses forces. Car je ne savais pas encore que, pour engager une lutte chrétienne contre le monde, l'homme n'a besoin ni d'audace, ni en général d'aucun des attributs de l'héroïsme païen, qu'il lui faut tout autre chose : une certaine maturité spirituelle, un état d'esprit tel qu'il lui soit impossible de vivre d'une vie contraire à sa conscience... Mais, quand toutes les portes du salut sont fermées, il en reste une, et la plus étroite, que Dieu ouvre lui-même au moment le plus critique.

Au régiment, je me sentis tout de suite mal à l'aise. Les casernes me faisaient l'effet de maisous de fous : tout y était stupide et sauvage, et que de forces perdues!

[En 1894, Skarvan achevait ses études à la Faculté de Médecine d'Insprück ; il prit ses grades et entra alors, comme médecin militaire, dans le régiment qui était en garnison à Kaschau. La société des officiers, la vie de caserne, ses lectures,surtout les druv res de Thomas A'Kampis, ne tirent que fortifier ses idées contre le service militaire.}

Si nous sommes sur une certaine pente, nous allons en avant, pres

que toujours sans savoir où : c'est ce qui arrive aux hommes qui s'abandonnent à l'entraînement de leurs désirs personnels, c'est aussi ce qui arrive à ceux qui s'abandonnent à l'entraînement du génie divin qui est en chacun de nous. En me laissant entraîner par cette force, je ne pouvais plus ne pas refuser immédiatement de servir dans l'armée.

J'écrivis alors la lettre suivante :

Monsieur le Médecin en chef,

Je devrais vous dire oralement ce que je vais écrire. Pourtant j'use de la plume: car j'ai peur de ne pouvoir vous parler en face aussi clairement et avec autant de calme.

Je suis décidé à quitter l'armée; je veux cesser d'être soldat; je ne veux plus revêtir l'uniforme. Je ne prendrai pas mon service à l'hôpital, car c'est aussi du service militaire. Or, le service militaire est contraire à mes opinions, contraire à ma science, contraire à mes sentiments religieux.

Je suis chrétien, et, comme tel, je ne puis aider au militarisme ni par la parole, ni par les actes. Si j'ai servi jusqu'à présent, c'est que je n'avais pas assez de courage pour lutter seul contre la force puissante qu'est l'organisation militaire. Maintenant, ma conscience est plus forte, non pas à la suite de quelque événement pathétique, mais par un résultat logique de mes pensées, de mes réflexions, de mes désirs depuis déjà plusieurs années. Je sais très bien que ma résolution semblera au conseil de guerre ridicule, stupide et coupable. Je sais aussi que, par ce refus, j'encours une peine grace, que l'autorité me tiendra en prison aussi longtemps qu'elle le voudra; mais je me donne à une autorité plus haute, plus forte que toute la grande Europe; je veux mettre ma vie en harmonie avec une seule vérité, c'est-à-dire la Vérité unique, éternelle et divine. Cette Vérité m'ordonne de ne plus courber la tête sous l'esclavage général, sous le joug du militarisme, que chaque gouvernement impose maintenant à l'humanité.

On dit et on écrit que le médecin militaire a un rôle humain et noble. Je crois que c'est faux; car, ainsi que tous les autres militaires, il n'est qu'une arme sans volonté, docile instrument de ses chefs. Son rôle est tel: veiller à ce que l'armée puisse accomplir, dans les meilleures conditions, sa besogne rude et inhumaine.

C'est tout ce que j'ai à vous dire. Je vous prie de conserver cette lettre, pour qu'elle puisse être produite devant mes juges : car sans doute n'aurai-je pas autre chose à dire.

J'attendrai vos ordres dans mon appartement, à Kronen-caserne.

[Le gouvernement militaire de Kaschau voulut d'abord étouffer cette affaire; mais persuasion et promesses échouèrent sur le Dr Skarvan : il refusa de retirer sa lettre. On se décida donc à agir. Skarvan, arrêté, enfermé à l'hôpital de Kaschau, fut soumis à un régime d'abord peu sévère : il pouvait voir ses parents,

ses amis, écrire et recevoir des lettres. Parmi celles qui lui furent envoyées alors, il fait mention de deux lettres écrites par deux pasteurs.]

Et comme toujours, le clergé montra sa rudesse et son ignorance de la doctrine du Christ. En effet, ces deux pasteurs essayaient de me prouver que le service militaire n'est pas en contradiction avec le christianisme, que mon acte était illogique et cruel, et ils me conseillaient de me repentir, de rentrer dans l'obéissance, de reprendre mon service.

Beaucoup de personnes comprennent que le soldat refuse de rester à l'armée, car il est évident que le rôle du soldat au régiment est d'apprendre l'assassinat, en vue d'assassiner quand les chefs le demanderont; mais, dit-on, le médecin militaire accomplit une œuvre chrétienne et quiconque refuse ce service mérite, au point de vue moral, le blâme et non l'approbation. Il y a là une grande erreur.

Le service du médecin militaire est criminel comme tout service militaire, parce qu'il existe un lien très étroit entre son rôle et l'assassinat, seul but des armées. Cette relation est dissimulée par hypocrisie sous des apparences d'humanité, c'est pourquoi elle échappe à la plupart des hommes. Néanmoins, elle existe et qui veut bien la voir la verra, car il est très facile de soulever le voile trompeur qui la cache.

Le médecin militaire inspecte les soldats, c'est-à-dire qu'il décide quels hommes sont bons pour la chair à canon et quels ne le sont pas; il visite les soldats punis par leurs chefs, c'est-à-dire qu'il décide lesquels parmi eux peuvent être enfermés en prison, lesquels peuvent supporter les fers, lesquels peuvent être privés de nourriture, etc.; il aide donc à l'inhumaine et brutale violation des hommes. Le médecin militaire est, en tous cas, un mercenaire loué par la bande organisée des assassins, pour veiller à la santé d'hommes qui doivent être des victimes ou des meurtriers.

Pourquoi, dans ce cas particulier, vouloir méconnaître ce qui est connu de tous, à savoir que servir dans un établissement ignominieux et criminel, c'est une déchéance morale, une honte. Certainement, aucune honnête femme, quelle que soit la somme qu'on lui propose, ne consentirait à être la cuisinière d'une bande de meurtriers, bien que la préparation de la nourriture non seulement ne soit pas un péché, mais soit une des nécessités de l'existence des hommes. Et quelle différence y a-t-il entre une bande de meurtriers et une armée? une différence de nombre.

Il est temps de comprendre quel abaissement, quelle humiliation il y a à vendre son savoir à ceux auxquels ce savoir est nécessaire pour atteindre plus sûrement leur but criminel.

[Le Dr Skarvan resta peu de temps à Kaschau après son arrestation; il fut envoyé à Vienne, avec ce diagnostic du médecin militaire de Kaschau : « Folie religieuse mêlée aux idées de Tolstoï.» Skarvan, accompagné de deux gendarmes

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