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rendre jalouses nos chanteuses d'opéra. Que les galants nègres me pardonnent! les femmes malgaches, à quelque race qu'elles appartiennent, avec leurs cheveux pareils à une laine qui ne serait pas cardée, ou tordus, ramassés en petites tresses misérables, avec leurs grands yeux, leurs dents longues. leur peau grasse et froide, ne sont plus pour moi des femmes, mais comme des animaux étranges, mystérieux. Elles m'effraient ou me répugnent. Je ne m'imagine pas comment on pcut les aimer. Il paraît que les Hovas de leur côté méprisent aussi nos Françaises. Est-ce bizarre!

« Tu devines si ce pays-là est bien amusant. Mais ce qui me console un peu, ma chérie, c'est que j'espère y faire assez de gratte pour te rendre heureuse à mon retour. Tu comprends: Si on risque sa peau, ce n'est pas pour des prunes, et en vérité le gouvernement est si peu généreux qu'il faut bien se payer soi-même. Il y a mille moyens de s'enrichir, et je ne suis pas assez niais pour ne pas user de quelquesuns. Il n'existe pas de monnaie divisionnaire, qui permette de régler tous les paiements; on se sert de grenaille d'argent que l'on pèse avec huit poids; si la somme ne correspond pas à ces poids, ce qui arrive sans cesse, ce sont des contestations à n'en plus finir. De fait, dans les marchés, il y a toujours une perte, du côté de l'acheteur ou du côté du vendeur. Il faut s'arranger à avoir assez de poigne, de calcul et de vivacité d'esprit pour ne pas être volé. Car c'est là un sot rôle. Tu peux compter que je sais m'y prendre. J'ai à ce moment à choisir mes fournisseurs pour l'infanterie de marine. C'est une lutte extraordinaire entre tous les marchands et les éleveurs. Naturellement, que ce soit l'un ou l'autre, cela ne m'importe guère. Leur marchandise, leur bétail se ressemble, ou à peu près. Je traite avec ceux qui se montrent les plus aimables. Un marchand de bœufs de l'Antankara est venu l'autre jour m'offrir une jolie commission. Je me suis fâché tout rouge. Il a haussé la somme : « Je verrai, lui ai-je répondu, vos élèves. Je ne me décide pas si promptement. » Je les ai vus. Ils sont fort beaux. Malheureusement, il vend cher, et il y a ici tant de coquins et d'imbéciles pour s'occuper de ce qui ne les regarde pas, que je ne sais si je conclurai le marché. N'importe! Je crois qu'il y a de l'argent à gagner dans ce pays. Ah! chère adorée, que je voudrais devenir bien riche pour toi. Nous serions si heureux ensemble! Oh! ne dis pas non. J'ai consulté un vieux sorcier qui m'a prédit que mes amours ne seraient plus contrariées. Du moins, c'est l'oracle que m'a traduit mon interprète, car le sorcier ne savait pas le français et je ne comprenais pas un mot de son baragouinage. Mais son air m'a inspiré confiance, que veux-tu? moi, je suis superstitieux. Tout le monde l'est dans ma famille. Le bonhomme m'a donné un odi, c'est-à-dire un talisman. C'est un morceau de bois creux, où l'on a versé du sang de taureau et que l'on a imbibé d'un parfum piquant, qui dure autant que nos amours et doit éloigner nos ennemis. Ainsi, que tes amoureux prennent garde!...

« Je songe à la jolie maison que nous avons vue un soir en ren

trant à Saint-Germain, tu te souviens? au fond d'un grand pare plein d'ombre, où il y avait une vieille dame qui tricotait toute seule. Tu as dit : « Comme nous serions mieux tout de même, à sa place! » Je voudrais revenir riche. Et nous irions nous aimer là-bas. N'est-ce pas que tu le veux, ma chérie?

<< Lundi 5.

«Je jette ma lettre et je la reprends. Il y a des jours où je me dis que tu vas te moquer, d'autres où je pense que tu es mon aimée d'autrefois et que cela ne t'ennuie pas de m'entendre parler. A qui écrirais-je si ce n'était à toi! Est-ce qu'il y au monde une autre personne que j'aime, à qui je veuille confier ma vie. Zette, ma chère petite Zette chéric, écoute-moi. Je me sens triste à mourir aujourd'hui. Il n'y a que ta pensée qui puisse me donner un peu de courage.

« J'ai vu aujourd'hui, au café, le Père Chauffe-la-Couche à qui nous avons fait tant de misères à Naples. Oui, le commandant est ici. Oh! bien changé. C'est à peine si je l'aurais reconnu. Sais-tu que je me sens attiré vers lui. Il me semble que je l'aime de t'avoir connuc. J'ai essayé de lui parler. Mais il ne veut rien savoir. Je sens qu'il me hait de toute sa force. Ne serait-ce pas préférable, pourtant, puisque nous souffrons de la même peine, de nous confier l'un à l'autre? Si nous parlions de toi, ensemble, je crois que je serais si content!

« Je suis rentré chez moi. J'ai ouvert ma fenêtre. Il fait un temps exceptionnel ici. Une brise fraîche souffle dans les hauts feuillages, m'apporte des vagues de parfum, chasse jusque sur mon tapis, des pétales violets de bougainvillier. De mon quartier on aperçoit une partie de la ville, des milliers de toits noyés dans des verdures sombres, claires, vertes, blondes, dorées, des bicoques à galeries suspendues sur des rocs on ne sait comment et, tout au loin, la plaine, la plaine à perte de vue, où étincellent les rizières entre les monts bleus qui semblent s'effacer, se perdre dans la violente clarté du ciel.

<< Mais tout ce paysage resplendissant me paraît funèbre. Je sais bien que ce que je vois est beau, mais cela ne me touche pas. Il me semble que je suis dans un autre monde, et qu'il faudrait d'autres sens pour le comprendre. Je n'ai plus goût à rien. Je ne me sens pas malade et pourtant je me sens faible, brisé comme si je l'étais. J'irais me jeter sur mon lit si ces damnés moustiques pouvaient m'y laisser dormir, mais ils ne m'abandonnent pas. Et puis j'ai peur d'un jeune domestique que j'ai depuis hier. Je ne vois rien luire dans ces yeuxlà. Un français a été assassiné l'autre jour mystérieusement. Hovas, Sakalaves, qui peut se fierà de pareilles gens? D'ailleurs, je ne sais pourquoi, ce jour clair, silencieux, cette ville tranquille, ensevelie dans ses jardins, et abritant un peuple ensommeillé m'épouvantent. Ah! ma bien aimée ! il faudrait ton joli rire pour que tout cela parût riant, gracieux, charmant, pour que tout cela cût une ame. Mon Dieu ! pourrai-je demeurer des mois et des mois ici, sans te voir. Il me semble que j'y suis depuis l'éternité, et que je n'en sortirai jamais.

« Je t'envoie un singetra que j'ai tué et que j'ai fait empailler. Tu verras ses merveilleuses plumes ! J'ai acheté aussi à ton intention un châle qui sert à rehausser les beautés du pays, mais, je t'en avertis : il est bien laid. Seulement ça t'amusera peut-être de faire la madame de Madagascar. Pauvre aimée, quand done pourrai-je t'envoyer des présents dignes de ta beauté, dignes de mon amour! »

Etait-ce la lettre d'un amoureux désespéré dont on n'a jamais satisfait la passion? Jusque-là j'avais eu pour Ancelle une aversion froide et raisonnable; aujourd'hui j'éprouvais cette colère charnelle qu'exaspère sans cesse une image odieuse, permanente. Je ne pouvais plus penser à Juliette sans penser aussitôt à cet homme-là, comme si cette union abominable eût aussi été indissoluble.

Tandis que je m'irritais et que je m'affligeais de la sorte, Juliette, croyant sans doute ma fureur passée, sortit du cabinet de toilette, odorante de parfums, parée plutôt que vêtue d'une chemisette lumineuse, tout encadrée de dentelles et de rubacelles bouffantes. Elle avait l'air ainsi d'un joujou charmant, mais la chair, dont les lignes brusques et hardies tendaient ou laissaient tomber le fin tissu, la chair qui transparaissait sous l'étoffe, plus ferme et plus douce encore, prenait une vie et une séduction nouvelles de cet attirail et de ces fanfreluches de jolie poupée. Juliette affectait une expression froide, dédaigneuse, compassée; cependant, malgré elle, sa bouche souriait et des éclairs de gaieté maligue brillaient dans ses yeux.

Ma jalousie et mon désir me précipitèrent vers elle. Et je lui montrai la lettre d'un geste emporté.

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Elle fut une seconde surprise; mais, se remettant vite, elle haussa les épaules d'un air agacé, et, comme je lui prenais la main, elle me repoussa, bondit vers le lit, m'offrit en se penchant l'arc voluptueux de ses jambes, se glissa vite entre les draps; en un clin d'oeil, elle fut couchée, couverte, reposant une tête innocente dans l'encadrement blanc et virginal de l'oreiller.

Laissez-moi, fit-elle d'une voix dolente et les yeux à demi-fermés, laissez-moi, ou je vais coucher à l'hôtel.

Qui m'imposait, de sa malice ou de sa candeur? je ne sais; j'aurais aimé la frapper de mes poings, la déchirer de mes dents, de mes ongles, et je n'osais plus toucher à cette grâce frêle et légère qui allait peut-être s'échapper en gambades et en rires tout à l'heure. Il n'y avait pas de femme plus sérieuse, je ne l'ignorais point; malgré cela. ces transformations en enfant déroutent toujours. Comme ce manteau rouge que l'espada lance au taureau surexcité, elles étourdissent ou désarment l'attaque.

Le sommeil accepte toutes les complicités. Doucement, les paupières closes, elle vint, d'un mouvement volontaire, audacieux, cares. sant me chercher, se suspendre, s'enrouler à mon corps, me pénétrer de

toute son ardeur, et ensuite, comme reconnaissante et enivrée, prolonger du bout de ses lèvres glacées des baisers lents et attendris, tremblante, soulevée de plaisir comme par des sanglots.

Cependant, ma joie inquiète, troublée d'un doute, sottement exigeait d'elle des promesses, des aveux.

Encore! disait-elle d'un air ennuyé, mais calme, devenue soudain compatissante. Encore! tu seras donc toujours le même! Je ne puis que te répéter ce que j'ai déjà dit cent fois. Je le déteste. Pourquoi êtes-vous donc restés ensemble si longtemps?

Il me faisait peur. Je croyais qu'il me tuerait si je l'abandonnais. J'avais bien essayé de m'enfuir, de m'en débarrasser. Il me reprenait, il refaisait de moi son esclave. Il m'ensorcelait. -Tu l'as quitté pourtant?

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Je ne pouvais plus le souffrir. Je me suis dit : Tant pis! Il me tuera. Mieux vaut en finir que de supporter une pareille existence. Alors j'ai vu qu'il suflisait de ne pas me souinettre pour le dominer. Il a filé doux. Tu as vu ce qui s'est passé quand je suis allée chez lui. Au moment où il voulait nous jeter la lampe à la tête, je me suis tournée vers lui. Mon regard a suffi à l'arrêter. Oh! je serais une bonne dompteusc.

Et, au milieu des explications, elle s'endormait avec un air de petite sainte.

Tout semblait s'être raccordé de notre amour, quand, deux ou trois jours après cette scène, je duș me rendre pour mes affaires à Versailles. J'en revins plus tôt que je ne croyais. En rentrant diner à la maison, je fus assez étonné de rencontrer dans l'escalier Perdriel qui me salua, sans s'arrêter et d'un petit geste protecteur. Aussitôt j'eus le pressentiment qu'il venait de voir Juliette.

La porte du vestibule faisait face à celle de la chambre à coucher qui était au fond du couloir. Cette porte était ouverte, et j'aperçus Juliette les pomme:tes en feu, les cheveux ébouriffés, la robe de chambre dégrafée devant le lit découvert.

Elle tressaillit en m'apercevant. Je me jetai sur elle, et alors tous les mots abominables que j'avais dans la mémoire, toutes les injures boucuses que j'avais entendues proférer au milieu des querelles des faubourgs, se pressèrent sur mes lèvres et vinrent la salir. Et en même temps je la frappais. Elle sembla résignée à mes injures, à mes violences, et, sans me répondre, renversée sur le lit, le visage protégé par ses mains, elle attendait mes coups. Quand j'eus la gorge enrouće de l'insulter. je me sentis brisé de douleur, je pleurai devant elle, trop ému pour songer à l'humiliation de ces larmes qui suivaient de si près ma brutalité. Elle n'avait pas changé de place, s'était sculement redressée, et les bras croisés, les yeux au plafond, elle paraissait attendre tranquillement que je me fusse calmé. Je la regardai. Avec ses cheveux épars sur le cou, sa chemise tombante qui laissait voir une gorge admirable, avec son teint enflammé et ses yeux froids,

ce contraste d'un corps frémissant et d'une tête reposée, jamais elle ne m'avait paru plus belle. Je voulus nier l'évidence, m'imaginer que j'avais eu tort de la soupçonner. Je la serrai contre moi.

-Pardon! fis-je.

Je vis ses yeux s'allumer. Elle se sentait redevenir reine.

Je vous pardonne à une condition, dit-elle. C'est que vous allez partir tout de suite.

Je confessai mes torts, j'implorai ma gràce. Elle me répliqua :

- Je ne peux plus supporter de pareilles scènes. Moi, je veux être libre, libre! Il fallait m'accepter comme j'étais. Quand même je me serais donnée à ce Perdriel, est-ce que cela vous regarde? Pouvez-vous in'entretenir? Non. Alors laissez-moi tranquille. Maintenant tout est fini entre nous.

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-Ah! c'est comme cela, eh bien! je vais appeler la femme de chambre, et, si cela ne suffit pas, le concierge montera ici pour vous jeter dehors. Vous allez voir cela!

Mais, comme elle courait à la porte, je l'arrêtai, la rejetai sur le lit; elle voulait appeler, ma main la bâillonna, arrêta les paroles sur ses lèvres; vainement, elle se débattait, jouait des jambes et, de sa main restée libre, m'assénait de vigoureux coups de poing. Enfin, fatiguée de la lutte, elle se soumit, et comme pour mieux marquer son servage, je la pris sur ce lit en désordre où sans doute un autre homme venait de la posséder.

Une existence horrible commença dès lors pour moi. Je fus pour Juliette cet ami complaisant, indifférent ou aveugle qui m'avait si fort indigné chez Ancelle, ou plutôt j'en jouai le personnage. Il y cut cependant des jours où je me révoltai contre mon rôle. Une fois, je suis arrivé dans une maison de rendez-vous, car, en attendant la richesse, c'est là qu'elle allait chercher ses amis; sans m'occuper de la stupeur de l'entremetteuse, j'ai fait sortir Juliette à demi-nue, je l'ai entraînée dans un fiacre, féroce de rage et de honte. Une autre fois, c'est Coningsby que j'ai mis à la porte, ayant encore sur sa personne l'odeur de Juliette et balbutiant des paroles ridicules : « Je ne souffrirai pas, monsieur, qu'un citoyen de la libre Amérique... » Enfin, j'ai connu des matins gris, froids, humides, où l'on va risquer sa peau dans un de ces vrais duels qui n'ont lieu que pour des femmes, et où on laisse sur le terrain un cadavre ou un moribond, quand on n'y reste pas soi-même. Et tout cela, afin de défendre un amour douteux et chancelant, un honneur que l'on n'a plus!

C'étaient, on doit le comprendre, après de semblables esclandres, des reproches atroces ou des silences interminables de deux, trois jours, où je n'obtenais pas un mot et qui me torturaient plus encore que les scènes de violences et d'injures; n'imaginant pas ce qui se passait dans son esprit, ignorant la cause de son ressentiment, je ne pouvais pas la combattre ni la ramener à moi. Pendant ces heures d'angoisse,

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