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Lucien n'ajoutait pas qu'il devait à ce diner du jeudi presque toute l'élégance de sa conversation: un vieux cousin, Damet du Val, collectionneur d'émaux, lui fournissait hebdomadairement l'érudition facile et les anecdotes dont ensuite le jeune centaure faisait des contes aux dames. Il passait de la sorte pour un lettré chez les gens de courses, pour un sportman chez les artistes, et aux uns comme aux autres, il plaisait.

Ce rôle n'était pas difficile à tenir, pourvu qu'on y apportât quelque application et de l'énergic. Et Lucien se sourit dans la glace, en s'habillant pour l'Opéra : il ne trouvait point trop mal sa figure nette encadrée de cheveux blonds de lin, ni ses yeux bleus scintillants.

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A madame la marquise Agnese Campavera.

« La, la, tu me grondes, tu me fais peur, gentille Agnese. Mais c'est une preuve que tu m'aimes bien, et alors cela me plait. Ecoute maintenant, mauvaise amie, je vais te dire la vérité : sache donc que le comte Jenkins, et ton Giulio, et l'étourdie Mabel Giannone, et toimême, Agnese, vous m'avez beaucoup vexec en vous moquant tous les quatre de moi, quand je suis partie pour Paris, au mois d'octobre passé. Vous m'avez répété cent fois que je ne saurais jamais le français, que ce n'était pas la peine de quitter Florence, et que je reviendrais aussi incapable de causer avec un parisien qu'il y a six ans. Mais alors, gens malhonnêtes, j'étais une petite fille. Maintenant, je suis une grande petite fille, qui regarde autour de soi, et je francise délicieusement bien, comme j'espère que cette lettre vous le prouvera. Et voilà pourquoi je ne t'ai pas écrit avant aujourd'hui : j'attendais que mon style fût mûr, comprends tu. D'ailleurs, maman envoyait là-bas des nouvelles chaque semaine.

Tu montreras ma lettre surtout à M. Jenkins. Depuis qu'il est comte du Pape, il se croit infaillible, et je pense qu'il va fonder une religion quand il sera revenu dans sa Chicago. Quant à Mabel et ton mari, j'en ai pitié, en français, car ils prononcent des phrases, ma chère, qu'ils terminent jusqu'au bout. C'est ridicule: on ne finit pas, on oublic les verbes, on abrège les mots, enfin on cause légèrement.

Ah, en arrivant ici, comme j'écoutais ! J'essayais de saisir l'accent. l'accent vrai, pas celui de Jenkins, ni de Herbert de Tolpitz, qui est viennois. Or, depuis Lyon, j'ai été surprise; véritablement, on a raison: tous ces Français nasillent. C'est peut-être à cause de cela qu'ils passent pour tellement spirituels. En effet, essaye de dire quelque chose en fermant à demi tes yeux. tu sais, et en nasillant un tout petit peu. Tu verras comme tu paraitras fine.

Maman ne peut pas s'habituer à ces manières-là. Tous les parisiens bien élevés que j'ai vus plaisantent toujours, et sans rire le plus sou

vent. Alors, maman est déroutée : elle se juge perdue, croit qu'on la raille, et je l'ai entendue dire l'autre jour que personne n'aimait les vers, ici, et que c'était très gènant. Nos amis Ennison prétendent que c'est moi qui la dirige. Elle a pourtant coutume de Paris, puisqu'elle y vient tous les deux ans.

Tu les connais, ma chérie, ces Ennison. Ils ont parlé à Florence. D'ailleurs, tu connais aussi madame Zetchkine, madame Saint-Vaille, madame Hardley. Toutes ces dames ont des corsets qui leur effacent les hanches et leur font rentrer le ventre tout à fait. Lorsque l'on porte avec cela une robe toute plaquée au corps el de ces jolies manches qui dessinent les bras et les épaules comme une étoffe mouillée, on a l'air nue sous sa robe: c'est très joli. Moi, ces corsets me vont très bien, parce que tu sais que j'ai la poitrine un peu forte : alors, la jupe toute simple, la minceur des hanches. de la taille, tout cela fait comme une tige.

Tu as su par manau, sans doute, tout ce que nous faisions. Peuh ! il pleut souvent et le ciel est triste cinq jours sur sept. Alors, on se rencontre dans les salons pleins de lumière. Il faut beaucoup de gaîté, dans le Nord. Les Parisiens ragent quand on leur dit qu'ils sont dans le Nord. Mais, tous les dimanches, ils offrent une bien belle fète, les courses. Nous n'y manquons jamais. Je dis que c'est beaucoup plus beau que les jeux antiques dont ton vieux Fioravizzi nous a fait des descriptions.

Adieu, mon Agnese. Ai-je encore quelque chose? Mais oui ! Que me parles-tu de M. Pierre Toffannel? Qu'est-ce que cela? Tu as done oublié son nom? C'est Tof qu'on l'appelle, le gros poussah, et non pas Pierre Toffannel. Il fait toujours des vers, et m'a chargée de te féliciter parce que tu habités Florence et que tu es jolie. Il y viendra sans doute cette année, comme de coutume. C'est maman qui vous a écrit que je ne l'aimais pas ? Quelle idée! Un vieil ami comme lui? Mon oncle Guido le trouve aimable, chacun admire béatement tout ce qu'il dit, même quand c'est agaçant. Non, non, je n'ai rien du tout contre Tof. D'ailleurs, je le vois tellement, tellement souvent que je m'y habituerais.

Et puis, est-ce que je sais si j'aime Tof ou non! Je ne sais jamais rien, ma pauvre Agnese, et ta petite Matilda voudrait bien t'avoir près d'elle, souvent, quand l'incertitude la rend pluvieuse comme Paris. Il me suffit de changer de lieu pour que je ne sente plus la mème chose qu'un instant avant. Le Grand-Hotel, où nous vivons, m'affole : tant de monde, tant de bruit, de rires, de questions, d'électricité; toujours diner avec cent personnes, habiter avec mille, je ne sais plus ce que je fais, je tourne comme du papier de soie... J'ai beaucoup de chagrin. Et je t'ennuie, tiens, je le vois. Mille baisers' pour toi, ma chérie, et un pour ton mari, tu permets? MATILDA

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P.-S. J'ai fait la connaissance de quelques personnes. Je les surnomme j'ai appelé « mon page » un jeune homme qui monte course et qui est charmant ».

en

IV

Des Dates.

Matilda se promenait à pied tous les matins qu'il faisait beau, vers onze heures. Elle marchait avec madame sa mère jusqu'à la grille du Bois de Boulogne et revenait, heureuse des saluts accoutu. més et des sourires supplémentaires qu'on leur offrait; contente aussi d'apercevoir son page sur Liliane, quand les exigences de son métier ne forçaient point celui-ci à travailler dans les haras de la banlieue, à courir chez les marchands de chevaux ou à combiner des opérations devant le bureau redoutable des puissants seigneurs, maîtres d'étalons nombreux et de surprenantes pouliches.

Lorsqu'ayant sa matinée libre Lucien galopait au Bois et qu'il voyait son amie, il retenait doucement la souple Liliane, et la jolie bête, docilement, s'allait non sans gràce ranger près d'elle. Lucien disait alors n'importe quoi, une fadeur, et du haut de sa selle, baisait Matilda des yeux. Celle-ci, la tête levée, riait à plaisir, et comme la marche l'avait essoufflée, ses beaux seins tendus palpitaient sous l'étoffe le page y rêvait tout le jour.

:

Mais ce matin-là Lucien revêtit un vètement d'esquimau, un terrible vêtement de fourrure sous lequel il parut un ours gringalet, un monstre d'ours. Il coiffa d'une casquette en cuir ses cheveux blonds, et grimpa dans l'automobile pourpre que René des Eparges, son camarade, lui prêtait. Il allait, dans cet appareil, chercher mademoiselle Monti pour la régaler d'une promenade en voiture à pétrole.

«< Mais vraiment, est-ce que j'aime Matilda?» se disait-il en roulant vers le Grand-Hôtel. « Je ne puis l'épouser : elle est trop riche et je n'ai rien. Je suis son page, voilà tout, et je n'ai droit qu'aux baisers d'aventure. Advienne que pourra! Mais la couleur qu'il me faudrait porter, si je tenais pour elle dans un tournoi, serait la gorge de pigeon, fugitive. »

Au même moment, Matilda, prête à sortir, descendait l'escalier du Grand-Hôtel, une lettre à la main : « Mon oncle Guido nous écrit qu'il va dans un mois revenir de Londres pour nous chercher. Que ferai-je de mon page? Plusieurs fois le jour, je crois que je l'aime... J'en doute dès qu'il s'éloigue; mais dès qu'il revient, il me plaît. >> Enfin, le poète Tof, lui aussi, marchant vers le Grand-Hôtel, coudoyé des passants qu'il voyait à peine, suivait de son œil mi-clos des formes aimées. Il se chantait tout bas :

« Où sont les doux plaisirs, qu'au soir sous la nuit brune
Les Muses me donnaient, alors qu'en liberté

Dessus le vert tapis d'un rivage écarté

Je les menais danser aux rayons de la lune'! »

Or ce fut Tof qui arriva le premier au rendez-vous, et les beaux vers de notre Du Bellay l'avaient sans doute bien attendri puisqu'il parut troublé, lui dont l'ironie et la pitié avaient fait un grand philosophe

Matilda qui ne le goûtait guère, quoi qu'elle en eût, n'essaya point de ranimer sa verve, mais répondit avec résignation à des : « Il ne plcuvra pas aujourd'hui... Le général X. s'est suicidé... Delmas a-t-il bien chanté?... >> Un tel dialogue cût agonisé tout à fait si madame Monti n'était survenue à son tour, toute émue: «Eh bien, Tof, Matilda vous a-t-elle dit que nous avions reçu des nouvelles de Guido? Il traversera Paris à la fin de mars et compte nous remmener vers Flo

rence... >>

Mais comme Matilda dissimula sa pensée et que le poète affecta la tranquillité, la pauvre madame Monti se sentit soudain glacée entre sa fille et son gros Tof. Il ne fallut rien moins que l'entrée du page déguisé en bête féroce pour les délivrer de leur gêne et de leur silence :

«1 Qui vient avec moi? s'écria-t-il. J'ai ce matin la plus belle automobile de Paris : elle est rapide comme un express et rouge comme un char de muscadin. Nous écraserons vingt personnes! Ah, mais, mon pauvre Tof, il n'y a pas de place pour vous. »

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Celui-ci affirma doucement que cela n'avait aucune importance. « Qu'a donc Tof?» demanda Lucien, en s'éloignant avec Matilda. boude, parce que nous partons dans un mois. »

Lucien s'approcha d'elle, en suppliant : « Pas encore, Matilda... Ce n'est pas possible... >> Tout à l'heure, il se demandait sincèrement : << Est-ce que je l'aime ? » A présent, la réponse était trop certaine.

Pendant ce temps, le bon Tof murmurait à madame Monti : « Nous allons cncore nous séparer, mon amic: quelques mois longs et tristes à passer loin de vous. Mais mon affection ne cesse jamais, vous le savez. Je suis inamovible. Allez, nc faites pas languir ces petits... Bah, point de tristesse... » Et le bon Tof sourit, de toutes ses forces.

La mère et la fille montèrent donc seules avec Lucien dans la voiture frémissante, qui tremblait de colère entre ses roues. Lucien fit jouer des rouages, on partit: il était temps. Matilda, nerveusc, serait restéc.

C'est qu'elle se repentait d'avoir ainsi parlé de départ à son page, si rudement, sans plus d'apprêts. Elle voyait ses lèvres se serrer, ses mains se crisper sur les poignées de métal, et la voiturc filait plus vite, tournait plus court. Matilda pålit : elle savait Lucien volontaire et violent, elle eut peur.

On croisait maintes voitures, effleurant les unes et les autres, au hasard de la course, et les maisons de la rue Royale s'enfuirent comme des images légères.

Certes Lucien, en ce moment, eùt volontiers jeté les Monti, ses cnnemies, contre quelque mur solide : il les détestait. Non que l'évé nement fût imprévu; il savait bien qu'elles partiraient un jour, mais sans y croire, parce qu'il est dans la nature des hommes de ne pas tenir pour vrai ce qui les contrarie. Et ces deux femmes sournoises étaient là, près de lui, scrrées sur la banquette! Matilda pensait sans doute à Florence, à des coquetterics lointaines. Parbleu, elle se maricrait, là-bas !

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L'automobile gronda, roula, vola vers l'Arc de Triomphe.

Mais se jouerait-on de lui? Allons donc, il empêcherait bien cette gamine capricieuse de quitter Paris, puisqu'il l'aimait en dépit de tout! C'était une course à gagner, en avant... Il fallait en un mois la conquérir si bien que l'Italie parùt à la chère petite le bout du monde ou les tropiques. Un mois seulement, un mois!

Lucien, grisé d'impatience, de jeunesse et de passion, lança l'automobile comme un fou. Bien qu'à demi suffoquées, madame Monti et Matilda enivrées aussi riaient malgré le vent. Et sans souci de la terreur des bêtes et du courroux des hommes, par les routes et les rues, les villages et les allées, à Neuilly, à Longchamps, à Boulogne, autour des lacs et tout le long des belles avenues, le page conduisit son chariot diabolique, laissant derrière lui tout un cortège de pićtons furieux et de chevaux cabrés.

V

Une faute.

Lucien, dès lors, n'eut plus de repos. S'il est vrai qu'on ne s'attache une femme que par les soins qu'on sait lui rendre; qu'on n'obtient tout son cœur qu'en surveillant minute par minute ses moindres battements; que mieux vaut obséder qu'être trop discret et bavarder que de se taire; si l'amour, enfin, est surtout affaire de jardinage et d'horticulture, il faut prévoir que Matilda se donnera toute à son page.

Pendant quinze jours, il fut à lui complaire, à l'amuser, à mourir de tristesse chaque fois que tombait le crépuscule ou que le soir s'achevait. Elle n'eut bientôt plus un doute sur la grande distance qu'il y avait entre elle-même et toutes ces femmes qu'admirent les badauds, car Lucien portait au ciel son esprit et sa beauté : comment ne pas l'en croire ? Il arrangeait les promenades et les soirées, et les plaisirs çà et là : comment séparer ensuite son image d'avec des souvenirs aimables? Il contait à l'ironique Tof les histoires du temps passé dont le cousin Damet du Val lui apportait chaque jeudi toute une glanc, et Tof le jugeait un page de bon goût. Madame Monti appréciait son àme parce qu'ils disputaient ensemble sur les plus nobles sentiments humains. Et plus il aimait Matilda, plus celle-ci le tenait pour un sage.

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Avouez, lui disait-il, que dans votre Florence vous êtes la millième merveille, et que les voyageurs ne jugent pas leur visite complète tant qu'ils n'ont point vu passer aux Cascine la célèbre Matilda Monti? Allbns, avouez...

- Je veux bien, répondit-elle; mais vous êtes impertinent parce que vous m'appelez millième. »

« Je veux bien », dit-elle encore le jour que Lucien lui proposa de l'accompagner boulevard Maillot et de demeurer blotti dans la voiture pendant que Matilda rendrait seule visite aux Saint-Vaille,

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