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ne s'était peut-être jamais rencontrée ? Dans ces Histoires Contemporaines on le goûtera sous tous ses aspects. « Nous avons grandi dans la foi rationaliste », a-t-il dit lui-même, et en effet il y a d'abord en M. France, un rationaliste, et même un dialecticien, subtil, varié, logique, et maniaut les idées non pas comme des abstractions sèches, mais avec un toucher fin et voluptueux. Et cette sensualité qu'il apporte jusqu'au maniement de la raison, il la répand sur tous les sujets qu'il touche avec une onction continue et joyeuse, car il a dit aussi que celui qui n'est pas sensuel n'est pas humain. Son imagination est aussi richement nourrie de poésie que d'érudition, de sort qu'au service de sa pensée les images et les faits, les raisons et lea exemples naissent en une floraison abondante et parfumée. Voilà des dons dont le mélange est étrangement rare et nous paraît délicieux. Mais, peut-être, jusqu'à ces dernières années, M. France les employaitil plus volontiers à se dérober le monde qu'à se le révéler plus clairement. Du moins semblait-il qu'il ne voulût voir les choses qu'à travers les voiles charmants, et rarement soulevés, de l'histoire, de la poésie et de la méditation. Un Sylvestre Bonnard restera toujours protégé contre la voix bruyante du siècle par la poussière des livres et des ans. Dans Thaïs la vérité naît de l'illusion, du mythe ou du paysage. Mais, dans cette Histoire Contemporaine, M. France, sans rien changer ou rien perdre de lui même, a touché de près, d'une main curieuse et directe, l'âme et la vérité de son temps.

Sans doute je vois hien qu'il s'en tient toujours à une distance raisonnable, je veux dire à la distance de sa raison. Les événements ne le surprennent pas; ils ne l'enveloppent jamais assez vite qu'il n'ait réservé le temps de les juger. Quel triomphe de garder sur les événements les plus passionnés, le ton sévère et solide d'une postérité impartiale! L'Affaire elle-même et ses plus frappants épisodes se disposent dans l'ordre lucide et tranquille que leur eût assigné un Montesquieu. Mais que cette raison est droite, vigoureuse et colorée ! L'image tragique de Raoul Marcien est sanglante et chaude dans son évidence. Les deux entretiens de M. Bergeret avec M. de Terremondre et le recteur Leterrier sont des pages inoubliables. Et quant à l'admirable chapitre sur la nécessité et la force du mensonge, chapitre incomparable où le paradoxe et la vérité, l'expérience la plus fine et l'ironie la plus spécieuse et la plus acerbe, se mêlent avec un éclat extraordinaire, je ne sais s'il évoque davantage la mémoire d'un Swift, d'un Paul-Louis Courier ou d'un Rabelais.

J'évoque maintenant les conversations que tinrent, sous l'Orme du Mail, M. Bergeret et M. Lantaigne, directeur du grand séminaire. Je revois Paillot, Terremondre, l'archiviste Mazure, l'abbé Guitrel passant du château converti des Bonmont au château orthodoxe des Brécé, et le préfet Worms-Clavelin et le vagabond Pied-d'Alouette, et je me demande qui, depuis Balzac, a lancé dans le monde une famille aussi variée, aussi riche et aussi vraie. Sans doute M. France ne traduit pas la vie par les impressions premières qu'on en reçoit.

Il attend d'avoir pensé et de peindre, et, alors qu'un Balzac jetait avidement sur le papier ses sensations ou ses visions à peine refroidies, il est clair que M. France prend le temps d'avoir des idées avant d'animer des hommes. Mais il est prodigieux de les animer par ce moyen; et je voudrais qu'on me montràt en quoi cette méthode, qui exclut assurément certains sujets ou certains effets, affaiblit et altère la vérité, car moi je vois seulement par quoi elle la conserve ou la fortifie. Ou plutôt disons qu'il y a beaucoup de vérités en littérature, et que celle-là est assurément une vérité.

Et voilà comment, dans cette série de l'Histoire Contemporaine, M. Anatole France me parait s'être étendu, exalté et enrichi. Il pouvait sembler périlleux qu'il voulût ainsi se dépasser lui-même. Ce charme voluptueux, cette fleur de raison poétique et légendaire qui nous avait attachés à lui, ne se flétriraient-ils pas à des contacts plus réels? Rien de ce que nous aimions n'est atteint, et l'on retrouvera le même charme. Il pouvait sembler difficile qu'il surpassât, mêmc d'un petit degré de perfection, l'ensemble de son œuvre antérieure, et je crois qu'il s'est de beaucoup surpassé. Je ne songe pas ici à son rôle personnel ni au noble courage civique qu'il montra en des moments difficiles. Je ne veux penser qu'à l'homme des lettres, qui était grand et que je vois maintenant plus grand encore.

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JEAN LORRAIN: La Dame Turque (Fasquelle).

M. Jean Lorrain qui sait tout le goût que j'ai pour son esprit, pour sa fantaisie et pour son talent, me permettra de ne point aimer beaucoup la Dame Turque. C'est une fantaisie exotique, qui doit avoir pour lui le charme du souvenir et de l'espace, qui a pour moi l'agrément du moment de son voyage où j'eus beaucoup de plaisir à le rencontrer. Mais M. de Bougrelon est un livre extraordinaire, et que je n'hésite pas à déclarer solide et durable jusqu'à une lointaine postérité. Assurément, ces cent pages garderont leur place, une place étrange et particulière dans l'histoire de notre temps. Elles sont d'une intensité, d'une profondeur exacte et outrée, d'une nouveauté et d'une dépravation inoubliables et paradoxales. C'est, en son genre, un chef-d'œuvre. Jamais ce goût du passé, de la légende et de la fanfreluche, et d'autre part ce sens aigu et cruel de la nervosité contemporaine, dont l'alliance fait le caractère propre du talent de M. Jean Lorrain, ne se sont encore cimentés dans une œuvre aussi curieuse, aussi expressive et aussi complète. Elle joint les trouvailles de sensualité les plus exorbitantes à la plus grande vraisemblance psychologique et à la plus simple unité de récit. C'est un livre extra

ordinaire.

JEANNE MARNI: Celles qu'on ignore (Ollendorff').

Je ne me lasserai pas de dire que j'aime extrêmement madame Jeanne Marni, et qu'elle a beaucoup de talent. et que ses nouvelles dialoguées sont infiniment meilleures que tout ce que font dans ce genre les messieurs les plus réputés. Je donnerais volontiers pour un

de ses livres toute la production analogue de MM. Lavedan, Donnay et Hermant réunis (je ne parle pas des pièces de M. Donnay ou des premiers romans de M. Hermant, que j'estime, mais pour M. Lavedan, je ne veux rien distinguer).

Je trouve sculement que madame Marni fait un peu trop de livres. Elle a sans doute pour cela de bonnes raisons que ma raison ne connaît pas, mais n'importe. Dans Celles qu'on ignore il y a des pages excellentes, et il y en a de moyennes et de manquées. Mais quelles jolies qualité d'esprit, de tendresse, de sensibilité et de vérité! C'est charmant, et c'est très émouvant aussi, parfois, d'une émotion sans cabotinage, pas frelatée, presque pas littéraire. Il faut la lire.

CHARLES FOLEY: Zéphyrin Baudru (Ollendorff).

De tous les romans de M. Charles Foley les meilleurs, et de loin, sont les romans fantaisistes et comiques. M. Foley a beaucoup d'agrément, de nouveauté et d'ingéniosité dans l'humour. J'ai signalé autrefois M. Belle-Humeur qui était un récit simple et savoureux de mœurs bourgeoises. Zéphyrin Baudru au contraire a un point de départ tout à fait extraordinaire, l'un des plus singuliers et des plus neufs qui puissent s'imaginer, et qui eût enchanté Edgar Poe ou Théodore de Banville. M. Foley n'en a pas fait un poème tragi-comique; il a eu l'art malicieux de traiter cette hypothèse invraisemblable sur un ton de vérité et de naturel, avec des détails familiers et un effort d'observation comme pour l'aventure du monde la plus commune. Cela donne un roman très particulier, très agréable à mon goût, et dont la dernière partie me paraît même tout à fait charmante.

JEROME ET JEAN THARAUD: Le Coltineur débile (Georges Bellais). J'aime beaucoup Le Coltineur débile de MM. Jérôme et Jean Tharaud. Le titre est peut-être un peu prétentieux; mais le livre ne l'est point du tout; bien au contraire. Il est frappant de simplicité, de jeunesse et de sincérité, et je ne saurais assez prier qu'on le lise, car il doit être difficile de ne pas du tout l'aimer. Je me réjouis beaucoup de tout ce que promettent les deux jeunes gens dont ce petit livre est le début. Il est écrit dans une langue excellente, sans aucun bavardage et sans obscurité, avec un accent poétique qui me charme, parce qu'il est naturel et juste et n'est pas trop exprimé. Mais surtout j'y trouve de l'ardeur, un fort amour de l'action et de la vie, une générosité de pensée et d'émotion. Vous y sentirez en même temps une sensibilité aiguë, détaillée, délicate. Et cette sensibilité n'est pas affectée, et cette générosité ne comporte aucune espèce de déclamation. Je fais tous mes compliments à MM. Jérôme et Jean Tharaud. C'est un très mince petit livre, presque un essai; mais je le préfère à bien des choses.

AUGUSTE GERMAIN : En Fête (Simonis Empis). -JEANNE SCHULTZ: La Main de Sainte-Modestine (Calmann Lévy). — JEAN BERTHEROY : La Danseuse de Pompéť (Ollendorff).

Je signale, parmi les romans que j'ai reçus le plus récemment, et pour les jeunes femmes qui aiment qu'on leur désigne « des lectures » : En Fête, de M. Auguste Germain, qui plaira aux curieuses et aux passionnées, la Main de Sainte-Modestine, de madame Jeanne Schultz, qui plaira aux sentimentales, et la Danseuse de Pompéi, de madame Jean Bertheroy, qui satisfera plusieurs espèces de snobismes. LÉON BLUM

L'HISTOIRE

FRÉDÉRIC MASSON: Joséphine de Beauharnais (Ollendorff). Les livres qui ont été jusqu'à présent consacrés à l'impératrice Joséphine, me rappellent ces volumes extraordinaires que l'abbé Bournisien prêtait à Emma Bovary. C'est un amas de légendes ineptes et de racontars puérils. M. Frédéric Masson, dout on connaît les curieux travaux sur Napoléon, a voulu reprendre cette vie, « comme eût fait un juge d'instruction ». Il a groupé les pièces authentiques, réuni certains documents nouveaux, et, du dossier ainsi formé, il a dégagé la femme, sa vie, ses actes, son caractère, son esprit.

Cette étude est divisée en trois parties. La première seule a paru, et dans celle-ci - Joséphine de Beauharnais - M. F. Masson a rendu compte de l'existence de Mlle Tascher de la Pagerie depuis sa naissance jusqu'à son mariage avec le général Bonaparte.

La future impératrice des Français est née en 1763 (aux Trois-Ilets). Jusqu'à l'âge de dix ans, elle est confiée à une mulâtresse; elle ne reçoit aucune culture. « Elle fait, dit M. Masson, une sorte d'appren tissage de sa coquetterie en pleine indépendance. » Lorsqu'elle a accompli sa dixième année, on s'avise qu'il faut lui apprendre « les belles manières », et on la met en pension à Fort-Royal, chez les Dames de la Providence. Ces religieuses se flattent d'enseigner à leurs élèves « tous les arts libéraux et autres. » La vérité est que l'on n'apprend guère chez elles que le français, la danse et la musique le tout superficiellement. Après cinq années de ce régime, la jeune fille passe pour avoir reçu une éducation suffisante et elle rentre chez ses parents. Elle a donc quinze ans et ne donne nulle idée de ce qu'elle sera plus tard : « Une belle peau, de beaux yeux, de jolies extrémités, mais le corps lourd et sans grâce, la taille épaisse, une figure large, sans traits, avec un nez relevé et commun, rien de ce qui fera sa séduc tion. >>

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L'homme que sa famille lui destine, Alexandre de Beauharnais, a dix-sept ans; il est sous-lieutenant au régiment de la Sarre-Infanterie. M. de la Pagerie s'embarque avec sa fille sur la flûte du Roi, l'Ile de France, et arrive à Brest. C'est dans cette ville que les fiancés se voient pour la première fois. Alexandre ne paraît pas avoir

reçu le coup de foudre, car il écrit à son père : « Mlle de la Pagerie vous paraitra peut-être moins jolie que vous ne l'attendez, mais je crois pouvoir vous assurer que l'honnêteté et la douceur de son caractère surpassent tout ce que l'on a pu vous en dire. »

Quelques semaines plus tard, le mariage est béni dans l'église de Noisy-le-Grand et les « jeunes époux » viennent s'installer à Paris, rue Thevenot, dans un hôtel de « construction noble et ferme » Mais M. de Beauharnais rejoint bientôt son régiment à Verdun. Pour se consoler de l'absence de son mari, la jeune femme pâlit sur les rudiments et s'efforce en vain « de mettre dans sa petite tête créole des noms et des dates ». Elle accouche d'un fils - le futur prince Eugène - ce qui semble préoccuper assez peu M. de Beauharnais, lequel continue à courir le monde.

Promu capitaine, le jeune officier revient passer quelques semaines auprès de sa femme, mais bientôt il sollicite la faveur de partir pour la Martinique que menace une descente anglaise. Lorsqu'il quitte Paris, Joséphine commence une nouvelle grossesse. Elle mettra bientôt au monde une fille qui sera la reine Hortense.

En arrivant à la Martinique, M. de Beauharnais recueille sur sa femme des renseignements fort graves. Joséphine, avant son mariage, a été courtisée de très près. Les choses ont-elles été jusqu'aux « fins dernières », comme disait un moine ligueur? Mlle de la Pagerie s'est-elle, au contraire, contentée de ce que nos pères appelaient « la petite oie » et de ce qu'on nomme aujourd'hui le « flirt »?

Quoi qu'il en soit, voilà Joséphine libre. Elle inspirera encore plus d'une passion, même lorsqu'elle sera prisonnière sous la Terreur, avant de conquérir le cœur de Bonaparte. Sa liaison avec Barras a inspiré à M. F. Masson des pages qui ont beaucoup de grâce et de

saveur.

Tout en constatant les faiblesses de cette femme dont la vie a été le plus extraordinaire des romans, son historien reconnaît qu'elle a été bonne, généreuse, reconnaissante, qu'elle n'a oublié aucun de ceux qui lui ont rendu des services, même lorsque le souvenir des bienfaits reçus pouvait sembler une humiliation pour la toute-puissante impératrice. « Cela, écrit l'historien de Joséphine, cela qui est si rare doit autrement servir sa mémoire que si elle n'eût point trouvé d'amants, et que, sèche, envieuse et méchante, elle eût traversé la vie dans une ombrageuse et inutile chasteté - dont personne ne lui eût su gré et qui n'eût été, comme il arrive, qu'une hypocrisie ou un regret. »

Il semble, en effet, que la séduisante créole ait porté, en sa nature morale, la souplesse capiteuse de son corps. Elle n'eut point de haines. Des hommes qui la firent jeter en prison, de ceux qui la dénoncèrent, elle ne tira aucune vengeance, lorsqu'elle fut sur le trône.

JEAN GUÉTARY

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