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levoye. Je ne sais pas ce que M. Dupuy fera d'eux, mais je sais bien qu'ils ont, par leur tentative criminelle et bête, découvert M. Dupuy. Si fous que l'on veuille bien supposer les césariens, ils n'auraient pas eu l'audace de tenter ce coup si les précédentes complaisances du ministère ne les y avaient formellement encouragés. CHARLES PÉGUY

HONNEUR OU HONNÈTETÉ ?

« A cette occasion, Napoléon fit la distinction entre ce qu'il appela l'homme d'honneur et l'homme de conscience, en donnant la préférence au premier, parce que, avec l'homme d'honneur, avec celui qui tient purement et simplement sa parole et ses engagements, on sait sur quoi compter, tandis qu'avec l'autre, avec l'homme de conscience, qui fait ce qu'il croit être le mieux, on dépend de ses lumières et de son jugement. Puis il ajouta : << Mon beau-père, <«< l'empereur François, a fait ce qu'il a cru utile aux intérêts de son << peuple c'est un honnête homme, un homme de conscience, mais <«< ce n'est pas un homme d'honneur. Vous, par exemple, Marmont, «< si, l'ennemi ayant envahi la France et étant sur la hauteur de << Montmartre, vous croyiez, même avec raison, que le salut du pays <«<< vous commmandât de m'abandonner et que vous le fissiez, vous <<< seriez un bon Français, un homme de conscience, et non un homme « de cœur.» (Mémoires du duc de Raguse, tome v, p. 275.)

Ces paroles font allusion à cette vérité généralement méconnue : l'honneur et l'honnêteté sont deux principes contradictoires. Essayons d'établir cette antinomic.

Considérons d'abord le mode d'affirmation de l'un et de l'autre principe. L'honneur, attribut d'ordre métaphysique, ne peut pas prouver sa réalité : il est article de foi; l'honnêteté, valeur positive, est matière à discussion, à démonstration. L'honnêteté suspectée cherche sa justification dans l'argumentation, devant un tribunal; l'honneur, révoqué en doute, n'a pas encore trouvé d'autre réponse que l'effusion du sang.

Voyons-les, maintenant. au point de vue de leur genèse, de leur finalité. A quelle forme de la vie sociale correspond l'invention de l'honneur? A la forme monarchique, dit Montesquieu; plus exactement, au mécanisme de l'association militaire. Dans cette association, le chef, seul responsable devant les sociétés voisines et n'ayant que faire de l'initiative privée de ses subordonnés, avait besoin uniquement d'hommes sur qui l'on put compter, d'hommes chez lesquels aucune considération ne fût capable d'entraver l'exécution de l'ordre reçu. Or, comme cette fidélité comporte de durs sacrifices, il devint nécessaire, pour l'obtenir, d'engourdir la naturelle répugnance de l'homme pour la mutilation du moi. A cet effet, on lui présenta la chose sous unc expression spéciale : l'attachement brutal à la consigne, l'abdication de l'individualité, l'aliénation de la liberté, tout

cela s'appela « l'honneur ». Ainsi le métier dont le règlement veut que M. du Paty de Clam se laisse pendant huit mois traiter de faussaire sans répliquer; dont le principe fondamental exige qu'un homme insulté par un autre ne lui réponde, si ce dernier est le plus galonné des deux, que par une marque de respect, ce métier s'appelle le « métier de l'honneur ». Notons, en passant, que nous découvrons là le terrain d'entente du militarisme et du catholicisme : tous deux ont cu besoin, pour assurer leur institution, d'auréoler la servitude. L'artiste, le poète (de nos jours, les images du Petit Journal et la prose de M. Lemaître) furent done chargés d'exploiter l'eurythmie du vocable, de créer à « l'honneur » un cortège de métaphores saisissantes; ils n'y manquèrent pas, et leur action n'est pas près de s'épuiser, si j'en juge par le nombre des jeunes gens qui, chaque année, se ruent vers la noble carrière de l'obéissance.

L'honnêteté, elle, création toute moderne, est une valeur morale nécessitée par la structure de la société civile, de cette association dans laquelle « un corps de producteurs et de distributeurs conviennent entre eux de se rendre en retour d'un paiement spécifié des services spécifiés (1) ». Peu propre aux attitudes castillanes, aux drapés à la Cyrano, elle se symbolise assez modestement dans les plis lustrés de la blouse de Franklin, et n'a guère été chantée que par Ponsard et Eugène Manuel.

Tout cela, me dira-t-on, prouve l'hétérogénéité des deux principes, et non leur antagonisme; et l'on me citera des milliers d'hommes d'honneur qui n'ont jamais enfreint les lois de l'honnêteté. Cela tient à un cas particulier, à ce que ces hommes, dans leur application du principe de l'honneur, n'ont jamais été mis en demeure de violer un commandement de la morale civile. Or, un principe, pour être jugé sainement, doit être envisagé dans l'universalité et dans l'ultime rigueur de ses applications; dès lors, l'antagonisme apparaît clairement; le principe militaire sc dissout tout entier, s'il admet qu'une considération quelconque (y compris la crainte de la disqualification civile) puisse affranchir l'homme de son devoir militaire : il en résulte que ce principe contient implicitement l'indifférence à l'honnêteté; en un mot, comme je défie qui que ce soit de me fixer un point précis où pourrait s'arrêter impunément le souci de la consigne et où commencerait le respect de l'honnêteté, il s'ensuit que la conciliation entre le libre jeu de ces deux principes est impossible, que chacun d'eux par son développement logique est assujetti à engloutir l'autre, et qu'en somme un véritable homme d'honneur contient toujours en puissance un malhonnête homme, tandis qu'inversement un honnête homme est toujours virtuellement capable de méconnaître la consigne.

L'antinomie entre ces deux principes une fois établie, je ne prétends pas décider lequel des deux est supérieur à l'autre je constate (1) Herbert Spencer, l'Individu contre l'Etat, p. 2.

seulement la nécessité d'adopter l'un, à l'exclusion de l'autre. Cette option, on le voit, Napoléon l'avait faite; Henry, Picquart surent s'y résoudre Henry, s'étant engagé à maintenir l'intégrité du jugement de 1894 et ayant travaillé simplement à maintenir ses engagements. fut homme d'honneur; Picquart, sacrifiant le renom d'infaillibilité de quelques-uns de ses supérieurs à ce qu'il crut être le mieux pour son pays, à l'intérêt de la justice, fut homme de conscience.

Quant aux membres de la « Patrie française », ils essayent de béné ficier des deux rubriques à la fois alors que leurs actes sont franchement favorables à l'homme d'honneur et hostiles à l'honnête homme (admission des souscripteurs de la Libre Parole, exclusion des protestataires favorables à Picquart), leurs paroles exaltent l'honnêteté. Nous verrons bien si l'analyse ne finira pas par volatiliser la surface littéraire de ces amateurs d'équivoque et par mettre à nu la réelle conformation de leur mentalité. Or, ce jour-là, il arrivera peut-être que, présentés en liberté, ces partisans de l'«< honneur » recueilleront les suffrages de la France entière: cela est même probable; mais, au moins, nous saurons cette fois à quoi nous en tenir sur les aspirations morales et politiques de ce pays.

POLITIQUE AMÉRICAINE

JULIEN BENDA

L'Union Américaine traverse une phase décisive de son histoire. Comme les grandes puissances européennes, elle fait l'école des guerres coloniales, elle apprend que l'expansion exotique, que les annexions de dépendance lointaines ne vont pas sans luttes, sans sacrifices, sans ennuis. Les Philippines aujourd'hui et aussi Cuba demain pourraient imposer au Cabinet de Washington des mécomptes inaltendus et paralyser étrangement son action générale dans le monde. M. Mac Kinley, en négociant avec le gouvernement espagnol la cession de l'Archipel philippin, ne pensait pas à coup sûr qu'il se heurterait, en sa nouvelle colonic, à des résistances forcenées. L'attitude un peu énigmatique, parfois équivoque, que le chef des insurgés tagals, Aguinaldo, avait gardée au lendemain de la victoire de l'amiral Dewey à Cavite, et jusqu'à la clôture des hostilités hispanoaméricaines, n'avait pas sufli à l'édifier. Dans son incommensurable vanité, le parti impérialiste de l'Union avait cru triompher à l'aise des prétentions d'une république révolutionnaire de demi-sauvages. On se targuait, à Washington, de renforcer, à l'aide de la cavalerie des banknotes, l'infanterie des généraux Otis et Miller. N'était-il pas de notoriété courante, dans les couloirs du Congrès. que pour quelques millions, voire même pour quelques centaines de mille francs, tous les Philippins marquants vendraient volontiers, avec leur conscience, l'indépendance des Philippines? On fut très étonné, et à la Chambre des représentants et au Sénat, lorsque survint la nouvelle de la première rencontre, à Manille, entre les bandes d'Aguinaldo et

le corps expéditionnaire américain. Il fallut pourtant se rendre à l'évidence pour emporter la domination de l'Archipel, une lutte onéreuse, sanglante, était indispensable- lutte de buissons, féconde en surprises, en guets-apens, où un homme vaut un homme, où les perfectionnements de l'armement moderne restent impuissants. La lutte des Hollandais à Atchin, poursuivie pendant trente ans sans avantage appréciable et au grand dommage du budget des Pays-Bas était là pour attester le péril de ces conflits en des iles montucuses et boisées.

Coup sur coup, le Sénat de l'Union a émis deux votes qui ne nous paraissent pas contradictoires, qui bien plutôt se complètent. Peutètre ces deux scrutins recèlent-ils la solution du problème philippin; en tout cas, si, au lieu de les isoler, on les lie l'un à l'autre et si on leur donne ainsi toute leur valeur, ils ne contiennent rien qui s'oppose à un compromis entre la république américaine et la république tagale.

D'abord, par 57 voix contre 27, c'est-à-dire à une majorité de trois voix par rapport au chiffre exigé par la Constitution, la haute assemblée a ratifié le traité de Paris. On sait que cette convention retire à l'Espagne Cuba, Porto-Rico, les Philippines et stipule diverses conditions particulières. Ensuite, par 26 voix contre 22, les sénateurs ont adopté une motion de M. Mac Enery, aux termes de laquelle l'Amérique s'engage à restituer le plus tôt possible aux Philippins l'exercice de leur autonomie.

Si ce second vote est sincère, il est incontestable qu'une réconciliation s'opérera à une échéance plus ou moins proche entre les alliés d'hier, aujourd'hui ennemis. Mais tout le problème est là: l'Assemblée fédérale a-t-elle entendu désarmer Aguinaldo et ses collègues par une concession purement formelle, c'est-à-dire par une duperic diplomatique eu, tout au rebours, consacrer loyalement les promesses faites l'an dernier aux Tagals et sanctionner leurs droits?

Il est bien difficile de déterminer la portée exacte de ce scrutin. On retrouverait, dans l'histoire, même contemporaine, tant d'exemples de manquements de paroles qu'il faudrait être bien ingénu pour prendre à la lettre le vote du Sénat. Il est, comme l'on sait, tel article du traité de Prague, entre la Prusse et l'Autriche, qui n'a jamais été exécuté, bien que diverses puissances fussent intéressées à défendre les Danois d'avant 1866 incorporés à l'Etat des Hohenzollern. L'Angleterre, au lendemain du bombardement d'Alexandrie, a affirmé son désintéressement et promis d'évacuer le Delta, dès que les circonstances l'y autoriseraient. Elle a, depuis cette date, réitéré bien des fois cette assurance, mais il s'est trouvé, par aventure, que les circonstances lui interdisaient d'abandonner l'Egypte. Peut-être des circonstances analognes empêcheront-elles les Yankees, à leur grand regret, de rendre les Philippines aux Philippins.

Il s ́est dressé un énorme parti, aux Etats-Unis, pour réclamer l'an

nexion pure et simple de l'Archipel. Ce parti a été battu le jour où la motion Mac Enery a recueilli une majorité de quatre voix; mais l'on a remarqué, non sans justesse, que le Sénat compte 90 membres et que 48 seulement, un peu plus que la moitié, s'étaient prononcés. Les expansionnistes de Washington ont pour eux l'immense majorité des membres du Congrès qui se réunira en mars prochain et qui succédera à un Congrès moins férocement jingoïste. (C'est à dessein que nous employons l'expression britannique, car des deux côtés de l'Océan la convoitise anglo-saxonne se manifeste avec une égale intensité.) M. Mac Kinley est leur homme, et surtout ils s'appuient sur la grande industrie de l'est et des grands lacs, qui réclame des débouchés nouveaux, qui salue dans les Philippines un grand entrepôt de consommation, et qui, avec la domination, entend bien y implanter son monopole commercial.

C'est ce syndicat puissant de politiciens, de financiers, d'industriels qui a exploité, en 1898, la philanthropie et le chauvinisme latents parmi les masses, pour déchaîner la guerre avec l'Espagne. Il devait y trouver double bénéfice, puisqu'il pouvait d'un côté vendre des conserves avariées, et de l'autre s'enrichir de quelques marchés importants. Les rapports des généraux de Cuba attestent suffisamment qu'il a rempli jusqu'au bout la première partie de son programme, mais réussira-t-il aussi bien à exécuter la seconde?

Il ne manque pas de gens Outre-Atlantique pour blâmer les excès de la presse jaune ou jingoïste. Ils s'effraient, depuis l'attaque d'Aguinaldo sur Manille, de la perspective d'une guerre prolongée qui coûterait des hommes et des dollars, et dont, après tout, les résultats seraient des plus hypothétiques. Il leur semble aussi que cette expansion exotique doit entraîner des conséquences bien graves pour le pays, au dehors et au dedans. Avant la guerre avec l'Espagne, la force armée de l'Union atteignait à peine 25,000 hommes; on l'a portée à cent mille. Les doctrinaires du fédéralisme et du « civilisme »> se demandent si l'esprit militariste ne va faire ses ravages dans le Nouveau-Monde comme dans l'ancien, et si son avènement ne provoquera pas une transformation totale des rapports constitutionnels. En outre, les Philippines conquises, force sera à l'Union d'adopter une politique nette, suivie, dans l'Extrême-Orient, où elle deviendra naturellement un élément de premier plan. Or, à Washington, on sc défie de toute alliance, de l'alliance anglaise ouvertement offerte par M. Chamberlain, comme de l'alliance allemande délicatement présentée par M. de Bülow, et agir sans appui ni complicité dans cette Chine immense, où sc heurtent tant de convoitises, serait vraiment puéril et dangereux.

L'Amérique est donc partagée sur le problème des Philippines : rien ne prouve que la liberté des Tagals sera définitivement violée.

PAUL LOUIS

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