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mon cabinet que l'on tenait des complots, pour faire une révolution dans les Etats Romains. Cette dénonciation fut tellement prise au sérieux par le gouvernement romain que je fus mis sous la surveillance de la police, et enregistré au livre noir, qui existe encore, avec des noms, que Mazzini lui-même ne pourrait pas mériter. Son inique conduite et sa noire ingratitude exaspérèrent M. B.. qui, ne pouvant plus souffrir sa présence, prolongeait son absence de Civita-Vecchia le plus qu'il pouvait. Il me disait un jour : « Mon ami j'aurais préféré que vous n'eussiez donné 50 coups de bâtons plutôt que de m'avoir fait prendre pour chancelier cet infâme coquin de L. » — J'hésitais, ainsi que je vous l'ai dit plus haut à entrer avec vous dans ces tristes détails, et dont, j'en supprime beaucoup pour ne pas vous ennuyer. mais voici la circonstance qui m'y a enfin décidé. Dernièrement un diplomate français fort distingué, qui a été pendant quelque temps secrétaire d'ambassade à Constantinople, se trouvant à causer avec moi, et notre conversation étant tombée sur M. B. qu'il connaissait de réputation, me dit. que le Gree se présenta un jour chez lui en le priant de recommander au ministre des Affaires étrangères de la Porte, son affaire de l'indemnité réclamée pour ses propriétés confisquées à Salonique par le gouvernement ture, lors de la révolution grecque; et qu'après lui avoir parlé de son affaire, il lui montra un paquet de lettres de Victor Jacquemont, l'auteur de la correspondance sur l'Inde, adressées à M. B., avec des notes de ce dernier en marge; ces lettres contenaient principalement des observations critiques sur ses ouvrages. Il se rappelait entre autres un paragraphe d'une de ces lettres, dans lequel Jacquemont, en parlant d'un passage d'un ouvrage de son ami, disait : « Tu en as effrontément menti », et une note en marge de M. B. « vrai ». Il m'ajouta què ces lettres étaient extrêmement curieuses et intéressantes, surtout pour les notes de M. B. qui dévoilaient toute sa pensée. Voici de quelle manière M. L. peut être entré en possession de ces lettres. A son dernier voyage à Paris, M. B. comme à l'ordinaire, m'avait laissé les clefs de son appartement, qui était à côté du mien. Le jour qu'arriva ici la funeste nouvelle de sa mort, M. L. (après me l'avoir annoncée sans aucun ménagement, et mal déguisant sa joie) me dit : <<<< Maintenant, dans l'intérêt de ses héritiers, il faut que je prenne possession de son appartement, et que vous m'en donniez les clefs. » Je ne me le fis pas dire deux fois ; je les lui consignai au même instant. Deux ou trois jours après, ne connaissant pas encore le testament du défunt, il vint me prier d'assister à l'inventaire de ses effets ensemble avec M. Chiros, à cette époque agent des postes françaises à Civita-Vecchia, et maintenant trésorier de la division française à Rome, ce qui fut fait. Mais j'appris ensuite, qu'avant la rédaction de l'inventaire le monsieur était entré plusieurs fois tout seul dans l'appartement, et c'est alors qu'il a dù s'emparer des lettres en question, et probablement d'autres objets que j'ignore. Lysimaque avail

un jour volé des billets de banque dans le secrétaire de Boyle (1). Je me rappelle, qu'au moment de la rédaction de l'inventaire, s'étant permis une proposition impertinente contre la mémoire de M. B., je lui dis : « Il n'y a qu'un infàme coquin comme vous qui puisse dire du mal d'un homme aussi respectable, et auquel vous devez tout ce que vous possédez depuis les souliers jusqu'au chapeau. Je m'emportai tellement, que je lui aurais tiré quelque chose sur la figure, s'il ne s'était pas précipitamment sauvé. M. Chiros, qui partageait toute mon estime et respect pour M. B. et mon mépris pour le Grec, applaudit de tout son cœur à la sévère leçon que je lui donnai. Mais le croiricz-vous, vil, rampant et souple comme un véritable Grec du Bas-Empire, quelques heures après cette scène, il osa retourner chez moi, comme si rien n'avait été, en me priant de vouloir bien continuer à l'assister dans l'opération de l'inventaire. Ayant ensuite reçu de vous le testament, après l'avoir lu il me dit : « Tant mieux, je n'ai plus d'embarras pour cette affaire. » J'aurais encore bien des pages à vous écrire sur son compte, mais pour en finir, je laisserai la parole au même M. B. Je vous inclus donc, avec prière de retour, une de ces lettres, qu'il m'écrivit de Paris, aussitôt retourné de son voyage en Hollande. Cette lettre vous en dira plus de ce que je vous ai écrit et je pourrai encore vous écrire sur ce digne sujet. Pour votre intelligence les deux dames dont il est question dans la lettre, sont la princesse de Canino, veuve Lucien Bonaparte, et la duchesse Caetani, mère de Don Philippe et de Don Michel, prince de Teano, tous les deux connaissant aussi bien que moi les qualités du Grec. - Vous voilà le portrait de M. L., de beaucoup réduit dans ses proportions, que je confie à votre discrétion. Connaissant la bonne réputation dont il jouissait auprès de vous, peut-être que je ne vous en aurais jamais parlé, sans la circonstance indiquée, qui a produit en moi l'effet de la goutte faisant déborder le vase.

Laissons maintenant de côté M. L., abandonnons-le à sa destinée, et parlons seulement de notre M. Beyle dont la mémoire, profondément gravée dans mon cœur, m'est aussi chère qu'à vous. Ce sera unc espèce de compensation à l'enuui et aux pénibles impressions que vous aurez dû éprouver à la lecture d'aussi tristes et misérables détails. Je vais vous raconter, entre autres choses, quelques anecdotes assez curieuses de ses conversations avec moi et le commun ami Don Philippe Caetani.

Vous aurez vu avec plaisir, que la réputation littéraire de M. B. grandit tous les jours, et que de temps en temps l'on publie des articles sur ses ouvrages. Je ne sais pas, si vous avez lu celui public dans le feuilleton de l'Indépendance Belge du 5 mai dernier. Cet article est bizarrement signé : AZE, assez spirituel, contenait, suivant

(1) C'est à quoi Bucci fait allusion plus haut lorsqu'il parle des reproches que lui fit Stendhal au sujet du Grec.

moi quelques justes appréciations sur son caractère et ses principes religieux, à côté d'autres fausses ou inexactes. En lisant ce qu'il disait sur ses principes religieux, je me rappelai qu'un jour, en me répétant son refrain habituel : ou il n'existe pas, ou il est méchant, il m'ajouta : voulez-vous que je vous le prouve ?

Non, monsieur, épargnez-vous cette peine.

Ah! c'est dommage, mon ami, que vous n'ayez pas un peu plus de religion.

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Pourqnoi, monsieur ?

Parce

que de cette manière nous n'avons pas de matière à discuter et nous restons là comme deux imbéciles.

Lorsqu'il voyait quelqu'un aflligé d'un mal physique ou moral, il disait : « C'est la bonté du père éternel. » Une fois étant à nous promener à la campagne, nous avions devant nous un chien hargneux et dégoûtant Mais, mon ami, me dit-il, vous n'avez pas de police ? Pourquoi laisser circuler ce chien et ne pas le tuer? c'est horrible à voir !

C'est vrai, je lui répondis, mais si ce chien, pouvant tout à coup avoir le don de la parole, vous disait : Eh! Monsieur, c'est la bonté du père éternel qui m'a réduit dans cet état ! - Alors je l'embrasserais, je le mènerais chez moi, et je le soignerais comme le meilleur de mes amis.

Dans une de ses promenades dans Rome avec Don Philippe Caetani, un pauvre l'aborda, en lui disant: Monsieur, faites-moi de l'aumône, pour l'amour des cinq plaics de Notre Seigneur Jésus. — Il en devint furieux, et en le menaçant d'un coup de bâton, il lui dit : Va-t' en à tous les diables, toi et les cinq plaies?

Il est dit dans le même article, qu'il ne pouvait pas supporter les ennuyeux. Rien de plus vrai. Etant une fois à causer ensemble d'une affaire de quelque intérêt, je m'aperçois qu'un individu, parfait honnête homme, mais l'être le plus ennuyeux que j'aie jamais connu, s'approchait de nous, je lui dis : « Ah! M. B. nous sommes perdus, voilà notre ennuyeux qui vient interrompre notre conversation ! » Il se retourna, et quoiqu'il fût, comme vous le savez, de manières très polics et convenables avec tout le monde, il le traita de la manière la plus brutale, en lui disant toutes les insolences possibles. Ce pauvre homme en fut tellement foudroyé et anéanti, qu'il se sauva, sans pouvoir articuler une seule parole. Un moment après, il me dit : « J'ai eu tort de m'oublier de la sorte, mais aussitôt que je l'ai vu, le sang m'a monté à la tête, et il m'a été impossible de me répri

mer. »

L'article en question se termine par une conjecture de l'auteur, pour expliquer ce qu'il appelle la singularité de son épitaphe mortuaire, et il l'attribue à son affection pour Milan, qui était demeuré la patric de son cœur et de ses souvenirs. J'ignore, si vous avez sur cela le secret de sa pensée. Quant à moi, qui en suis aussi réduit aux conjectures, je crois que son affection pour Milan, peut bien y avoir contri

bué, mais qu'elle n'a pas été la cause déterminante. Vous connaissez, sans doute, son antipathic pour le système gouvernemental de LouisPhilippe, et surtout pour sa politique étrangère, qu'il qualifiait d'humiliante et indigne d'une grande nation comme la France. Son antipathie se convertit en aversion profonde lors du traité de Londres, de juillet 1840. Je me rappelle parfaitement, m'avoir dit (1) cent fois : « Après avoir abandonné l'Italie et la Pologne, payé 25 millions, qui n'étaient pas dùs, aux Etats-Unis, après l'affaire Pritchard, sa trahison envers le vice-roi d'Egypte, en sacrifiant la dignité et les intérêts de la France, mit le comble à la mesure de ses lâchetés et de ses infamies, je vous avoue, qu'il y a maintenant de quoi rougir de s'appeler Français.» Je suppose donc, qu'ayant fait son testament en septembre 1840 (2). Il se décida sous l'impression de cette idée, à renoncer à sa qualité de Français, et que devant adopter une nouvelle patric, il donna la préférence à Milan, son pays de prédilection, où, ainsi qu'il le disait souvent, il avait passé les plus beaux jours de sa vie, et dont les souvenirs étaient aussi chers à son cœur qu'à son esprit. Voilà pour moi la conjecture la plus probable. Qu'en dites-vous?

A propos du gouvernement de Louis-Philippe, il me disait un jour : <« C'est un bien mauvais gouvernement sans base, et qui peut-être renversé du jour au lendemain, et si nous vivions encore quelques années, je crois que nous verrons quelqu'un de la famille Bonaparte au pouvoir, car, quoiqu'on en disc, l'empire a laissé des traces bien profondes en France. » Sa prophétie ne tarda pas à se vérifier, mais malheureusement il n'a pas pu avoir le bonheur d'en être témoin. Je crois, cependant, que tous les actes du nouvel empire n'auraient pas également obtenu ses sympathies, et surtout sa politique dans la déplorable question romaine, qui, après avoir mis la France dans une impasse, est plus loin que jamais d'une solution satisfai

sante.

Voici une anecdote que vous serez bien aise de connaître.

Me trouvant l'autre soir à causer avec un Français, personnage haut placé, très connu dans le monde politique, de la situation actuelle du gouvernement républicain. la conversation tomba sur M. B. «Voilà, je lui dis, un homme qui connaissait parfaitement les rouages compliqués et rouillés du gouvernement républicain, et la corruption de tous ses fonctionnaires. » Je lui citai à ce sujet sa lettre sur la Tartarie Chinoise que l'on n'avait pas pu livrer à la publicité, en l'insérant dans sa correspondance inédite, parce que plusieurs personnes dont il y était question. étaient encore en vie (3). « Je la connais, me dit-il, et voici comment j'en ai eu connaisssance.

(1) Cela veut dire ; qu'il m'avait dit.

(2) La politique n'est pour rien dans le Milanese, l'épitaphe fut rédigée bien avant 1870.

(3) Elle a été publiée depuis dans les Lettres inédites qui font suite aux Souvenirs d'Egolisme.

Cette lettre fut envoyée par l'auteur, je ne me le rappelle pas bien, si à Louis-Philippe ou à M. Guizot. Le gouvernement français, pour vérifier ses appréciations, envoya, sous le plus grand secret, à Rome un des principaux employés de la police, homme de beaucoup de tact et d'esprit. Cet individu résida à Rome pendant un an. et il envoya à M. Guizot un rapport qui contenait des notes en regard à chaque personnage de la lettre en question, et complétaient leur biographic. Ce rapport contenait, en outre, un chapitre extrêmement curieux et intéressant, intitulé: Tarif des cardinaux. Le même employé, que je connaissais beaucoup, et qui était sûr de ma discrétion, voulut bien me le faire lire. » Lorsqu'il vous plaira de me donner de vos bonnes nouvelles, je vous prie de me dire si le Grec est encore à Paris, où il était venu pour briguer un avancement ou un changement de résidence.

J'achève ma lettre, mon cher monsieur Colomb, en vous souhaitant pour vous et les vôtres, à l'occasion du nouvel an, dans lequel nous venons d'entrer, la satisfaction de tous vos désirs, et en vous répétant l'assurance des sentiments, aussi invariables que sincères, de parfaite estime et cordiale amitié, avec lesquels j'ai le plaisir d'être

Votre ami et serviteur très dévoué,

Civita-Vecchia, le 10 janvier 1858.

D. BUCCI

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