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n'a pas pu épouser, qu'il a attendue, qui l'a attendu; tous les deux se sont lassés; ils avaient escompté l'Avenir. Le jour où ils pourraient être heureux l'un par l'autre, ils n'ont plus la force ni le désir de l'être. Ils ont changé et n'ont plus souci de se créer des joies com munes. Ils ont vécu dans l'attente impatiente d'un temps dont, venu, ils ont le dégoût. Et il n'est même pas sûr qu'à l'amour défunt succède une solide amitié compensatrice.

Cette étude douloureuse et vraie a été très heureusement et fortement mise à la scène par M. Ancey qui a trouvé dans MM. Antoine, Gémier et Mlle Devoyod des interprètes excellents. Rarement pièce fut mieux jouée d'ensemble.

On ne raconte pas une fantaisie extraordinaire comme le Gendarme est sans pitié. Dans cette satire de notre arme d'élite, Courteline et Norès sont sans pitié pour le gendarme comme, dans le Client sérieux, le fils de J. Moinaux se montrait sans indulgence pour la magistrature. Ces auteurs comiques sont de terribles démolisseurs et nous leur devrons peut-être, après de merveilleuses digestions, d'excellentes réformes. En attendant félicitons Arquillière et Gémier qui ont fait du gendarme La Bourbourax et du baron Larade deux types inoubliables.

L'Ambigu n'est pas en forme. La Mioche n'a guère eu le temps de grandir. Où sont les temps héroïques où les Deux Gosses devenaient successivement les Deux Adolescents, les Deux Adultes, les Deux Quadragénaires, les Deux Vieillards et les Deux Cacochymes? Voici déjà l'affiche renouvelée et la place prise par le Roi des Mendiants, cinq actes, huit tableaux de MM. Dornay et Matthey. Substitution d'enfants, escroquerie d'héritage, tentative d'assassinat, rien n'y manque, et si M. Dornay ne nous apprend rien de nouveau, c'est évidemment qu'il n'a rien oublié de tous les méfaits extravagants où se complurent tous les mélos antérieurs. Il aurait même pu déployer plus d'habileté dans les rencontres dont certaines supposent au hasard de si providentielles complaisances qu'on n'a pu s'empêcher de sourire. Toutefois le Nid des Mendigots et l'Eglise Saint-Gervais sont des tableaux pittoresques où évolue toute la racaille bancale, stropiate, claudicante de Paris et qui, peut-être, suffiront à attirer quelques soirs à l'Ambigu les gogos de l'orchestre et les titis des galeries. Mais rien n'est moins assuré.

Le couple Renot est plein de bonne volonté et de zèle; Mlles Georgette Loyer et Andrée Méry ont de la simplicité et de la gentillesse; MM. Léon Noël et Rayet font de Valensol et de Martingale des silhouettes amusantes. Les décors sont souvent heureux et la musique de M. Herman rarement nouvelle.

Les Antibel, pièce en quatre actes de MM. Pouvillon et d'Artois, appartiennent au genre vicinal. Nous lui devons diverses œuvres,

celles un peu fades de la maman Sand, celles un peu rudes de Léon Cladel, la noble pièce de Jean Jullien, le Maître, la séduisante Arlésienne de Daudet si admirablement commentée par Bizet. Mais nous lui devons aussi de bien terribles paysans parlant en de bien déconcertants patois, paysans de quels pays? s'exprimant en quels dialectes? Sans doute la fonction de ces problématiques ruraux est de nous accoutumer tout doucement aux étranges bonshommes lyriques de M. Richepin, dont le Chemineau est en ce genre une façon de chef-d'œuvre d'irréalité.

Ah! que doit donc souffrir l'auteur des Bucoliques et des Géorgiques modernes, le si exact, précis et délicat observateur des mœurs campagnardes! Mais que d'autre part doivent se réjouir nos faiseurs de livrets nationaux : l'opéra-comique sévit sur toute notre dramaturgie paysanne.

Les Antibel ne sont pas pour nous faire revenir sur ces réflexions mélancoliques. Toutefois, cela dit, il serait juste de louer la fable scénique si elle n'était quelque peu désuète (c'est Phèdre au village). Elle serait présentée assez dramatiquement, si elle était mieux équilibrée, et il est à regretter que M. d'Artois n'ait pas tiré un meilleur parti du roman de M. Pouvillon dont les savoureuses qualités n'apparaissent plus à la scène. Le drame proprement dit est trop brusque ; il commence à la fin du 3o acte et se dénoue presque aussitôt; deux actes et demi de préparation semblent exagérés pour une si brève secousse dramatique. En somme, avouons que nous espérions davantage et confessons une légère déception.

Mlle Sorel a été avec raison fort applaudie dans le rôle de la Jane, Mlle d'Arcylle a plu par son charme et son espièglerie; M. Janvier a été excellent dans le rôle épisodique de Front. Mme Tessandier, très fatiguée et souffrante, n'a pas obtenu tout le succès que mérite sa vaillance, et M. Chelles a paru un peu conventionnel.

Madame Judith Gautier est une artiste un peu précieuse, mais dont tous les ouvrages sont dignes de retenir l'attention des lettrés. Sa comédie chinoise, la Tunique merveilleuse, est une fantaisie amusante et qu'il faut voir, bien qu'elle soit interprétée d'une façon un peu... chinoise par M. Laumonier et Mlle Parny.

Madame Sarah Bernhardt a ouvert de la façon la plus brillante son nouveau théâtre de la place du Châtelet.

Elle a reparu dans cette Tosca où elle est admirable de grâce amoureuse et de violence tragique, et on lui a fait fête. Ce furent, le soir de la première, des ovations prolongées, juste tribut d'hommages à l'artiste extraordinaire qui a fait acclamer l'art français sur toutes les scènes du monde.

L'œuvre de Sardou reste une solide machination théâtrale, plus angoissante qu'émouvante, mais fort capable d'attirer pendant de nombreux soirs un public amateur de fortes sensations, Elle est

remarquablement montée et fort bien jouée par Calmettes dans le rôle de Scarpia, illustré par Berton, et Magnier dans celui de Mario Cavaradossi.

Signalons aussi la réouverture des Samedis populaires de poésie ancienne et moderne organisés par Catulle Mendès et Gustave Kahn. Mme Sarah Bernhardt devait offrir aux poètes avec son admirable hospitalité, le concours de son enthousiasme et de son génie. Désormais, les Vêpres poétiques sont assurées d'attirer une foule religieuse et fervente, si toutefois... ici nous nous associons à presque toutes les judicieuses réflexions de notre confrère Lucien Muhlfeld. Il y a ce semble, de sérieuses modifications à apporter à ces récitations qui, pour le moment, ne sont encore que des lectures. Mais le sujet est vaste et comporte des développements qui fourniraient la matière d'un véritable article. Nous y reviendrons prochainement.

O. P.

Musique

Théâtre Grand-Ducal de Carlsruhe : L'Apollonide, drame musical en trois actes et cinq tableaux, d'après LECONTE DE LISLE; musique de M. FRANZ SERVAIS.

Eschyle dédiait ses tragédies au temps. Nombre de musiciens vivant à notre époque pourraient imiter le glorieux combattant de Marathon et dédier, eux aussi, leurs partitions au temps maître absolu de toutes choses; non certes dans l'espérance ridicule que leur musique durera autant que les chefs-d'œuvre du père de l'Orestie, mais simplement pour bien marquer qu'ils ne se bercent d'aucune illusion folle et qu'ils n'ignorent pas qu'après avoir enfanté un ouvrage dans la joie et la douleur, les années succèderont aux années avant qu'un théâtre se décide à l'exécuter. Je ne sais quel compositeur de jadis avait pris pour habitude d'écrire sur la partition qu'il venait de terminer : « Ici finit le plaisir. » Quel qu'il soit, celui-là était un sage. M. Franz Servais, après vingt ans d'attente (comme Reyer pour Sigurd), car, pendant près d'un quart de siècle, ce musicien doué dut errer de pays en pays, la partition de l'Apollonide sous le bras, refusé partout et, conséquemment, réduit à l'inaction, M. Servais est très loin déjà des heures où le plaisir commence. Et l'on se plaint que la production s'affaiblit de jour en jour, en France, en Belgique et ailleurs! Avec de semblables procédés, dont, cette fois, est victime un compositeur belge, il y a lieu de s'étonner qu'il se trouve encore des hommes d'assez de foi et de naïveté pour consacrer leur existence à l'art musical. Si les artistes authentiques, capables de produire des œuvres inspirées, de belle tenue et de nobles accents, sont systématiquement repoussés des scènes qui devraient

les accueillir, il n'est pas surprenant que les répertoires des théâtres lyriques s'appauvrissent au lieu de s'enrichir. La responsabilité entière de la situation actuelle remonte à ceux-là même qui s'arrogent le droit de faire un choix parmi les œuvres, de prononcer le dignus est intrare, et qui ne manquent pas une occasion de préférer le savoirfaire et la mièvrerie aimable au vrai talent et surtout au génie « dont la haute religion offusque les superstitions inférieures ». « Qui ne prête pas la voile aux caprices du sort, dit le poète, n'est point un pilote habile. » Les Directeurs se croient habiles en s'abandonnant aux caprices de la vogue, heureux qu'ils sont de flatter les médiocres aspirations de ce qu'ils prennent pour l'élite, oubliant que l'Art en sa fierté éternelle se rit des modes et méprise souverainement les adresses, petits calculs, attrape-nigauds et escamotages des faiseurs. Les résultats de pareilles façons d'agir sont déplorables. Assurément, les belles œuvres restent de belles œuvres, en dépit des dédains et mauvais vouloirs directoriaux; mais que deviennent les compositeurs traités avec une rigueur si criminelle? Le souvenir de Chabrier n'est pas tellement effacé de nos mémoires pour que nous le sachions pas. Joué, comme M. Massenet par exemple, Chabrier eut certainement écrit de nombreuses partitions; éloigné de la scène, délaissé, méprisé, il se désespéra, se rongea; puis la maladie posa sur lui sa griffe impitoyable et, lambeau par lambeau, on vit s'obscurcir et s'éteindre cette intelligence impétueuse, si largement ouverte aux clartés de l'Art et s'effondrer dans la plus cruelle détresse ce cerveau peuplé de magnifiques rêves. Comme Lalo, le pauvre grand auteur du Roi d'Ys, comme le divin César Franck, qui eurent tant à souffrir de tout et de tous, Chabrier tomba victime de l'indifférence stupide. Grâce au ciel, M. Franz Servais est encore assez jeune pour oublier les amertumes du passé et pour se remettre courageusement au travail. Mais que de temps perdu! Enfin, le mal est quasi réparé, après vingt années d'anxieuse attente, puisque, par delà la frontière, en terre allemande, il s'est rencontré un kapellmeister qui a compris que l'ostracisme dont était frappé le drame musical de Leconte de Lisle et de M. Frunz Servais avait trop duré, puisque, sur le théâtre grand-ducal de Carlsruhe, où furent représentés les Troyens de notre Berlioz, l'Apollonide vient d'être exécutée.

Le sujet de l'Apollonide, emprunté à lon, la tragédie d'Euripide, ne s'écarte en rien des lignes essentielles du modèle grec.

Si Mercure ne paraît pas, au début du drame, pour conter l'histoire des amours d'Apollon et de Creuse, de la naissance d'Ion, du mariage de Creuse avec Xutus, issu d'Eole, fille de Jupiter; si Minerve ne surgit pas, à la fin, pour tout arranger au gré de l'éternelle sagesse ; si le poète français a chassé le dieu et la déesse de son affabulation, le livret n'en reste pas moins d'une compréhension fort aisée et d'une admirable clarté. Tout s'explique en cours de pièce, et ce sont les personnages eux-mêmes qui apprennent au spectateur ce qu'il est indispensable qu'ils connaissent.

Les personnages, ou plutôt les ombres augustes évocatrices du songo grec, passent et repassent, dialoguent, souffrent et pleurent, tantôt dans le rugueux paysage où la fontaine de Castalie épand la fraicheur de ses eaux vives, parmi les lauriers et les myrtes, proche le temple de Delphe qu'emplit la majesté du Dieu de la lumière; tantôt au milieu des plaisirs des festins auxquels se mêlent le chant des hymnes et le rythme des danses; tantôt sous la tente de la Reine; tantôt dans le sanctuaire étincelant d'or qui recèle le trépied fatidique de la pythie redoutable. La tragédie d'Euripide est trop familière à chacun pour qu'il soit utile de raconter l'Apollonide. Nul n'ignore l'enfant du Dieu (dont s'inspira Racine pour son Eliacin) passant sa jeunesse, le front ceint du laurier d'Apollon, dans le calme mystérieux du temple, ou occupé à lancer des flèches sur les oiseaux fendant d'une aile rapide le ciel lumineux de l'hellade. C'est une création d'exquise innocence dont l'extrême simplicité devait tenter un poète aussi épris des choses de l'antiquité que Leconte de Lisle. En passant de la tragédie dans le drame musical, Ion n'a rien perdu de sa grâce. Il conserve l'ingénuité du geste et le charme harmonieux de ses attitudes.

Le conflit dramatique naît, s'accuse, s'exaspère et s'apaise logiquement et sûrement. Les types gardent leur physionomie classique et, sur l'ensemble, Leconte de Lisle a jeté le riche manteau de sa poésie ample et sonore.

La musique de M. Franz Servais est adéquate au drame; elle possède la grâce et la belle ligne antique. On songe à Glück en écoutant ces phrases inspirées aux périodes larges, déroulées avec magnificence.

Rien n'est étriqué dans l'Apollonide. L'horizon y est vaste. Le flot mélodique coule imposant. A l'encontre de tant de maîtres de petites chapelles, le compositeur s'offre le luxe rare d'avoir des idées qu'il développe avec bonheur. La technique pour lui n'est pas le but suprême de l'Art, mais un moyen de mettre en valeur les trouvailles de sa pensée. Son orchestration, d'une curicuse légèreté, limpide comme un jour de printemps, exhale un parfum de délicieuse jeunesse.

Dans les deux premiers actes, à plusieurs reprises, l'influence wagnérienne se fait sentir, non dans la structure générale, ni l'esthétique personnelle, mais à tel détail d'harmonie, à telle couleur chère au Titan à tel souvenir éloigné. A partir du troisième acte, la personnalité de l'artiste se dégage pleinement, une haute et noble personnalité. Cet acte suffirait seul à classer M. Franz Servais au premier rang parmi les musiciens modernes. Le compositeur qui a écrit le prélude du premier tableau du troisième acte, page de superbe caractère, remarquable synthèse de l'œuvre; les déclamations angoissées de Kréousa, d'une si expressive éloquence, autour desquelles rôde l'action sanglante; le salut à Athènes où passe le souffle épique; la scène de la Pythonisse et la scène magistrale de la reconnaissance d'une si pure impression, coupée de cris jaillis de l'âme, où l'orchestre s'emplit d'une émotion sacrée; ce compositeur est un maître.

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