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haine, et je me reporte à plusieurs années en arrière, à un soir de chasse où je causais joyeusement avec Paul Ancelle, des exploits ou des maladresses de la journée. Mon attendrissement ne dure pas. Je retrouve pour maudire Ancelle une jalousie irritée, impitoyable. C'est lui qui m'a forcé à le frapper, c'est à cause de lui que Juliette ne veut plus me voir. Peut-être même l'a-t-elle aimé ? Mon imagination surexcitée multiplie les idées douloureuses, exécrables. Il me semble qu'ils sont là enlacés devant moi. Et, de toute la force de mon être, voici que je déteste ce rival misérable qui, sans doute, n'est plus à présent qu'un cadavre.

La figure placide et un peu niaise d'un gendarme, que j'entrevis à la douane française, me causa de nouvelles préoccupations. J'avais tué, on pouvait découvrir que j'étais meurtrier, et bien que ce fût un cas de légitime défense, m'arrêter, m'accuser. Le ridicule plutôt que le tragique de ma situation m'apparut. Que la justice sous la forme de cet homme à chapeau à cornes et à grand sabre entrât dans ma vie et en devînt maître, il me semblait que c'était absurde comme un jaillissement de boue sur une toilette neuve. Une société sans chef, sans direction, sans ordre, qui laisse mourir de faim les hommes, n'est-elle pas assez mal venue de se faire justicier comptable des existences, d'excéder les droits ordinaires de police et de prétendre régenter les passions? Il y a des crimes isolés, qui n'ont aucune importance sociale et qui sont réellement des accidents chez leurs auteurs. Supprimer une existence utile parce qu'il s'y trouve un acte mauvais, se priver de tous les services qu'elle peut rendre pendant des années parce que, par hasard, dans un moment, elle s'est trouvée nuisible, cela n'est pas moins déraisonnable que ne le serait la suppression des chemins de fer à la suite d'un déraillement ou d'une collision de trains. C'est des criminels, non pas des crimes que l'on doit s'occuper, et des actes bien moins que des hommes. Quiconque a un peu voyagé ou seulement un peu vécu, un peu réfléchi, doit sentir qu'il est des circonstances nombreuses où la société ne vous protège point, ne peut vous protéger et où l'on doit se défendre soi-même; il y a ainsi tout un domaine qui devrait être fermé à la justice, comme il serait fermé également à la sécurité. L'Amour comporte des chances de crimes comme les traversées comportent des tempêtes et des naufrages. Mais ce culte que l'on rend, après tant de cultes détruits, à l'Existence de l'homme, auquel chaque jour on immole solennellement quelques hommes, et, ce qui est plus grave encore, les plaisirs et la liberté d'action de tous les autres, ce culte fort de la piété et de la terreur de toutes les anciennes dévotions qui sont venues s'unir en lui, ne permet pas que l'on regarde un assassinat comme un accident ordinaire. Cette vie humaine, dont chaque instant est menacé, qui porte en ellemême ses meurtriers, quand elle ne les trouve pas dans un simple contact avec les êtres ou les choses qui l'entourent, est devenne un dieu qui, une fois mort, réclame ses victimes.

Il m'était arrivé déjà dans mes voyages, et ce qui pourra surpren

dre, dans de petites villes de France et d'Italie, qui semblent fort paisibles, des aventures du même genre, sans que je m'en fusse ému. Je me gardais toujours d'occuper la police de mes défaites et je ne me souciais pas beaucoup, non plus, des conséquences de mes victoires. Mais cette fois, comme je l'ai dit, j'étais un « mutilé », l'homme à qui manque son soutien ordinaire, l'opium dont il s'est fait une habitude et sans lequel il n'a plus de courage. Aussitôt à Paris, je courus à la recherche de journaux napolitains; je n'y trouvai aucune mention de l'événement. Le lendemain de mon arrivée et les jours suivants pendant plus d'une semaine, je lus encore avidement les journaux. Il n'y avait rien qui pùt me concerner.

Dès lors la pensée de cet amour perdu domina seule et étreignit mon existence. Je me réveillais avec une impression d'accablement, la douleur d'un être qui n'arrive pas à respirer. Puis quand ce premier malaise s'était dissipé, je sentais autour de moi une décoloration de toutes choses; la lumière des plus beaux jours, les teints de femmes les plus frais, me paraissaient fanés; les livres ne me parlaient plus. J'étais du matin au soir enfoncé dans un dégoût sombre, comme dans un marécage battu de pluie. Si un faible espoir m'en sortait un instant, ce n'était que pour m'y laisser ensuite retomber plus profondé

ment.

Dans la rue, bien souvent, il me semblait la voir. Sans me demander si elle me parlerait, je me précipitais à sa rencontre et j'avais le désespoir de trouver devant moi une autre femme, qui, presque toujours, n'avait pas un trait de ressemblance avec Juliette. Le désir que j'avais de la retrouver, brouillait ma vue, me rendait halluciné.

Comme furtivement elle s'était insinuée en moi. la cruelle passion! comme il lui avait fallu peu de temps pour écraser mon orgueil, et faire une loque d'une volonté qui avait des raisons de se croire puissante et à l'épreuve de pareilles surprises!

Un jour enfin je me décide à me rendre boulevard Péreire. Un pâle soleil brillait derrière les arbres défeuillés, sans pénétrer de sa lumière l'écorce verdâtre et humide. Ce ciel clair au-dessus des allées obscures et froides, me rappela d'abord, par contraste, les belles après-midi de Naples, en me faisant sentir davantage mon abandon; puis ces rayons, qui se posent à peine sur la terre, m'enlevèrent peu à peu à mes chagrins, m'inspirèrent de vastes espoirs.

De quelles hauteurs brillantes je tombai quand j'aperçus à la porte l'écriteau annonçant un appartement à louer! Je fus aussitôt assuré que c'était le sien, comme si elle cût habité seule la maison. La concierge, interrogée, me dit :

Cette dame a donné congé, voilà plus de quinze jours.

J'éprouvai par tout le corps le frisson qui vous saisit à l'idée d'un malheur irréparable et dont on est l'artisan. Pourquoi n'étais-je pas venu plus tôt ! Je l'aurais vue certainement, et peut-être m'auraitelle pardonné. Je demandai. tout en pressentant déjà la réponse :

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Savez-vous où elle demeure à présent?

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Non, monsieur, cette dame ne m'a pas laissé son adresse. Je vis bien à son air indifférent que cette femme n'observait nulle consigne, que réellement elle ne savait rien. Me rappelant alors le nom de << cet amour de petit tailleur » dont Juliette m'avait parlé, je me suis rendu chez ce fournisseur sous prétexte de solder une note et de lui commander pour elle un costume de voyage. Mais le tailleur me reçut en souriant et me répondit d'un ton badin que Madame Juliette Fournier ne lui devait rien et qu'il irait la voir à son retour, car elle n'était plus en ce moment à Paris. Il venait justement, le matin même, de recevoir d'elle une lettre datée de l'étranger. Il me fut impossible d'en savoir davantage.

Comme je sortais, je croisai l'ami de Juliette, le commandant qui l'avait accompagné en voyage. Il marchait le dos voûté, les yeux baissés, aveugle, insensible à l'agitation de la rue, se heurtant aux passants, pareil à quelque songe-creux absorbé par sa folie.

- Il n'est donc pas avec elle! pensais-je. Elle l'a donc quitté, lui aussi !

Et me souvenant de l'air hâbleur du commandant, de l'expression de forfanterie qui lui était ordinaire, j'étais frappé, presque attendri, par la peine inattendue, toute nouvelle, que témoignait son visage. Il souffrait comme moi!

Cette apparition du commandant eut l'effet d'une sentence. C'était fini! Je le comprenais. Elle m'échappait pour toujours. Jamais plus à présent ces yeux aux longs cils, cette grâce vive, ardente, libre, enjouée, diverse, tout le charme de ce corps souple et caressant ne viendraient m'enchanter. Et la douceur de vivre s'envolait avec cette journée.

XIV

MESSAGES DES PARQUES

A quelques mois de ces événements, un matin, l'esprit plus calme, je me trouvais à écrire dans mon cabinet de travail lorsqu'on m'apporta trois lettres. Aux suscriptions des enveloppes je reconnus les écritures, ronde, droite, sereine de Lord Beresford; rapide, penchée, fébrile de M. de Requoy ; large, carrée, un peu lourde de Maurice Lefranc.

Cet ami venait de me sauver de moi-même. Le travail est la seule défense contre l'amour, qui demeure, à cause de cela, le plaisir et la souffrance de riches inoccupés; or dans le désarroi, l'oisiveté d'esprit qui suit un long voyage, j'étais sans ressource pour me guérir, comme j'avais été sans défense pour me préserver. Maurice Lefranc me rencontra en cet état misérable, vagabondant à travers ce Paris nocturne où s'égarent peu les Parisiens, où l'on a chance. plus qu'ailleurs, de se trouver sans compagnon et de s'étourdir au milieu de foules bruyantes et bariolées d'inconnus.

Ceux qui craignent également de se livrer aux choses et aux êtres, ont ainsi une satisfaction à voir se mouvoir devant eux des existences pareilles à la leur, et qui ne les touchent pas plus que des roches ou des vagues. Lorsque j'aperçus mon ami, mon premier mouvement fut de chercher à l'éviter, tant j'avais honte de ce mal accablant, que j'étais incapable de dissimuler. Mais il me poursuivait avec une obstination singulière, poussé sans doute par ce besoin de confident ou de société qu'éprouvent les gens qui n'ont pas de très vives émotions. Il me rejoignit enfin, me tendit la main, et je la lui pris avec effusion, car j'avais plaisir à le rencontrer, malgré tout. Il avait senti confusément ma peine et, pour me consoler, il n'imagina rien de mieux que de me prodiguer de grosses plaisanteries qui, en un autre moment, ne m'eussent pas même fait sourire, mais où je trouvai alors un divertissement inattendu.

- Tu sais, dit-il, cette fois je t'emmène.

Il demeurait une partie de l'année dans ses terres du Gâtinais, et, à plusieurs reprises déjà, il m'avait invité, par vanité de propriétaire moins encore que par besoin de société, à passer la saison des chasses dans son château de Crucy-Lespinoy qu'il venait de faire réparer, et dont il tenait à me montrer les transformations de luxe et de confort qui étaient son œuvre. Je fus ravi de son invitation; je mis un grand empressement à l'accepter; il me semblait que, près de ce garçon avec lequel pourtant je n'avais pas deux idées communes, mais qui était gai et actif, volontiers remuant et causeur, je m'affranchirais de mon obsédante passion. Si je la subissais, ce n'était point, en effet, en amoureux résigné à sa misère et qui trouve presque un plaisir dans son affliction, c'était en révolté malheureux, encore impuissant, mais qui a toujours l'espoir de se délivrer.

Le commencement de mon séjour à Crucy-Lespinoy fut marqué par certains froissements, inévitables entre des êtres si différents que nous étions l'un de l'autre. Il les oublia vite, et l'effort que je fis moimême pour ne pas m'en souvenir, occupa mon attention et me devint très profitable.

Peu à peu cette vie de chasses, de promenades, calme et plantureuse, assoupit mon inquiétude. Par certaines journées, sous un ciel bas et obscur, mes bottes, lourdes de boue, me pesèrent moins que ces plaines monotones, ces terres noires, désertes, étouffées par des nuages énormes, et ces taillis grisâtres où s'accrochent des lambeaux jaunes de feuillages. Quand je n'étais pas prisonnier de la terre, c'étaient les brouillards diaphanes, la rosée étincelante du matin, ou la lumière large des après-midi qui emportaient ma pensée. Depuis cette époque, j'ai compris pourquoi les bergers ont des yeux vagues et sans clarté. Ils sont fascinés par le monde étranger et mystérieux qu'ils contemplent ; ils ne peuvent le pénétrer; et c'est lui plutôt qui les attire, qui les étreint, et où ils oublient leur âme.

:

Je ne reprenais mon humanité que le soir, au dîner ; c'était, au contact de mon ami, une humanité même à demi faunesque, à demi bestiale.

Les champs l'ont assoupli à leurs mours simples. Un robuste appétit, un palais délicat, une vigueur à toute épreuve lui laissent croire qu'il goûte à toutes les joies terrestres. Des vins vénérables à point, réunis par le père et que le fils prodigue à ses hôtes sans craindre de vider jamais sa cave, nous disposaient mieux, malgré le proverbe, à goûter la fraicheur rustique et les gaietés acides de son entourage féminin, dont il est fier, qui est fier de lui et ne demande qu'à le servir, avec ses invités. L'âme morte ou absente, et d'un désir tranquille, j'enlaçais la nuit ces conquêtes aisées. Mon ami Maurice Lefranc avait eu toutes les prévenances.

Au bout de quelques semaines je m'étais enfin réveillé de ce sommeil; décidé à partir, je m'arrachai aux supplications de Maurice qui paraissait désolé de se retrouver à nouveau seul avec ses servantes, d'attentions désormais trop prévues.

Tant pis pour toi! me dit-il à la gare, en me serrant la main. J'irai te relancer à Paris. Au lieu d'être mon invité, tu seras mon hôte. Et tu sais, je ne suis pas d'humeur si changeante que toi. Une fois que je me trouve à mon aise dans un endroit, j'y reste.

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Je l'espère bien, répliquai-je en le remerciant.

Cependant cette cure m'était suffisante.

Le mal demeurait, mais apaisé; je le sentais pareil à une blessure à demi cicatrisée qui ne se fera plus sentir qu'à de longs intervalles. J'avais l'anxiété d'un être dont chaque instant cst menacé, mais qui attend toujours la menace : mon aventure se perdait dans un passé qui me semblait très lointain, seulement dès que mon souvenir se portait sur la catastrophe, j'éprouvais comme une étreinte douloureuse, en même temps qu'une honte soudaine, et je tâchais de diriger bien vite mon esprit d'un autre côté.

Ce matin-là, le soleil m'apporta de frais espoirs, et des désirs égoïstes de liberté. Je regardai ces lettres avec une certaine indifférence. Je me décidai pourtant à les ouvrir.

Que peut me dire ce bon Maurice? pensai-je un peu étonné à la vue des quatre pages aux lignes serrées que m'envoyait mon ami, dont je connaissais pourtant la paresse à écrire.

« Mon cher Herbert, m'écrivait-il, le marquis de Thouars, qui re« présentait notre circonscription, vient de mourir. On va élire son « successeur. On a d'abord pensé à moi, dont on connaît les opinions « conservatrices...

Il est conservateur, me dis-je, interrompant ma lecture, et il a raison de l'ètre. Tout, dans sa vie. n'est-il pas à conserver. Au fait, pourquoi ne serait-il pas député? Maurice Lefranc a beau avoir des instincts faunesques il n'en est pas moins un excellent homme. Il a. d'ailleurs, intérêt, plus qu'un autre, à la prospérité de la région qu'il représente, puisqu'il en possède une partie.

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