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moral de l'ouvrier, un accroissement d'anarchie dans la production. De formidables paquets de produits sont jetés sur le marché français ou anglais par les diverses zônes du pays, sur le marché mondial par les centres manufacturiers épars sur les continents. Comment telle ou telle société nous laissons de côté les individus qui n'ont plus guère de place dans l'organisation économique - peut-elle prévoir, conjecturer même l'importance de cet afflux? L'industrie n'est qu'un jeu de hasard où il n'y a point de gagnant définitif. Qu'un engorgement survienne, et le chômage s'impose dans des milliers d'usines. Jusqu'à l'heure où les produits surabondants seront écoulés, il n'y aura plus de travail pour les salariés d'hier. La surproduction, inévitable dans les conditions présentes, déverse sur le pavé des villes des dizaines de milliers de femmes et d'hommes sans foyer et sans pain. Le chômage périodique est l'équivalent des famines, des épidémies d'autrefois.

Certes, ces crises de surproduction ne sont pas un phénomène nouveau; on les a connues jadis comme aujourd'hui, mais il est concevable qu'elles aient pris une amplitude exceptionnelle, depuis que les contrées extra-européennes ont été soumises au système capitaliste. Les investigations du producteur, en 1830 ou en 1840, étaient bornées à un champ restreint de trois ou quatre pays délimités. Avec l'expansion des dernières années, avec l'adaptation de l'Australasie, de l'Extrême-Orient, la part d'aléa s'est démesurément accrue. Le prolétariat n'est pas sûr du lendemain. La puissance de la bourgeoisie possédante sur les serfs du salariat s'est augmentée, tandis que sa propre fortune devenait moins assise, plus vacillante, plus assujettie aux caprices des forces mystérieuses du dehors. Contradiction, dira-t-on peut-être; soit, mais contradiction de la réalité même, que les événements décèlent, et qui à elle seule expliquerait le travail fécond qui craque au sein des sociétés civilisées.

Cet aperçu ne donne-t-il pas une idée des conséquences sociales de l'évolution économique, et ne démontre-t-il pas la haute portée, la largeur de répercussion des faits que nous allons étudier?

C'est une guerre quotidienne, universelle, aux innombrables aspects que le besoin des débouchés a déchainée entre les peuples d'une extrémité à l'autre des continents. Guerre plus effroyable cent fois par ses suites, immédiates et lointaines, que les plus terribles invasions de la fin de l'Empire romain! Elle fait plus de victimes que le pire des conflits armés dans le même laps de temps, elle sème plus de rancunes, plus d'hostilités qu'une question de frontières ou qu'un problème de nationalités. Elle est le fléau que l'antiquité n'a pas connu, qui n'a même pas effleuré le moyen âge, que scule l'époque contemporaine a subi en toutes ses horreurs : la conflagration sans limite, sans armistice, sans conclusion, le mal dévorant qui renaît toujours des soubassements du régime social et que la société moderne ne pourra rejeter sans s'ensevelir sous ses propres ruines.

Trois des aspects de cette lutte dépourvue de pitié méritent d'être plus spécialement envisagés. Ou plutôt, si l'on veut, trois des caractéristiques d'une époque qu'elle domine et remplit, — trois applications du principe souverain de la concurrence internationale.

Le protectionnisme est devenu un peu partout l'arme de défense des peuples engagés dans cette querelle. La liberté des échanges semblait devoir triompher, il y a vingt-cinq ou trente ans, et même ses adversaires escomptaient avec effroi son expansion indéfinie. Aujourd'hui, les frontières sont closes; chaque Etat se ferme de son mieux aux produits de ses voisins, essaie de monopoliser à son profit son propre marché. Ce phénomène n'est pas spécial à la France qui a résolument renversé en 1892 le système implanté chez elle par le fameux traité de 1860. On peut dire, sans trop de risques d'erreur, que le système de la muraille douanière a conquis dans la plupart des pays, grands et petits, les gouvernements monarchiques et républicains. Nous n'avons pas à discuter ici ce régime qui est la sauvegarde des intérêts conservateurs, des privilèges des bourgeoisies dirigeantes, et que le prolétariat allemand a si hautement répudié au récent Congrès de Stuttgard. Nous nous bornons à constater les faits. L'Allemagne, après la chute de Bismarck, a bien mécontenté ses agrariens et signé des accords commerciaux avec les pays voisins, mais, même dans ces pactes bilatéraux, elle a maintenu des droits élevés. L'Autriche et l'Italic, avec des différences d'application, ont imité l'Empire germanique. La Suisse s'est ralliée au protectionnisme, de même que l'Espagne, et l'on sait avec quelle vivacité de représailles ces deux puissances ont répondu à la modification des tarifs français. La Russie a conservé sa ceinture de taxes exorbitantes. La Belgique a dérogé à son tour à l'orthodoxie économique. Point n'est besoin d'insister sur le caractère presque prohibitif du système américain qui, déjà fort exclusif au temps du bill Mac Kinley et légèrement allégé sous le démocrate Cleveland, a été très aggravé, au lendemain de la victoire des républicains, par le bill Dingley. Quant à l'Australie, ses préférences ultra-protectionnistes ont été jusqu'ici l'un des obstacles essentiels à la Fédération anglo-saxonne, dont Chamberlain s'est constitué le champion résolu.

L'Angleterre est restéc à peu près une exception dans l'univers, mais, même chez elle, la ténacité libre-échangiste des doctrinaires a cédé. La célèbre ligue de Manchester, dont Cobden et Bright furent les illustrations, ne défend plus avec le même acharnement ses glorieuses traditions commerciales du milieu du siècle. Devant l'afflux de la production allemande, américaine, indoue, en préseuce aussi de la fermeture de débouchés si accueillants pour elle jusque-là, la GrandeBretagne a réfléchi. Le protectionnisme n'a pas encore son adhésion, mais, par tout le dommage qu'il lui a causé, il lui a imposé le respect. Outre-Manche, on ne dit plus aujourd'hui Free Trade, mais Fair Trade. Le « Franc Jeu », la réciprocité des procédés a remplacé la liberté intégrale. L'Angleterre veut traiter les autres nations comme

elle sera traitée par elles. Un courant très fort, issu de Lancashire, la plus éprouvée des provinces, se dessine en ce sens dans les trois royaumes. L'impérialisme, en lui faisant sa place, lui a donné une extraordinaire ampleur, et rien ne prouve que la Grande-Bretagne, au début du siècle prochain, ne le soutiendra pas par de nouvelles lois douanières. Alors le monde civilisé aura accompli tout son cycle économique. Parti du protectionnisme, il reviendra à son point de départ. Dans chaque Etat, la grande bourgeoisie industrielle, murée par ses propres tarifs, s'étouffera sous son propre poids, à moins que d'un élan elle ne brise, de ci de là, une frontière et ne constitue des fédérations douanières, des tronçons plus larges déjà d'humanité internationalisée.

L'expansion coloniale est le complément logique de la protection. Tout Etat qui clôt ses marchés s'interdit les marchés des autres Etats ou du moins y restreint la demande. Il faut donc qu'il développe les débouchés de son industrie à l'intérieur de ses limites ou qu'il déplace ces limites par des annexions. Là est l'unique explication de ce grand phénomène moderne la pénétration des continents nouveaux. Ce n'est ni pour moraliser les Jaunes et les Noirs, ni pour les initier, par pur désintéressement, aux progrès de nos sciences, que les grandes puissances se sont approprié de grands lambeaux d'Asie ou d'Afrique. La généralisation même du système des conquêtes lointaines attestait qu'il était impérieusement commandé par des causes profondes. Peut-être la France, l'Angleterre, l'Italie ont-elles cédé aussi quelque peu à l'appétit de la gloire militaire, à la passion des kilomètres carrés, mais le mobile capital de leur politique se résume nettement dans cette expression qui explique la plupart des actes gouvernementaux: la nécessité des débouchés. La colonisation à main armée ou la colonisation pacifique, l'établissement des Français au Dahomey et à Madagascar, des Belges au Congo, des Anglais dans la Rhodesia et au Soudan, etc., etc., comme l'installation et l'éparpillement des Italiens au Brésil, des Allemands dans l'Argentine, se ramènent indistinctement à la propagande commerciale. Les nations modernes ne reculent pas devant l'effusion du sang pour accroître leur chiffre d'affaires : la guerre de l'opinion avait déjà affirmé cette vérité dans la première moitié du siècle, les entreprises des Etats-Unis sur les Philippines tendent encore à la consacrer à la fin de la seconde.

Ainsi deux phénomènes, l'un et l'autre remarquables par l'extension de leur domaine, — le sursaut du protectionnisme et la colonisation, se rattachent déjà à cette concurrence économique qui est le grand ressort de vie et de mort de cet age; il fallait encore que, par une particularité plus étrange, elle contrariat la grande poussée de fraternité qui monte des démocraties.

Au protectionnisme des dirigeants a correspondu le protectionnisme de la classe qui travaille. Ceux-là, pour sauvegarder leurs productions, leurs bénéfices, ont interdit l'entrée aux produits du dehors;

celle-ci. pour préserver ses salaires, a prétendu bannir l'ouvrier étranger. Entre les deux faits, analogie parfaite, corrélation logique. Chez nous, le Belge ou l'Italien vient travailler à vil prix, réduit par son offre abondante la main-d'œuvre, sert indirectement, involontairement le patronat contre l'employé. Aux Etats-Unis, en Australie, c'est le coolie chinois qui est la terreur et en même temps l'objet de la haine de l'artisan indigène. Au Brésil, Fautochtone, malgré ses faibles besoins, redoute l'immigration italienne. De là des hostilités durables, parfois des lois d'exception, souvent des rixes qui dégénèrent en batailles rangées et en massacres. Les échauffourées d'AiguesMortes sont encore dans toutes les mémoires. A-t-on oublié le conflit de 1898 entre le gouvernement de Rio de Janeiro et le cabinet de Rome et qui n'avait pas d'autre cause que la rivalité ouvrière traduite par une guerre des rues? Idéalement, les masses laborieuses restent internationalistes, gardent conscience de la solidarité prolétarienne; en fait, le jour où elles sont acculées à la misère par la rivalité de l'étranger moins exigeant, moins rongé de besoins, elles s'agitent, se soulèvent comme folles et, uniquement soucieuses de l'intérêt du moment, réclament leur pain quotidien; elles manquent au devoir de fraternité, mais les rendrait-on responsables de leurs propres souffrances! Effet de la concurrence; nouvelle physionomie de la guerre économique. Elle dresse classe contre classe, elle divise les classes contre elles-mêmes.

La lutte s'avive automatiquement; les armes de défense que les Etats emploient se retournent contre eux-mêmes; l'expansion exotique est un instrument à deux tranchants. Elle suscite de nouveaux rivaux à ceux-là qui ont mis leur espoir en elle et qui, tôt ou tard, dénonceront en elle un artisan de leur propre ruine.

L'un des phénomènes actuels les plus captivants est, à coup sûr, l'entrée en lice de l'Extrême-Orient, de l'Australasie, de l'Afrique australe. La somme des échanges des colonics australiennes, de la Chine, du Japon et de l'Inde s'élève à plusieurs milliards; peu importe ici le chiffre exact. Mais ces pays ne se bornent pas à acheter, à recevoir des marchandises, à ouvrir des clientèles aux contrées européennes : ils exportent. Ce mot indique le sens du développement. Lorsqu'ils créent une colonie par la force ou autrement, lorsqu'ils introduisent cet ensemble de règles et de besoins qu'on dénomme civilisation dans une région dite barbare, les Etats d'Occident entendent exclusivement s'assurer un marché. Le jour où cette annexe administrative, où cette dépendance morale s'émancipe, produit, vend, une nouvelle complication surgit dans la concurrence internationale, et en général c'est contre la puissance initiatrice que s'exerce ce renversement d'équilibre.

Deux pays d'Extrême-Orient nous offrent, à cette heure, un exemple frappant, une illustration instructive de ce fait. L'Inde a été, pendant plus d'un siècle, pour l'Angleterre, une admirable source de

fortune, un immense débouché de production. Soudain, elle s'est dotée d'un outillage; dans les faubourgs de Bombay et de Calcutta se sont dressées de vastes usines, où le natif travaille à des prix dérisoires. En peu d'années, la péninsule gangétique a pu si bien parer à ses besoins qu'elle s'est fermée aux cotonnades anglaises. Puis, multipliant encore son rendement, elle a inondé l'Asie de ses tissus. Nous verrons, à son heure, la décroissance caractéristique que cette transformation a imprimée aux exportations britanniques. Les filateurs de Lancashire ont si bien compris la gravité du phénomène qu'ils ont sollicité du Parlement des mesures contre la concurrence de l'Hindoustan.

Le Japon est plus menaçant encore que la grande presqu'île pour l'industrie européenne. Il ne s'est pas spécialisé. Eduqué par les Européens, appuyé parfois sur leurs capitaux, spéculant sur leur passion aveugle du lucre immédiat, il a installé chez lui toutes les productions. De Vladivostok à Singapour, de San-Francisco à Aden, ses négociants, ses sociétés se sont établis, ont refoulé aisément leurs concurrents d'Occident, impuissants à livrer à aussi bon compte. L'Europe était heureuse de vendre à l'Empire du Soleil-Levant pour quelques dizaines de millions; maintenant, c'est plusieurs centaines de millions d'affaires que lui dérobent annuellement les sujets du Mikado.

D'ici trente ans ou quarante ans, la Chine, en plein travail, nous présentera les mêmes aspects, nous infligera les mêmes défaites. Déjà les jeunes communautés anglo-saxonnes de l'Australasie inquiètent, par le rapide accroissement de leur industrie, les vieilles maisons d'Outre-Manche; et les éleveurs de la République Argentine et de l'Uruguay, avec leur personnel puisé dans l'immigration européenne, portent des coups mortels à l'élevage de notre continent. Il en sera ainsi, à des échéances variables, de toutes les terres vierges où la race blanche a essaimé, où elle croyait conquérir des officines de richesse, où elle engendrait en réalité d'écrasantes rivalités. L'expansion exotique, la colonisation proprement dite, la pénétration pacifique ont encore ajouté de nouveaux foyers à la guerre générale et surexcité la lutte pour la vie que se livrent toutes les nations modernes. Point n'est besoin de déplorer un phénomène logique, fatal, et qui, s'il ajoute aux difficultés de l'échange, hâte aussi les grandes transformations à venir. Notre rôle ici consiste uniquement à fixer un trait, entre tous essentiel, de la situation.

La prépondérance du facteur économique dans la vie internationale s'affirme de jour en jour. Il pèse sur la politique des Etats qu'il domine, à laquelle il s'incorpore. Il n'y a plus d'exemple d'une puissance subordonnant à des aspirations idéales, à des considérations d'honneur national ou de dynastie son système diplomatique, ses relations avec ses voisins.

L'élément « nationalité » qui s'était élevé, au lendemain de 1789, à

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