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Certains d'entre eux doivent être conservés néanmoins. Ce sont ceux qui effectuent des opérations d'entretien et de réparation que la troupe doit exécuter elle-même en campagne ; ils sont en effet des écoles, plutôt que des ateliers. La troupe ne doit dépendre que d'ellemême pour la cuisine, le ferrage des chevaux, les réparations à la chaussure et au harnachement, tout aussi bien que l'entretien de ses armes. Mais pas de jardiniers, de tailleurs, de lithographes, de menuisiers, ni d'autres « fricoteurs » de ce genre. Ce qu'ils font sera fait mieux, et, en fin de compte, à meilleur marché, par ceux dont c'est le métier. Qu'ils rentrent dans le rang, et, une fois instruits, qu'ils s'en retournent chez eux.

Entre autres embusqués à supprimer, j'ai énuméré plus haut les soldats-ordonnances d'officier, vulgo brosseurs. Que mes anciens camarades ne frémissent pas : je ne veux nullement ajouter à leurs embarras matériels, que je connais trop.

Mais d'abord, en droit, brosser les effets et entretenir l'appartement d'un officier, n'a rien de commun avec l'« impôt du sang » ; ce n'est pas pour assurer l'accomplissement de ces besognes que nous conservons les soldats trois ans au régiment. D'autre part, la situation des ordonnances, pris entre leurs fonctions, si peu militaires, et leur assujettissement à la discipline militaire, ne laisse pas d'être assez délicate; elle exige, chez l'officier, un tact qui ne se rencontre pas toujours. Tantôt suspectés, et tantôt simplement jalousés par leurs camarades, disposant de quelque argent, vêtus en civil, logeant parfois chez leur officier, les ordonnances tendent à se croire supérieurs à leurs caporaux, et sont un ferment d'indiscipline dans les corps de troupe. Enfin, il faut noter que ce sont naturellement toujours les « bons sujets » qui sont choisis pour cet emploi, c'est-à-dire les soldats soigneux et disciplinés, mais non capables d'être gradés, ceux qui, suivant l'ancienne conception de l'armée, devraient rester dans le rang pour encadrer leurs camarades, et qui, aujourd'hui, apparaissent comme des hommes à renvoyer dans leurs foyers. Je disais «< non capables d'être gradés » ; j'ai connu pourtant un soldat qui aurait fait un excellent sousofficier, et qu'on n'a jamais pu décider à suivre le peloton d'instruction: il voulait absolument être ordonnance, c'est-à-dire tranquille. Ces cas de vocation pour l'embuscade ne sont pas rares.

Enfin, si l'on admet que l'entretien d'un soldat revienne à environ 800 francs par an, ce sont là des domestiques qui reviennent bien cher à l'Etat, pour les services qu'ils ont à rendre à leurs officiers.

Il importe de remarquer, en effet, que nous devons raisonner ici comme si tous les officiers étaient célibataires. L'ordonnance n'est en efl'et ni une femme de chambre, ni une bonne d'enfants, ni une cuisinière; c'est un soldat mis à la disposition de l'officier (marié ou garçon, c'est tout un), pour soigner son cheval, entretenir ses effets et ses armes, et faire son ménage, supposé modeste, et généralement fort modeste en effet.

Les soldatsordonnances

démon stiquage.

Or, un ménage de garçon est vite fait, et l'on étonnerait fort un employé à 2,500 francs (l'équivalent d'un lieutenant) en évaluant ce chapitre de son budget à 800 francs, plus environ 150 francs que l'officier est tenu de donner de sa poche à son ordonnance! Et 35,000 ordonnances (au moins), à 800 francs l'un, représentent pour le budget une dépense, militairement inutile, de 28 millions!

-

Qu'on donne donc aux officiers inférieurs une « indemnité de service » mettons, de 15 francs par mois, ct, si l'on veut, une indemnité double aux officiers supérieurs, et qu'on leur supprime leurs ordonnances; ils ne perdront pas au change. Quant à l'Etat, tant qu'il voudra conserver une armée permanente, il trouvera ainsi, moyennant un faible sacrifice supplémentaire, quelque 35,000 hommes pour étoffer ses corps de troupe. Et, quand il entrera dans nos idées, il licenciera ces hommes, une fois instruits, et ce sera tout bénéfice.

Quant aux chevaux d'officier, ils seront pansés au quartier, avec ceux de la troupe. Il n'y a aucune raison pour que les officiers les logent en ville; la majorité s'abstient d'ailleurs de le faire. Les chevaux ne sont que mieux surveillés au quartier. Et leur pansage est bien un service militaire, et non un service domestique; il est, parmi les diverses tâches des ordonnances, la seule qui doive réellement être assurée militairement.

Autre perte de temps: l'astiquage! Qui fera jamais le compte du nombre d'heures de travail qui se gaspillent à astiquer, cirer, frotter. blanchir, noircir, jaunir, quantité d'objets qu'il suffirait de nettoyer, c'est-à-dire de laver et d'essuyer! Peut-on imaginer une vexation plus sotte, que celle qui consiste à faire cirer les semelles du million de paires de souliers que l'armée française salit quotidiennement ? Eh oui, il y a pis: ce sont les soins des artistes en astiquage, qui trouvent moyen de faire ressortir les clous, sur le sombre miroir de leurs semelles, comme une constellation blanche et brillante. J'ai connu un canonnier qui, non content de cet excès de zèle, avait fait l'acquisition d'une « patience » en cuivre pour remplacer la réglementaire, qui avait à ses yeux le tort d'être en bois et de noircir à l'usage de cette façon il avait un objet de plus à faire reluire, et il en était très fier. Voilà pourtant à quoi peut mener le désir de plaire à des supérieurs férus d'astiquage.

Etant lieutenant, j'assistai un jour de près à l'inspection d'un régiment de chevau-légers bavarois, à Munich même, le jour de la fête du roi; quel ne fut pas mon étonnement, quand je constatai que les éperons étaient, non astiqués, mais oxydés à fond! Un jour de parade en grande tenue! Depuis, j'ai compris qu'on était dans le vrai, là-bas.

Donc, supprimons tout astiquage inutile. Les chaussures, les basanes, les buffleteries doivent être en cuir fauve, comme le harnachement.

Ce qui ne veut pas dire qu'on doive les entretenir par les moyens

qu'on emploie aujourd'hui pour le harnachement, auquel on s'ingénie à vouloir donner l'aspect du neuf, au moyen des enduits les plus compliqués. Je me souviens d'être allé avec ma batterie de Vincennes à Longchamps, pour la revue du 14 Juillet, au pas, de crainte que les chevaux, en transpirant, ne fissent déteindre sur eux leur harnachement, fraîchement encaustiqué; quinze kilomètres au pas, sans pou voir faire une halte... ceux qui ont fait des étapes à cheval savent ce que cela signifie! On partait de Vincennes à sept heures du matin, et l'on était de retour à sept heures et demie du soir; et la moitié de cette corvée excessive était imputable au démon de l'astiquage, auquel on avait déjà sacrifié en entier les quelques journées précédant la

revue.

Donc, s'il convient de n'employer dans l'armée que des cuirs fauves, ce n'est pas pour qu'on en complique l'entretien comme s'ils étaient cirés. On distinguera, dans le rang, un ceinturon neuf d'un vieux ? Eh, la belle affaire, si leurs deux porteurs manœuvrent également bien !

De même, il faut bannir de l'équipement la plupart des objets métalliques. Et ceux qu'on est obligé de conserver, on les fera en métal inaltérable, en nickel ou mieux en aluminium, ou encore en métal oxydé, s'il s'agit d'objets dont le miroitement trahirait de loin la présence de la troupe.

Les uniformes devraieut se boutonner à la russe, au moyen de boutons en corne ou en bois, dissimulés sous le drap; plus faciles à entretenir, ils seront, par surcroît, moins coûteux et moins visibles à distance, ce qui est un grand point en campagne. De même, on supprimera ou l'on brunira les casques métalliques, on supprimera les attributs des képis, et l'on permettra aux semelles de souliers de ressembler à des semelles de souliers, plutôt qu'à des miroirs à barbe.

Nous voilà bien loin des propositions d'une certaine école, qui veut restaurer l'esprit militaire en « relevant la tenue au point de vue de la richesse et de l'élégance ». Mais la seule tenue qui ait une raison d'être pour une armée moderne, comprenant la totalité des citoyens, et à court service, c'est la tenue de campagne la plus pratique possible. De bons brodequins, avec ou sans molletières, en cuir fauve ; un pantalon et une blouse en drap, d'une couleur neutre et sans boutons métalliques apparents; un chapeau de feutre imperméable; et voilà une tenue pratique, facile à entretenir, et sous laquelle une troupe peut avoir tout aussi bon air qu'en mettant à contribution toutes les ressources de la passementerie; il suffit, pour s'en convaincre, de voir la photographie d'un détachement américain pendant la campagne de Cuba.

Et, comme les petites causes produisent les grands effets, cette modification économique de l'uniforme serait un important facteur de la réduction du service militaire,

Le service de garde.

Le service de garde est encore un des abus qui pèsent le plus lourdement sur les corps de troupe. Il a déjà été notablement réduit, mais il doit subir encore une réduction équivalant presque à sa suppression pure et simple. La règle absolue devrait être de ne poser de sentinelles qu'à certains ouvrages fortifiés, ou dépôts d'armes ou de munitions. Mais pas de postes d'honneur, qui sont un vrai non-sens. Pas de poste à l'entrée des casernes : un sous-officier de planton y suffit, et d'ailleurs on s'en contente bien quand on manque d'hommes, par exemple pendant les grandes manoeuvres ou après le départ de la classe. Pas de postes en ville, sous quelque prétexte que ce soit ; ce n'est pas à l'armée, mais à la police, à veiller sur la sûreté des rues et à garder les établissements publics.

A ce propos, voici un fait caractéristique. Il y a quelque vingt ans, mon père, alors colonel à Paris, soumettait à ses chefs des propositions tendant à supprimer la plupart des postes de la garnison. Il citait notamment, parmi les plus inutiles et les plus gênants, celui de la Banque de France (1 officier et 24 hommes), que les divers régiments d'infanterie fournissaient à tour de rôle, chacun pendant un mois. Son régiment était à la caserne de Reuilly, à une bonne lieue de la Banque; entre autres inconvénients, on imagine quelle nourriture mangeaient les hommes de garde leurs gamelles, apportées de Reuilly, à bras, leur parvenaient naturellement froides et à moitié vides. Or, aux époques les plus troublées de notre histoire, la Banque s'est gardée elle-même, à quoi il faut ajouter cette remarque que si elle était l'objet du plus improbable des coups de main, 24 hommes ne suffiraient pas à préserver ces vastes bâtiments, et ne feraient que fournir des armes aux émeutiers. Pour la garder, il suffit en réalité, de son concierge, des quelques agents de police qui sont répartis dans les salles accessibles au public, et de quelques autres agents pour en surveiller les abords. Et depuis cette époque, le téléphone est encore venu faciliter les choses.

Rien n'y fit, et la Banque a conservé son poste, alors qu'on a jamais songé à en donner un au Crédit Foncier ou aux autres établissements analogues. Mais ce qui est tout à fait remarquable, c'est que, quand la Banque s'agrandit, il y a quelques années, en occupant l'ancien Théâtre Italien, personne ne s'avisa d'installer là un second poste; or, ce nouveau bâtiment, dont le rez-de-chaussée est percé de fenêtres sur tout son pourtour, contient le service des titres, c'est-à-dire des milliards de francs. N'est-ce point là le pendant de la plaisanterie classique du factionnaire qui gardait un banc, jadis fraîchement peint (1)?

(1) Encore un détail curieux est que ce service est payé. La Banque verse 1.000 francs par mois pour l'ordinaire du régiment qui la garde. Et c'est pour que tout le monde bénéficie de cette aubaine, qu'on fait assurer ce service, à tour de rôle, par les régiments même les plus éloignés. Or, en admettant qu'il y ait I 200 hommes vivant à l'ordinaire, ce versement représente o fr. 028 par homme et par jour : il ne compense vraiment pas la corvée!

Si j'étais actionnaire de la Banque, je demanderais la suppression de cette

C'est pour assurer une série de services de place aussi parfaitement inutiles que celui-là, qu'on arrive parfois à la limite des fatigues que le règlement permet d'imposer aux hommes, c'est-à-dire à leur faire passer une nuit blanche sur trois.

Je me suis étendu quelque peu sur ces détails, auxquels on trouvera peut-être un caractère un peu trop anecdotique. Mais ils sont étroitement liés à la question de la réduction du service: on peut dire qu'ils en fournissent la clef.

Il importait, en effet, de faire ressortir à combien de choses absolument inutiles (et par conséquent tout à fait nuisibles) est consacrée la majeure partie du budget de la guerre.

Qu'on suppose réalisée la suppression des instructions superflues (c'est-à-dire sans rapports avec le service de guerre de l'homme qui les reçoit), la suppression des emplois d' « embusqués » de toute nature, des astiquages inutiles, des corvées surannées du service de place; et l'on s'apercevra que, sur les journées de présence que le citoyen accomplit à la caserne, et sur celles qu'une fois rentré chez lui il solde en qualité de contribuable, le plus grand nombre, de beaucoup, est purement et simplement gaspillé.

Non seulement cette suppression entraînerait une économie énorme, en permettant de réduire la durée du service militaire bien au-dessous de deux ans, et même au-dessous d'un an; mais elle présenterait ce grand avantage moral, d'enlever au passage par la caserne le caractère de corvée pénible et rebutante qu'il offre aujourd'hui pour tous ceux qui ne savent pas « se débrouiller » pour « tirer au flanc ».

Pour nous en tenir à la question de la réduction du service, on peut dire que ces réformes, accompagnées du renvoi des hommes qui sont actuellement occupés à toute autre chose qu'à se préparer à la guerre, équivaudraient, en fait, au remplacement de l'armée permanente par une milice.

Mais ce serait là une milice inorganisée, amorphe. On n'aurait fait que démolir, et il resterait à reconstruire. Pour reconnaître comment on peut organiser la défense nationale en obtenant du budget et de la population le plus grand rendement possible, il faut étudier avec toute l'attention qu'elle mérite, les institutions militaires de la Confédération helvétique. C'est ce que nous ferons quelque jour.

GASTON MOCH

dépense somptuaire : la plainte de l'actionnaire aboutirait peut-être, plutôt que celles de l'officier et du contribuable.

Conclusion.

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