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l'hôtel, elle était disposée à prendre encore davantage de plaisir. Et elle voulait tout voir.

Le maître de l'hôtel, qui était sur le scuil, vint me dire qu'un jeune homme ayant demandé madame, pendant notre déjeuner, il lui avait répondu qu'elle n'était pas scule et l'avait prié de donner son nom; le jeune homme était parti en disant qu'il reviendrait.

Cette communication, qui eût dù me bouleverser, me laissa toute ma tranquillité; Juliette ne parut pas l'avoir entendue, bien que l'hôtelier se fùt exprimé à voix haute et en français. La voiture que nous avions retenuc était à la porte et Juliette montrait une impatience enfantine à partir. Son enivrement me gagna. Je ne pensai point à cet inconnu, qui avait voulu troubler notre joie, tant il est vrai que la jalousie a ses heures et que les circonstances les plus inquiétantes ne suffisent pas à l'inspirer.

En passant devant les blocs noirs d'Arso, devant cette lave tordue en croupes et en faces convulsées de monstres, qui couvre de mille débris énormes une terre abandonnée où des pins clairscmés et des touffes de genêts étendent un maigre ombrage, le cocher se tourna vers nous et, d'une voix de guide qui travaille pour son pourboire, nous rappela le désastre de quatre-vingt-trois : Casamicciola ensevelie par un beau soir d'été en une seconde; les survivants allant chercher dans les ténèbres les inconnus, peut-être la mère, l'enfant, la maitresse qui hurlent au milieu des décombres; les acteurs du théâtre Manzi allolés fuyant vers les barques en habits d'Arlequin et de Pulcinella ; puis les journées de calme horreur, la découverte des morts sous une pluie torrentielle, l'appparition hideuse d'êtres surpris dans le plaisir, qu'une danse ou un baiser avait enlacés; enfin, pour achever la ruine, la peste, montant de ce sol pourri de cadavres, s'étendant partout sur l'ile voluptueuse et embaumée comme une vengeance des victimes envers ceux qui ne les ont pas suivis. Les traces de la catastrophe nous entouraient; nous retrouvâmes la tèrreur de ce soir fatal dans les inscriptions et les affiches qui couvraient les murailles des villages les flatteries à Dieu et aux saints, les prières pour les attendrir et s'assurer leur protection: Viva Giesu Sacramentado! Sant'Anna e Maria, orate pro nobis! Tant d'évocations funèbres ne suflisaient pas encore. Nous touchâmes une fois de plus la mort au château d'Ischia, dans ces étroits caveaux où les anciens prieurs, revêtus de leur robe, sont assis sur leur siège abbatial, humbles petites momies qui tombent en poussière doucement, sans plus agiter le monde de leur fin qu'ils l'ont fait de leur existence.

Mais ces images n'étaient pour Juliette qu'un amusement sans tristesse.

La belle et fine clarté du ciel nous déguisait toute misère.

Dire qu'ils ont le froid à Paris! faisait-elle, fière de son destin. Elle s'abandonnait aux séductions d'Ischia; déjà les hasards de

la promenade avaient dérangé sa toilette; la brise jouait dans ses cheveux cendrés; mousseline et batiste trahissaient un peu des gråces charmantes. J'écartai encore les voiles, je respirai la douce chaleur de son sein, le désir le soulevait vers moi, et j'arrêtais ma bouche dans ces fruits délicats et parfaits, sur lesquels les sculpteurs antiques eussent pu mouler leurs coupes.

· Vous les avez vus hier, dit-elle, avec un sourire.

Non, dis-je, je vous découvre aujourd'hui, comme vous-même découvrez l'île.

C'était vrai. Elle était à présent surprise et exaltée de ce qu'elle apercevait. Ses yeux demeuraient épanouis; elle frémissait devant un horizon si vaste qu'elle n'eût pas soupçonné.

Lorsque nous aperçûmes au-dessous des routes que nous suivions, au-delà des vallées et des puits d'ombre, la mer lointaine, d'un bleu à peine moins pâle que le ciel, radieuse, infinie, caressant l'île d'une molle ceinture de flots, nous fûmes attendris de cette paix et de cette union de toutes choses; à notre tour nous avons rapproché nos lèvres, nous nous sommes mêlés et perdus dans la joie immense.

Le cocher, avec la familiarité ordinaire aux Italiens du Midi, se permit des plaisanteries toutes rustiques sur la musique des soupirs. Il avait entendu nos baisers. Nous ne fûmes ni blessés, ni honteux. Notre ivresse débordait; il fallait que tout ce qui nous entourait fût complice ou spectateur.

Nous nous oubliâmes si bien au milieu de nos caresses! nous ne savions plus qu'il y avait au monde d'autres pays que cette île merveilleuse et que nos yeux devaient revoir des endroits moins beaux. Quand la lassitude nous fit souvenir de l'heure, nous revînmes à Casamicciola trop tard pour reprendre le bateau de Naples. Il y avait longtemps déjà qu'il était parti.

Alors pour la première fois depuis notre arrivée, Juliette pensa à autre chose qu'a notre plaisir. Elle pensa avec colère à cet homme qui l'attendait et dont dépendait son bien-être. Elle était si irritée d'avoir risqué de le perdre qu'elle oubliait toutes les jouissances de cette heureuse journée. Comme, sans prendre garde à sa fureur, je lui disais que l'île avait plus d'un hôtel où nous pouvions passer la nuit, elle s'écria en frappant du pied :

Mais je ne veux pas! Je ne veux pas rester ici. Il faut que je sois à Naples, ce soir, ce soir même.

Je cherchai des bateliers pour nous conduire. Après avoir frappé vainement à plusieurs maisons et erré longtemps sans pouvoir rencontrer de passeurs, nous allions renoncer à ce tardif départ, quand un vieux marinier vint mettre son canot à notre disposition. Il nous débarquerait à Cumes, et, de là, nous mènerait chez un de ses amis qui possédait une petite carriole et nous conduirait volontiers à Naples. Nous acceptâmes avec empressement.

Le vieillard disparut et revint un instant après avec ses deux fils et un autre de ses parents, et nous partîmes aussitôt à la rame.

La nuit montait rapidement. L'horizon, les côtes, les montagnes disparurent dans des fumées sombres, cuivrées, flamboyantes. Un cercle immense d'ombre grise emprisonna la mer unie et blafarde. La barque, envahie par les ténèbres, glissa son ombre informe sur les flots blanchâtres et sur le ciel éclairé. Nous ne pouvions plus voir nos visages. Juliette, un peu effrayée de se trouver parmi ces pêcheurs, un peu fatiguée de sa promenade, se serrait contre moi. Nous étions attirés par la limpidité du ciel, nous égarions nos yeux dans les profondeurs infinies où les étoiles brillaient, pâlissaient, semblaient se fondre en myriades de clartés. Les rameurs, comme pour se donner du courage, se mirent alors à appeler la lune absente d'un chant large et tranquille.

Tout à coup, le vieillard qui faisait, lui aussi, sa partie dans le chœur, laissa s'échapper de ses lèvres, au lieu de sons harmonieux, une bordée d'injures et de cris.

Le chant s'interrompit brusquement.

Managgia! faisait-il.

San Gennaro! Uh! puorco.

Et, dans son émotion, il lâcha sa rame qui tomba dans la mer. Nous n'eûmes pas le temps de nous garer : une barque arriva sur nous, beaucoup plus grande que la nôtre, éclairée à l'avant par une petite lanterne rouge, manœuvrée à toute vitesse par des gens qui semblaient ivres ou ne pas nous voir. Elle nous prit en travers. Le choc pouvait nous faire chavirer. Nous en fûmes quitte pour une violente sccousse. Mais tandis que nos rameurs trouvaient leurs invectives des grandes circonstances pour lancer à la tête des maladroits, trois hommes, sans s'occuper des injures, sautèrent vivement dans notre barque. L'un de ces hommes se tourna vers le bateau qui l'avait amené et cria :

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Elevez le fanal! Vite, donnez-nous de la lumière !

Au même instant, il saisissait le vieillard par le col de sa vareuse et le secouait rudement.

- Abominable canaille! répétait-il, rends-moi ma femme! Rendsla moi, lâche!

Je reconnus la voix de Paul Ancelle. Une minute après, la lanterne de son embarcation dirigée sur nous éclaira des yeux égarés, une face féroce: il était devenu un autre homme.

Il s'aperçut de sa méprise, lâcha le vieux marinier et enjamba les bancs qui le séparaient de celui où je me tenais avec Juliette. Ma figure restait dans l'ombre, mais Juliette se trouvait en face de la lumière.

- Mon Dieu! mon Dieu! disait-elle toute tremblante, protégezmoi, protégez-nous!

Paul Ancelle s'élança de notre côté et saisit le bras de mon amie. Gueuse! fit-il en essayant de l'entraîner.

Mais, d'un effort brusque, je repoussai l'agression; Ancelle trébucha lourdement, faillit perdre l'équilibre. Il était par là même à

notre merci, et tout allait se terminer sans lutte à notre avantage, lorsque ses deux rameurs accoururent à son secours; avant que j'eusse le temps de me mettre sur la défensive, je me sentis enserré par des bras de fer. La tête renversée, je me débattais vainement dans une étreinte impitoyable; j'étais écrasé, étouffé contre un corps qui me paraissait énorme et gigantesque. J'eus l'impression que dans une seconde j'allais être jeté à la mer.

Subitement, les rôles changèrent. On me dégagca. Les hommes des deux barques se prirent à bras-le-corps. Le champ de bataille, qui, dans sa plus grande largeur, n'avait pas quatre pieds, était le plus redoutable ennemi. Le bateau penchait à droite, à gauche, en avant, en arrière. Je voyais approcher le moment où nous allions couler, en grappes humaines, ennemis et amis accrochés les uns aux autres.

Devant moi, sur le canot qui avait amené Ancelle, un moussaillon, resté scul de l'équipage, dirigeait vers nous sa lanterne et nous considérait d'un œil hébété, sans faire un mouvement.

Je pris dans mes bras Juliette, qui semblait anéantic par la terreur, et j'essayai de passer avec elle sur le canot avec le mousse. Je nc songcais qu'à nous sauver tous deux.

Malheureusement, un couple de lutteurs s'effondra devant nous, au milieu de plaintes et de rugissements étouffés. L'un d'eux parvint à se redresser, à se débarrasser des mains qui l'étreignaient, et, au hasard, croyant sans doute frapper son adversaire, il m'asséna un coup de poing que je lui rendis de toutes mes forces. Nous nous battimes avec la fureur égarée de gens qui ne savent pas où sont leurs ennemis et qui ne se voient pas. La lanterne, tournée maintenant d'un autre côté, nous laissait dans une obscurité complète.

Tout à coup, des cris de détresse partirent; la barque pencha vers la droite; se coucha presque sur l'eau ; je sentis que cette fois c'était fini et que nous allions chavirer.

Mon inquiétude fut courte. Il y eut une chute pesante, je fus inondé d'écume et aussitôt la barque se releva, rebondit comme allégée d'une lourde charge. A la lumière, qui nous éclaira en plein, j'aperçus un homme à la nage. Juliette était étendue au fond du canot, blême, frissonnante. Le vieux marinier, nos trois ramcurs avaient repris leurs avirons.

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Tout le monde est là? demanda le vieux. Et le signore et la signora ne sont pas blessés?

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Il y a Giulio, répondit l'un des fils, qui a été blessé au front. Le bonhomme se pencha, examina la plaic sanglante, puis déchirant un morceau de sa vareuse trouće et salie, il le tendit au blessé : - C'est rien, dit-il. Enveloppe-toi avec ça. Moi aussi, j'en ai reçu un coup, à la tête! Bah! ce n'est pas le premier. Allons! En route!

Les rames battirent l'eau d'un même coup. Quelque temps encore, nous vîmes derrière nous la lueur de la petite lanterne tournoyer au-dessus de la mer, puis ce ne fut qu'un point rouge, puis tout redevint obscur.

Je remerciai chaleureusement le vieux marinier et son équipage de nous avoir ainsi sauvés.

Ah! dit le vieux, c'est du sale monde de Forio. Je connais toute la nichée. Ça n'a jamais fait rien qui vaille. N'empêche qu'à présent ces porcs-là ne nous réclameront plus leur godaille. Nous leur avons donné à boire ! Mais, ajouta-t-il, qu'avait donc ce signore contre vous? Et, comme je ne répondais rien :

Oui, ça se conçoit : l'Amour!

Il jeta ces mots d'un ton triste et gouailleur. Sans doute quelque ancienne amertume lui remontait à la bouche; il devait rire de pitié en songeant aux misères qui frappaient après lui les hommes, aux misères qui attendent les générations à venir et qui sont inévitables. Sur cette peau rude, la peine ne mord qu'une fois à la dernière heure. Sans me parler davantage, il se mit à siflloter quelques instants, puis il s'écria brusquement :

- Allons! A l'ouvrage!

Il cracha dans ses mains et recommença de plus belle, de toute sa vigueur, à manœuvrer ses avirons.

Le silence et l'immobilité de Juliette me causaient une horrible angoisse. Dans les ténèbres, je me demandais si elle n'était pas blessée, malade. Je l'avais embrassée, elle était demeurée rigide, les lèvres serrées; enfin, ce fut un grand soulagement pour moi, — je l'entendis parler. Elle dit d'une voix faible, à peine distincte :

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Elle me rappelait la scène qui venait de se passer. Quelque surprenant que cela puisse sembler à ceux qui n'ont point subi les mêmes épreuves, ni remarqué combien certaines circonstances nous transforment et nous paralysent, je ne pensais plus à l'aventure. Les émotions violentes nous absorbent à ce point que toute conscience disparait en nous. La lutte de tout à l'heure n'était pour moi qu'un cauchemar. Je ne savais plus si j'avais frappé Paul Ancelle, si je l'avais jeté à la mer. Lui que j'avais si profondément détesté lorsqu'il m'était apparu tout à l'heure ivre de jalousie et de colère, il m'était à présent indifférent. Je ne m'inquiétais pas de son existence possible, ni de sa mort probable; je n'avais nul regret, nulle pitié, nulle inquiétude. Je ne songeais qu'à Juliette, et c'est pourquoi je ne lui répondis pas aussitôt lorsqu'elle me demanda une seconde fois :

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Elle

pensa que, si je me taisais, c'était de crainte d'avouer la vérité. Ah! mon Dieu! mon Dieu! fit-elle.

- Mais, répliquai-je, je ne sais pas ce qu'il est devenu. Il a peutêtre regagné son canot à la nage. S'il s'est noyé, tant pis pour lui! Il l'a bien mérité.

Et, assez mal à propos, je lui rappelai ce que nous avions vu à la Porte de Capoue; tout l'enthousiasme qu'un donneur d'estafilades avait inspiré au peuple. J'ajoutai :

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