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pâles étoiles, un appel de voix enfantines, un murmure d'orgue, qui expire sans résonnances; j'allais parmi ces théâtres de planches branlantes et de toile trouée où les pauvres viennent oublier qu'ils ont à se plaindre du destin; j'allais au milieu de pancartes invitant à une parade de Pulcinella et de sonnets célébrant sur une affiche l'ordination prochaine d'un prêtre. Et aussi sur ce port qui s'endormait à peine, sur ces places qui ont vu tant de révoltes, d'exécutions, de dynasties. Puis, des rues de matelots, d'ouvriers, de mendiants, je revenais aux promenades où se mêlent l'aristocratie et la richesse de tous les peuples; regardant se coudoyer les êtres les plus divers, comme dans un carnaval de l'humanité, admirant cette étonnante ville qui a conservé les usages de quatre civilisations, qui héberge l'univers, sans rien changer à ses mœurs, et, avec l'esprit le plus vif et le plus ardent, demeure la gardienne du Passé.

Je rencontrai dans la Via Roma le boiteux au bâton ferré que j'avais vu suivre Pierre Chaperon. Avec quelle importance s'avançaitil! Avec quelle majesté résonnaient son pas et son bâton sur le trottoir! Il semblait ce soir-là, aux lumières, comme le premier citoyen de Naples, le dispensateur de tous les plaisirs! Car c'était là son rôle. Il s'adressait aux grands de ce monde sans humilité; tout en marchant, il effleurait les robes des moines avec dédain et ne se dérangeait même point pour laisser passer les jolies filles. J'eus l'honneur d'attirer son attention; il s'approcha de moi, et m'offris ses services. Il avait à me présenter à mon choix des favoris d'évêques en vacances et des maîtresses de princes en disponibilité; à l'occasion, il m'aurait trouvé des reines dans le malheur.

Foi d'honnête homme! disait-il, vous pouvez m'en croire, monsieur, Salvator n'a jamais trompé personne.

- Salvator, répliquai-je, sois meilleur observateur. Ai-je le visage d'un homme qui songe à se réjouir? Ne vois-tu pas à mes yeux que j'ai d'autres préoccupations ?

Je l'avais déjà deviné, monsieur, c'est pour cela que je venais vous offrir mes consolations.

- Va les porter à d'autres ; je n'en ai pas besoin.

A votre aise, monsieur. Mais vous les souhaiterez peut-être une autre fois. Quand vous voudrez me voir, je me promène tous les soirs dans la Via Roma.

Et il s'éloigna.

Un instant j'eus l'idée de le rappeler. Je voulais lui faire chercher la demeure de Juliette; mais il me répugna de mêler cet homme à mes amours et je le laissai courir.

Dans mon état d'esprit je craignais la nudité de ma chambre d'hôtel. Notre âme habite les objets familiers, les murailles que nous sommes habitués à voir. Lorsqu'une affliction nous courbe et nous domine, lorsque nous cherchons un encouragement à vivre, cet entourage accoutumé nous rappelle à nous-mêmes, tandis que ces tristes

cellules des grands caravansérails modernes, d'une si froide impersonnalité, ne peuvent qu'augmenter encore notre accablement.

Au lieu donc de revenir à l'hôtel, j'entrai dans un petit théâtre où l'on représentait le Barbier de Séville et je ne sais plus quel ballet napolitain. Les maillots roses et bien moulés ne surent point m'émouvoir; plusieurs figurantes étaient jolies et dansaient avec cet art et cette grâce que n'ont guère que les ballerines italiennes, mais c'est à la fois le charme et le défaut de l'amour de rendre si attrayant un seul être que tout le reste du monde n'a plus de prix. Je m'ennuyais fort; et le Barbier joué en charge, mimé grossièrement, trahi par le plus déplorable des orchestres, allait me faire quitter la salle, lorsque j'aperçus à quelques rangs de moi Paul Ancelle. Je ne l'avais pas rencontré depuis le jour de mon départ et je pouvais croire qu'il ne nous avait pas suivis jusqu'à Naples. Sa vue me frappa comme un malheur soudain ; et je demeurai au théâtre, les yeux attachés sur lui. Il s'occupait peu de la représentation, sortait à chaque instant sa montre, se l'appliquant contre l'oreille comme s'il eût craint qu'elle ne fût arrêtée. Evidemment il attendait l'heure d'un rendez-vous. Une jalousie atroce m'étreignit, me souleva. Je pensai que Juliette allait venir le trouver, et je me declarai à moi-même que je ne le souffrirais pas. Pour la première fois, Paul Ancelle m'apparut comme un homme absurde, laid et ridicule; si pitoyable qu'il me semblât, il m'inspirait aussi de la haine. A la fin, après avoir une dernière fois examiné, puis écouté sa montre, il se leva, partit. Résolu à le suivre, je me levai et je partis aussi; par malheur, les corridors et le vestibule étaient encombrés; ma sortie fut retardée, et, quand j'eus quitté le théâtre, je ne pus découvrir, par quelle rue il s'était enfui. Je rentrai désolé à l'hôtel.

M. Coningsby se trouva avec moi dans l'ascenseur.

- Je vais écrire mon interview du Prince de Naples, fit-il. -Interview authentique ? demandai-je.

Il ne se souvenait plus de ce qu'il nous avait contés le matin même et dit fièrement en haussant le menton, pareil à un coq qui lève sa crète :

Toutes mes interviews sont authentiques, monsieur !

Cependant il se radoucit, et, pour me laisser soupçonner sa valeur: - On me paie deux shellings six pence la ligne, monsieur, or, avec ma machine à écrire, j'écris un mot en trois secondes. Vous voyez ce que je puis gagner par heure.

Nous étions arrivés sur le palier où se trouvaient nos chambres. -Vous pouvez entrer chez moi, dit-il; vous ne me dérangez nullement. Je causerai avec vous tout en travaillant. Voyez vous, monsieur, le travail, il n'y a que cela. M. Mielgounof, M. Chaperon sont des hommes de talent, mais comme travail, que font-ils? Rien. Ils ne sont pas maîtres de leurs passions. Moi, je suis maître de mes passions; j'ai rayé l'amour de ma vie. J'ai une femme, femme des plus distinguées, présidente de la Ligue pour l'éducation des jeunes

ouvrières; malheureusement cette femme a un mauvais caractère. Elle serait un embarras pour moi en voyage. Je la laisse à New-York. Nous nous voyons un mois à Brighton tous les ans. Je fais la part...... Comment dites-vous ? la part de la flamme. C'est cela, la part de la flamme! Je fais la part de la flamme, mais c'est tout.

M. Coningsby ouvrit sa porte avec difficulté, et, comme il entrait, il trébucha, et se fut étendu par terre si je ne l'cusse secouru. Il me dit avec une haleine odorant le wisky :

Ce sont ces vins du pays : ils sont très dangereux... mais ils sont moins dangereux que l'Amour; moi je l'ai rayé de ma vie, parce que je suis maître de mes passions... Allez-vous-en, je vous prie, parce que je me trouve un peu mal.

Comme je regagnais ma chambre, j'appris qu'il y avait un homme à la porte qui voulait me remettre une lettre, mais que le portier refusait de le laisser monter. Je descendis et je fus très étonné d'apercevoir Salvator qui me tendit un feuillet de carnet où quelques mots étaient tracés au crayon.

vice.

Vous ne saviez pas, signore, dit-il, que je vous rendrais sitôt ser

Pourquoi ne vouliez-vous pas le laisser monter? demandai-je au portier.

Parce que, monsieur, le drôle passe pour avoir donné plus d'un coup de couteau.

Quel mensonge! s'écria Salvator.

- Silence! fit le portier majestueusement. Vous n'avez rien à dire ici. Remettez votre lettre à monsieur, et partez.

Je lui donnai une pièce d'argent et Salvator, malgré sa claudication, disparut avec la légèreté d'une jeune fille.

Le portier, auquel M. Coningsby avait dû enseigner sa morale, me regardait de la tête aux pieds et se demanda sans doute quel genre de sacripant je pouvais bien être. Cependant je lisais avec étonnement le billet qu'on venait de m'apporter.

<< Je ne puis vous voir. Soyez demain au bateau d'Ischia. Au premier départ.

« Juliette. »

Ce mot me mit d'abord dans la joie, puis me remplit d'inquiétude. Je songeai à Paul Ancelle et me demandai si le billet m'était réellement adressé. La première phrase, en effet, n'avait pour moi aucun

sens.

Tant pis! me dis-je. Quel que soit le destinataire de cette lettre. j'irai au rendez-vous.

Je passai la nuit dans l'attente, dans l'angoisse.

Dès huit heures du matin je me trouvais à l'Immacolatella. Je la vis arriver de son pas un peu défiant, timide, dont le sautillement semblait produit par l'effort d'une volonté en lutte avec l'instinct.

Elle avait vaincu en elle tant de répugnances et tant de colères ! Toujours vêtue avec cette simplicité apparente qui éloigne les aventures, mais qui est une fète pour ceux que l'on convie à admirer, à aimer. Il semble qu'il y ait beaucoup de jupes de ce genre; et on reconnaît pas d'elle que seule la sienne a la coupe exacte, la nuance juste. Et tout ce qui enveloppe, tout ce qui caresse sa chair est l'œuvre de sa fantaisie. Où trouve-t-elle ces batistes aux fleurettes capricieusement jetées, où prend-elle ces soies lumineuses?

Un instant je ne pense plus à ma jalousie. J'admire Juliette. Mais la voilà près de moi, et le souvenir de son billet me revient. C'est avec de violents battements de cœur que je l'aborde.

Elle recula en m'apercevant. Je vis bien qu'elle n'était pas venue pour moi, mais elle avait une facilité merveilleuse à accepter les hasards les plus inattendus et à transformer brusquement ses résolutions. - Il paraît que c'est charmant Ischia, dit-elle, et je suis bien heureuse d'y aller avec vous.

J'essayai de sourire.

Vous allez être la reine sur ce batcau,

— Oh! je n'aurai pas grand'peine. Beaucoup de femmes s'imaginent qu'il y a des moments pour s'habiller avac élégance. Elles s'habillent pour un bal, pour un diner. Elles sont aussi stupides que cet homme qui ne voulait avoir de l'esprit que le dimanche. Au fond, une femme ignore si ce n'est pas en chemin de fer, à la promenade, dans une course d'affaires qu'elle sera le plus admirée.

C'est cela, vous ne passez pas une seconde sans songer à conquérir quelqu'un.

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Vous vous trompez... Oh! voyez cette jeune fille. Elle est jolie, mais s'enveloppe-t-on ainsi de cache-ncz, se met-on dans un sac comme cela?

Tous ces caquetages n'étaient que des tromperies réciproques. Elle était inquiète, j'étais furieux ; mais nous ne voulions point nous avouer ce qui nous tourmentait. Elle restait éloignée de moi de quelques pas, regardant à chaque instant derrière elle. Elle attendit, pour monter dans le bateau, qu'il fût prêt à partir. Elle fit ensuite mille tours sur le pont et dans les cabines, me disant qu'elle ne me quittait que pour une minute. Le bateau se mit en marche. Elle s'assit alors à côté de moi et resta sans dire un mot, comine endormie.

En vain lui montrai-je successivement au-dessus des vagues étincelantes Nisida toute blanche de ses rocs creusés et déchiquetés, les azurs fins du cap Misène qui semblent effleurer la mer, Ischia encore enveloppée et vaporeuse sous la lumière comme une attirante promesse de beauté.

Son regard vague crrait au loin; elle ne voyait rien, ne parlait toujours pas, et j'avais envie de la battre. Nous fimes ainsi, par un soleil et une mer admirables, la plus horrible des traversées.

Lorsque le bateau toucha Casamicciola, nous fûmes des premiers à

débarquer, mais à peine étions-nous sur le quai, Juliette s'arrêta et demeura immobile à considérer la foule bariolée qui se précipitait sur la passerelle. On eût dit qu'elle y cherchait quelqu'un.

Qu'attendez-vous? lui demandai-je.

Rien, rien, fit-elle sans bouger. Je regarde ce monde.

Les derniers passagers eurent bientôt quitté le transport et se dispersèrent devant nous. Alors Juliette parut délivrée d'une violente inquiétude; elle me sourit, jeta les yeux autour d'elle comme par devoir, puis me prenant le bras :

- Nous sommes à Ischia?... C'est joli... Marchons!

Que ce fût l'angoisse ou le voyage, elle avait faim, grand'faim, et, à l'hôtel, le plaisir qu'elle eut de manger lui fit trouver tout gentil, tout aimable : la salle coquettement parée d'arbustes, la galerie de bois s'ouvrant sur une cour fleurie, et la mer plane, sans lumière, fermant l'horizon comme d'un tulle vague et léger. Elle admira les petites corbeilles de paille tressée que l'on fabrique à Ischia pour quelques sous et que le propriétaire de l'hôtel lui offrit comme cadeau de bienvenue. Les yeux brillants, soulevée d'une joie folle, elle s'écria:

Oh! nous irons après déjeuner voir la fabrique, dis, veux-tu ? Ce sera amusant !

Un collier de perles, une parure de turquoises, les plus beaux joyaux ne l'eussent pas ravie davantage.

Sa gracieuse âme qui s'était éveillée, qui avait commencé de sentir à Paris, ne pénétrait point encore les magnificences d'une nature trop éloignée, trop nouvelle. Elle allait aux travaux des êtres, même les plus infimes, comme si elle s'y fût trouvéc moins étrangère. La vie obscure et merveilleuse de cette île, soulevée par les volcans, écrasant les hommes de siècle en siècle, et sans cesse les attirant par une fertilité, une richesse sans égales, ne la touchait donc point, mais elle était tout de même heureuse de son voyage, pareille aux enfants que la couverture d'un livre enchante et qui n'ont pas même la curiosité d'en regarder les feuillets. Insensible, elle n'en était pas moins charmante. Je l'aimai de ne rien comprendre en dehors d'elle-même. Son esprit n'était-il pas, à lui seul, un monde : tantôt simple et d'instinct, tantôt compliqué, artificiel, toujours riche de mouvements et de révolutions?

Elle avait beau être aveugle à ce que nous étions venu voir, je devinais déjà en elle une bienfaisance mystérieuse.

L'air qu'on respire dans ces pays fortunés ne nous donne point une agitation stérile et ne nous presse qu'au bonheur. C'était peut-être cette chambre du quartier de Castel Capuano où des misérables se sont unis depuis tant d'années qui l'avait rendue une femme naturelle, et c'était sûrement cette pure lumière qui donnait à ses yeux de si franches et de si heureuses clartés. Les mille idées qui, autrefois, partageaient son existence, l'empêchaient de se livrer à quoi que ce fût plus d'un instant, s'étaient enfin évanouies : quand nous sortimes de

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