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Le nommé Graviou (1)

Que les patriotes me permettent de dénoncer un abus intolérable, monstrueux, et d'une pratique constante dans les armées de terre, comme dans la flotte.

L'Etat a des responsabilités envers ceux qu'il emploie.

Il est abominable, hideux, qu'il tente de s'y soustraire?

Il le fait journellement, assuré, le plus souvent, du silence des victimes, ignorantes et sans défense.

Un soldat, un marin, blessés « en service commandé », incurableblement, ont droit à une pension? Par des subterfuges inqualifiables, ils seront frustrés. On ne leur délivrera pas de certificat d'incurabilité. On les traînera en longueur. On les enverra en convalescence. On les réformera en leur faisant accepter une gratification dérisoire. Et le tour est joué.

J'ai mené une enquête. Les réponses ont été uuanimes. Et je vais donner un exemple immédiat.

Le nommé Graviou, Joseph-Marie, a été « levé d'office » le 2 avril 1895 <«< renonçant au sursis que pouvait lui conférer son frère alors sous les drapeaux », porte son livret.

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Le 29 février 1896, il obtient le titre de chauffeur auxiliaire. Le 8 mai 1897, à bord du Hoche, en rade de Cherbourg, vers onze heures du matin, ordre était donné de mettre « une vedette » à flot. Une amarre se rompt. La « vedette » reste suspendue par l'arrière aux « porte-manteaux ». Trois bommes tombent à la mer. Un est tué. Les deux autres blessés, dont Graviou, qui, la jambe cassée en deux endroits, secourt encore son camarade, nage, remonte à bord, ouverture à torpille.

par une

Là, commence sa lamentable odyssée. Les médecins voient parfaitement qu'il demeurera estropić. Mais on ne le renverra pas dans ses foyers avec certificat d'incurabilité. Il aurait droit à une pension.....! Voici le récit des faits, par Graviou lui-même :

Blessé le 8 mai 1897 à bord du Hoche dans l'accident de la vedette no 1 vers dix heures cinquante du matin, atteint de fracture des deux os de la jambe gauche, envoyé d'urgence à l'hopital maritime de Cherbourg.

Au mois de juillet 1897 avant de sortir de l'hopital le Médecin traitant M. Castagné dit que je devais être encore content d'avoir la jambe et qu'il avait fait tout son pouvoir.

Le 17 novembre on me demande si je veux aller en convalescence.

Le 19 novembre 97. On me demande avec M. Sadout Médecin de 1" classe si je veux être réformé avec gratification et le même jour il me dit que j'étais improbe au service; le 10 décembre 97, on me propose pour les eaux termales

(1) M. Alexandre Verchin, à l'Express de Brest, dans un article substantiel, a chaleureusement plaidé la cause de Graviou, sans que les représentants de la région se soient émus. C'est dans son bel article et dans les documents que m'a remis Graviou lui-même que je puise les éléments de ces pages.

d'Amélic-les-Bains la 2a′ saison d'hiver; rentrer à l'hopital d'Amélie-les-Bains le 14 janvier 98 sortie le 13 mars sans amélioration et rentrer au 1o dépôt le 16 au soir le 19 on me fait un billet d'hopital le 20 je rentre à l'hopital en arrivant le médecin de 1oa classe Sadout me dit qu'il allait me faire mon certificat d'incurabilité et que cette fois je ne rentrerais pas longtemps à l'hopital le 21 mars on me dit de même le 22 mars le médecin traitant commence à faire mon certificat d'incurabilité au même instant le médecin principal Laurent me consigne au lit en me disant quand me faisant un certificat d'incurabilité il faudrait me donné une pension et il se disputère sur ma situation le 5 avril on me demande si je ne peut marché et on me dit qu'on me ferait marché s'il le faudrait le 8 avril on me met au quart de la ration le 9 toujours de même comme récompense de mon dévouement alors le dimanche de Pâques je lui demande à manger et il me répondit que si on me donnerait à manger ma jambe gonflerait d'avantage et puis d'abord vous ne croyez pas être dans un restaurant ici le lendemain de même le 12 on me donne à manger et il me dit qu'il me fallait la réforme et une pension mais vous pouvez vous fouillez s'il n'y a que moi pour vous présentée et le même jour on écrit pour demander le certificat des eaux d'Amélieles-Bains le 16 il me dit quon savait qu'est ce qui me fallait le 29 avril Dragome prépose pour les eaux termales pour la deuxième fois et le même jour je passe le conseil de santée le médecin en chef me dit comment vous n'êtes pas plus guérie que ça encore depuis pourtant il y à longtemps. Le 5 mais le médecin me dit il va aller aux eaux et après on va le réformé mais moi je m'en fou je ne serai plus là le 8 mai il me demande si ça allait mieux en me disant qu'il ne pouvait rien faire.

Le commandant demande le 1er août au médecin principal du 1o dépôt s'il faudrait me réformer et le médecin lui répondit que je revenais des eaux pour la 2a fois et quon verrait dans quelques jours le 5 août 98 je rentre à l'hopital le médecin principal Laurent me dit qu'il faudrait me faire une opération pour m'arranger un peut les os et les nerfs dans là jambe, le 6 août on me met un termomêtre à chaque pieds la gauche 28 degré la droite 34 degré dont il y avait 6 degré de différence entre les deux pieds. Longueur des deux jambes gauche 37 c. la droite 38 1/2 circonférences à 14 c. au-dessous de la rotule gauche 32 la droite 34..

Le 16 septembre je passe le conseil de santée et on me dit avec le directeur de service de santée que j'avais besoin d'une pension mais qu'on me donnerait une gratification renouvelable et un petit poste pour gagner ma vie, et au même moment je lui demande à me faire réadmettre et il me répond que aucune commission de réadmission ne me réadmettrais à cause de mon infirmitée causé par ma blessure le 14 octobre 1898 je passe la visite en présence de 5 médecins et ils m'ont dit que pour moi dit le médecin en chef je ne peux pas constater s'il est curable ou incurable non qu'ils ont tous répondu n'y moi non plus. Le mème jours je passe le conseil d'administration on me dit que j'étais infirme et dans l'impossibilité de gagner ma vie mais que je devrais acceptez une gratification renouvelable; et au conseil supérieur on me consentait bien que je ne pouvais pas travailler sur mon métier de cultivateur n'y de marin mais si on me donnerait une pension comme j'avais l'air bien portant si je vivrais jusqu'à l'âge de 70 ans regardez qui dit le médecin en chef qu'elle somme cela ferait au gouvernement le 24 décembre on à voulu me renvoyé on à même signė ma feuille de route le commandant me fait appelé à plusieurs reprises en essayant de me faire partir même on m'affronte dans son bureau en présence du commandant en second du commissaire et du capitaine de compagnie pour essayer de me renvoyer à toute force sans consentement le 30 le commissaire me fait de même le 31 décembre je me présente pour me faire payé comme tous les camarades et on a voulu me faire signé avant que de toucher mon argent.

Le 2 janvier 1899 on me fait appelé avec l'adjudant principal et je me présente et au même instant on me met dans une voiture par 4 hommes un sergent pour les commandés et un enseigne le capitaine adjudant-major pour faire exécuté les ordres arrivé à la gare on n'embarque par force dans le wagon et on expédie mes bagages à Lannion et on me donne 46 sous pour me retourner

dans mes foyers arriver à Couville je descends du train et repart pour Cherbourg je rentre au dépôt vérs six heures à neuf heures du soir on me mets encore à la porte de la division par quatre hommes de garde sous la grèle et la pluie.

Que dirais-je qui valût les témoignages de ses supérieurs à Gravion? Voici des lettres qui montrent assez le dégoût et la violente tristesse des chefs, devant les « agissements » odieux des médecins. Lettre de M. Boué de Lapeyrère, capitaine de vaisseau, comman dant le Brennus :

Mon brave Graviou; je m'occupe de ton affaire. L'amiral Parrayon va s'en occuper aussi. Bón espoir et bon courage. Je te serre la main. BOUÉ DE LAPEYRÈRE. 24 octobre 1898.

Lettre de M. l'amiral Parrayon :

15, rue de Naples, Paris, le 23 octobre 1898.

Je suis vraiment peiné, mon cher Graviou, de ce que vous me dites... Mais j'aurais beau vouloir qu'on vous donne une pension, que je n'y arriverais pas, si triste que soit la situation...

Du moment que la Commission de réforme ne juge pas que vous ayez droit à une pension, il ne m'appartient pas quand même vous voudriez que j'aille jusqu'au ministre de faire modifier son avis; je n'ai pas le droit d'intervenir. La loi est ainsi faite, mal faite si vous voulez; mais je ne saurais la changer en dépit de la peine que j'éprouve de vous voir réduit à une gratification renouvelable. Je le répète : je mettrais encore dix fois plus de bonne volonté à m'employer pour vous, que je n'arriverais pas au but. Mon haut rang, comme vous dites, ne peut servir à rien dans la circonstance. par la division de Cherbourg un mandat sur la poste de 30 francs. Bien cordialement à vous. - EM. PARRAYON.

Graviou a refusé la gratification.

Je vous envoie

Il a le dilemne obstiné. Ou je suis incurable, ou je ne le suis pas. Dans ce dernier cas, si je dois guérir, gardez-moi, je ne demande qu'à rester. Si non, ma pension — ou, du moins, un poste qui me permette de ne pas mourir de faim.

Hélas, il est bien incurable, une jambe trop courte, incapable de se tenir, se traînant lamentablement.

Le long des quais de Lannion, ou dans son village de Brélévenez, il conte sa pauvre histoire. Ça doit encourager les camarades! Cependant, il ne rechiquait pas au service, lui! Il avait renoncé au sursis possible et, mutilé, croyant guérir, ne demandait qu'à rengager! Brave petit gars, les joues roses; les yeux frais, vingt trois ans, un enfant encore, invalide, qui ne veut pas croire, bien noté, aimé de ses chefs, à un pareil déni de justice et d'humanité...

Et il y en a de ces épaves vivantes, tout le long de la côte de France... Qu'est-ce que ça peut bien faire, aux médecins, de certifier incurable un incurable? La pension? ce n'est pas eux qui paient? Mystère. Mais j'ai promis de me borner à l'exposé des faits.

JEAN AJALBERT

La Câlineuse

(1)

XI

LES HAINES CRÈVENT AU BORD D'UN LIT

Les yeux sur ses bottines, inattentive au bruit et au mouvement de la rue, Juliette m'énumérait lentement et comme à plaisir les causes de son ressentiment. Elle semblait vouloir recueillir jusqu'aux miettes infimes de notre unique festin d'amour pour me montrer qu'elles étaient empoisonnées.

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Vous devez penser, mon cher, dit-elle, que lorsqu'une femme se donne à un homme, c'est une faveur qu'elle lui fait et elle entend qu'il apprécie le cadeau. Vous aviez l'air si indifférent ! J'étais exaspérée, je vous l'avoue.

Je lui répondis brutalement :

reux ?

Croyez-vous que l'arrivée de ce soldat dut me rendre bien heu

Elle eut un rire singulier.

-Ah! c'est cela ?... Vous êtes jaloux d'un troupier à présent ? Alors, qu'est-ce que je suis donc à vos yeux !

- Mais ce troupier est un jeune homme. Il vous suivait partout comme un chien, comme un amant. Et si vous le traitiez avec une familiarité assez vive, cela ne prouve pas, je pense, qu'il vous fût indifférent.

Elle attendait mes paroles en me regardant d'un air inquiet. Quand j'eus fini, elle haussa les épaules.

Vous êtes ridicule, tenez !

Mais ce jeune homme, pourquoi est-il toujours à vos côtés ?

Je vous l'ai déjà dit. C'est un fou, un pauvre garçon qui s'est mis en tête de m'aimer d'un amour respectueux et servile qui ne doit pas vous effrayer. Je le rudoie, je le maltraite : il m'aime davantage... Le commandant l'avait pris à son service, seulement je l'ai gardé au mien. Il m'est bien utile parfois. Ainsi, le soir où nous avons soupé ensemble, s'il n'était venu m'avertir le commandant partait, et qui sait ? peut-être pour ne plus revenir.

J'avais cette exaspération vague qui s'irrite de tout, sans connaître son ennui. Si amoureux que je fusse de Juliette, si inexplicable que m'eût paru à trois reprises différentes, la présence de ce soldat auprès d'elle, ce n'était point de cet homme que j'étais jaloux, et Paul, non

(1) Voir La revue blanche des 1er et 15 novembre, 1" et 15 décembre 1898 et 1'r janvier 1899.

plus, ne me semblait point à craindre. C'était son âme qui m'agaçait, et me rendait furieux, son âme tour à tour naïve et obscure, qui un instant, apparaissait dans ses yeux, s'offrait sur ses lèvres, puis, sans qu'on devinât pourquoi, se retirait brusquement et se couvrait de ténèbres. Juliette eût été franche que je n'aurais pensé qu'au plaisir de l'avoir près de moi, et maintenant j'étais absorbé par la blessure que faisaient, à mon orgucil, toutes ces apparences de mensonge.

Je ne savais à qui m'en prendre. Les lèvres me brûlaient de lui rappeler cette conversation insultante que j'avais surprise au PalaisRoyal. Dans l'état où j'étais un homme n'a nulle délicatesse, nul esprit. Ma vanité fut la plus forte et m'empecha de m'abaisser ainsi. Je dis seulement:

Pourquoi ne m'avez-vous pas reconnue quand vous êtes montée dans le train, à la gare ?

Le commandant était derrière moi.

- Il n'eût pas remarqué un clin d'œil, je suppose.

C'est ce qui vous trompe. Il est excellent observateur. Vous comprenez que je tiens à lui. Quand sa mère mourra, il aura cent cinquante mille francs de rentes. Cela ne se trouve point dans le pas d'un cheval, un amant de ce genre, sérieux, et qui n'a nulle envie d'aller prendre de l'amour ailleurs.

rer.

J'avoue, dis-je, que je n'ai point pour ma part d'héritage à espé

Elle resta silencieuse quelques instants, puis derrière le petit mouchoir dont elle essayait de se cacher la figure, elle éclata en sanglots. - Ah! fit-elle, pourquoi suis-je venue! pourquoi suis-je venue! Ses yeux, humides de larmes, se portaient snr mon visage comme s'ils eussent épié dans mes traits l'effet produit par ce grand chagrin. J'étais attristé, agacé ; je devais avoir une physionomie assez maussade qui sans doute lui parut fort drôle, car au milieu de ses pleurs tout à coup elle éclata de rire, me disant ensuite pour s'excuser: Ah! si vous voyiez la figure que vous faites!

Ma fureur s'en alla au bruit de cette gaieté. Et je baisai ses lèvres riantes.

- Mon Dieu! m'écriai-je, comme c'est stupide de perdre en querelles de belles heures!

A qui la faute ?

A moi ! A moi ! me hâtai-je de répondre, prenant sur mon dos tous les torts.

C'est quelque chose de se reconnaître coupable. - Alors pardonnez-moi.

Elle tourna la tête pour voir si personne ne nous suivait et finalement elle m'embrassa. Nous entendimes un léger chuchotement audessus de nous et, nous aperçùmes deux jeunes filles, la tête perchée en dehors d'une fenêtre, qui nous regardaient en souriant d'un œil curieux et indiscret.

Un peu gênés par leurs regards nous descendimes la petite ruelle

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