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de viandes et de pains, de fruits géants que les officiers des tables impériales distribuent aux agitateurs, lorsque des festins ont été abondants, pour faire honneur à ces voix de l'opinion byzantine. Certaines confiseries reproduisaient des formes d'oiseaux, de couronnes, de croix. Des gâteaux étaient pétris à l'image du Paraclet.

C'était là tout le bénéfice Il se plaignit fort. Il injuria le destin. Il jetait ses sandales contre un Ignace invisible le nommant : « Vase d'hypocrisie! Poche à fiel! Bouche de mensonge! » et puis mangeait goulûment, s'endormait ensuite, couché en rond, à la manière des chiens, parce que, soldat, il avait contracté l'habitude de cette posture dans les longues nuits froides autour du bivouac.

Dans le jour, il ne récitait plus ces contes inouïs où tant d'aventures éprouvent la fermeté des héros. Il ne composait plus d'iambes scandés par le sifflement de ses lèvres épaisses. « Et pourtant Photios m'a prédit l'empire ! » bramait-il soudain en rompant un silence morose, en repoussant l'échiquier, et son visage exprimait l'amertume de l'ironie, ou se contractait de haine.

A vendre des chevaux, à en acheter, à pourvoir de fourrages les greniers de l'Hippodrome, il gagnait cependant de l'or; mais il le distribuait aux compagnons afin qu'ils criassent ensemble une acclamation, vers la fin de ses discours, et qu'ils allassent jusqu'à la taverne, -répétant : « Ce Basile qu'on assure être le descendant des Arsacides opine avec éloquence pour les choses de la Ville. On dirait que des colombes s'envolent de sa bouche à chaque période. Notre Bardas, vous verrez cela, le fera quelque jour hétériarque et, plus tard, logothète. »

Malheureusement le destin ne réalisait pas les espérances de tels propos. En vain Basile se démenait-il de l'aube au crépuscule. En vain trainait-il à sa suite, et jusque devant l'étal d'Euphrosyne, toute une clientèle loqueteuse claquant de la sandale sur les cailloux cimentés de la rue. En vain abreuvait-il les trois capitaines encerclés, par dessus leurs haillons, dans les tours de baudriers en cuir de crocodile, où pendaient des cimeterres ébréchés et nus. En vain se signaitil avec les douze moines barbus de la face et rasés au crâne qui passaient les mains dans les trous de leur froc pour se gratter les reins. En vain parlait-il à demi prosterné devant l'évêque d'Hermopolis qui, assis sur un âne galeux, laissait pendre dans la poussière une dalmatique dédorée, frappait les alvéoles vides de joyaux sur son agrafe, s'il conjurait le Théos de secourir ses malheurs orthodoxes, de punir les cruautés sarrazines pour l'avoir chassé du siège épiscopal pour avoir dispersé le troupeau des fidèles et transformé en une écurie d'onagres, la basilique à la dédicace de St-Mathieu.

« Ainsi la Paphlagonienne néglige, fille de Patrice, les serviteurs de la Très Illuminante Pureté, pleurait-il en imposant sa bénédiction à Sophia. Vois mes diacres ! (il montrait quatre sordides gaillards trapus et hirsutes qui maniaient, ainsi que des massues, leurs lourdes croix de cuiore). Ils jeûnent trois jours sur quatre. Parfois nous dres

sons un modeste autel au bord de la route impériale; en échange de nos prières nous réclamons au voyageur son offrande. Celui qui passe solitaire ou devant une escorte peu nombreuse donne l'argent, mais celui-là refuse arrogamment qu'une cohorte de serviteurs armés accompagne... En vérité je vous le dis, mes frères, on n'honore plus le Théos, d'une âme universelle. Les Sarrazins foulent dans l'impunité abominable l'Ambon même dont Notre Evangéliste consacra l'emplacement à Hermapolis! Et nulle veuve pieuse n'assure la solde des centuries que ces nobles-ci, vaillants capitaines, mèneraient au combat contre les ravisseurs. Oh, qui me rendra la vue de la Jérusalem Céleste, et le doux sourire du Sauveur! Chaque nuit je montais au faîte du campanile. Entre les plaines du Ciel, m'étant exténué par l'abstinence et la prière, je te contemplais, Splendeur du Plérôme Universel, Illumination du Monde, Assemblée radieuse des Eons! Les harpes des archanges sonnaient comme une mer calme ! La Théoctotos étendait son voile bleu sur le jardin des étoiles. Il pleuvait un miracle de parfums. Ma pénitente languissait d'amour céleste sur la poitrine de son père spirituel... Maintenant je campe sous une arche de l'Aqueduc, ou dans les maisons inachevées des Blachernes. Vos courtisanes me jettent par dérision les épluchures des limons. Les moines de mon cortège veillent avec des triques pour repousser de notre gîte les chiens féroces de tes rues, Byzance! Cité impie des Autocrators... Urne d'orgueil! Lice en chaleur que souillent les ruts de tous les Barbares! Va, ton temps est écoulé. Comme Jean à Pathmos, j'ai vu descendre du Firmament l'Ange qui tient la Clef de l'Abyme et une grande chaîne en sa main. Il prendra le dragon, ton corps couvert d'essences précieuses, et qui est l'ancien serpent appelé Nahasch par les Juifs, celui qu'on nomme aussi Baal, Ahriman, Athamaroth et Satan. Et il t'enchaînera pour mille années ! »

A la fin de la période, il crachait une salive qui noircissait la poussière en forme d'étoile; il étendait les bras sur une croix invisible. Sophia voyait alors le Rayon Céleste transparaître en ses membres. Les peaux blettes de son visage se sanctifiaient d'une douleur mystique... Ses petits yeux grossissaient, hors de leurs bourrelets de chair; sa barbe rare se hérissait autour de ses joues hâlées. Les loques de pourpre doublant sa dalmatique pendillaient ainsi que les plumes de vastes ailes en essor; et l'âne galeux dressait ses hautes oreilles semblables aux cornes sataniques de l'Ombre. A cet instant, pour l'âme religieuse de Sophia, le prélat représentait le triomphe de la Jérusalem Céleste sur la Jérusalem terrestre, l'extase des Eons reflétée en ombre par la patience inquiète de la bourrique noire.

Et les diacres aussi brandissaient leurs grands crucifix de bronze vers le ciel grisâtre, et les capitaines ébranlaient leurs cimeterres à coups de poing frappés sur leurs ceinturons; et les moines psalmodiaient ensemble de tonitruants « Kyrie eleison ! » qui forçaient les groupes de passants à faire silence pour de rapides signes de croix. De la foule s'interrogeant, se pressant, bousculant les éventaires des

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fruiteries, cent exclamations montaient alors : « Ecoute, ô femme, la plainte du saint évêque. C'est encore un que le Logothète a laissé piller par les Sarrazins. Regarde quelle souffrance a flétri sa figure ! Sa souffrance ou l'abus du vin? - Silence, iconoclaste, peste des camps manichéens ! - Gloire à Bardas qui te sauvera, Byzance, de tes Hypocrisies et de tes Lâchetés! - Approuve Basile le Macédonien, descendant d'Arsace... Sa charité et sa richesse recueillent la détresse de nos prélats que la Paphlagonienne abandonne. Père des chrétiens que ta Spiritualité Excellente accepte ces melons et ces bananes offerts par une âme pieuse et payés par une monnaie probe! — Prends mes sandales, Patriarcalité d'Hermapolis; j'ai honte de marcher sur du cuir neuf quand tes orteils crèvent les souliers rituels. J'irai pieds nus, jusqu'à ce que l'Hypocrisie d'Ignace cesse de souiller la Sainte Sagesse. — Aïe, courage, Jean fils de Grégorios, persévère dans la piété. Bardas et Basile te rendront bientôt tes sandales. Et ils y joindront des cnémides tannées dans la peau de Théoctiste, logothète, Amant de la Paphlagonienne! - A moins, outre de Cappadoce, que ce bâton-ci ne lui décolle la mâchoire, à ton Bardas ! ➡ Petit père, ne te fâche pas, cache le gourdin, Petit Père des pauvres ! - Quel sacrilège a prononcé, hors des formules, le nom de la Très Pieuse Impératrice des Romains? Que celui-là vienne ici mesurer la profondeur de son ventre à la longueur de mon braquemart. Soleil éclaire mille ans l'Augustalité de notre Très Pieuse Théodora qui a rétabli la Face du Théos sur les murailles saintes, et rendu le sourire de la Théoctotos aux iconostases ! Mort aux pauliciens et aux iconoclastes abominables. Eïa! Eïa! petite poule, fuyons d'ici, voilà qu'ils ramassent des pierres. — Baisse l'auvent, fils de Johannès, ou bien ces possédés piétineront tes pastèques mûres! - Kyrie eleison! Kyrie eleison! - Paix aux hommes de bonne volonté ! - Rentre ton glaive, toi, l'Arménien. Si tu ne veux pas voir ta carcasse pendue à la potence de la Porte Eléphantine.- Crains les haches des Scholaires. Avec ton beau manteau, tu attirerais leurs coups d'abord ! Ils frappent de préférence sur qui montre un opulent butin! Vanité, vanité, mes frères! Je ne suis pas venu apporter la guerre parmi vous, mais le baiser de paix et l'humilité de ma plainte épiscopale! - Avance, Spiritualité d'Hermapolis, ton âne fiente sur mes aubergines! Avance donc... » Un éclat de rire général calmait souvent ainsi les factieux. Et chacun s'en allait atténuant les sarcasmes. La poussière retombait. Les marchands réparaient le désordre des étalages, dans le cadre du cintre bleu ouvrant, sur les objets ou les fruits, une étroite baie.

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Basile retenait facilement autour de l'évêque d'Hermapolis plusieurs badauds, portefaix, et soldats fanfarons qu'il menait boire à la taverne voisine. L'évêque s'y lamentait; les moines dissertaient, en comptant sur leurs doigts les points de l'argumentation; les capitaines péroraient au souvenir de leurs anciens exploits. Entre ceux-ci Sophia choisissait pour se réjouir l'un qu'on surnommait Egômène,

parce qu'il commençait chaque phrase par ces deux mots significatifs : « Moi, d'abord...» Et il effilait, d'un geste toujours égal, sa barbe bleue, sous le nez en bec de corbeau. Les deux autres ne l'ennuyaient pas moins; l'un, Philothée ressemblait à une barrique de salaisons hissée sur deux mollets torses; l'autre, Hermotime, s'apparentait de toute l'allure aux chiens jaunes qu'on voit sournoisement courir le long des boutiques, où ils happent la viande et le poisson quand nul ne les observc.

Les diacres replets et les moines très maigres ne lui valaient pas moins de gaieté malicieuse, lorsque le cortège en haillons quittait la place pour regagner les Blachernes. Basile y avait pris à loyer une demeure en construction, le propriétaire étant mort presque insolvable, et les héritiers entamant une procédure contre les maîtres des maçons. La bande y campait parmi les plâtras et les tas de briques. Des nattes pourries remplaçaient les huis encore futurs. Les poutres tenaient lieu de sièges et de tables; le foin de l'Hippodrome servait de lits. Devant la porte, les moines tour à tour prêchaient aux gens de la corporation, aux charpentiers, aux serviteurs des maçons. Les capitaines contaient leurs fables des guerres, les diacres leurs voyages. Ensuite l'auditoire partageait avec eux son fromage de chèvre et son pain gris.

Sophia emmcnait Euphrosyne de ce côté pour les voir. De jour en jour la troupe s'accroissait d'autres moines, d'autres soldats, d'eunuques qui ressemblaient, à cause de leurs hanches lourdes et de leurs rides, à des vieilles femmes; en outre ils marmonnaient et branlaient de la tête. Le Patrice Bardas chevauchait par là fréquemment. Alors ils sortaient tous, en une ovation : « Longue vie au Patrice! Sauve nous, Tutélaire! Bras du Théos! Langue de la Vérité!» Il les saluait noblement du haut de son cheval, il inclinait sa taille dans le long vêtement violâtre damassé d'or et fendu sur le sternum, sur l'échine, afin de recouvrir, en panneaux roides, les jambes engagées dans les étriers d'argent.

La jeune fille aimait cette face altière, pâle, ce nez busqué, cette longue barbe rousse et grise, ces froids yeux clairs, cette grande main gantée d'écarlate. Il lui parut souvent qu'il la regardait avec complaisance. Elle rêvait alors d'être introduite auprès de lui par une entremetteuse, de s'abandonner aux grandes mains écarlates, de subir la cruauté de sa débauche, de frotter à la longue barbe rousse et grise les pointes énervées de sa gorge. Une fois, elle rougit trop de sapensée. Euphrosyne l'en reprit sévèrement, bien qu'elle aussi acclamât Bardas. Sans doute espérait-elle qu'il vengerait les Pauliciens tués selon l'ordre de Théodora ; elle laissait entendre que ses frères le soutiendraient de tout leur pouvoir, de leurs armées mêmes.

-Tu vois donc tes frères, ô Euphrosyne ?

Elle ne répondit.

A nouveau, leur amitié première les unissait cependant.

La veuve ne gardait pas rancune de l'injure qui l'avait nommée

anathème comme les sacrilèges et les blasphémateurs exposés par décret ecclésiastique à la malédiction des fidèles, sur le parvis des églises. Mais elle donnait gravement des conseils à l'adolescente. A maintes reprises elle la consola des colères de Basile que ses déboires politiques rendaient irritable. « Prie le Théos qu'il aide les projets de ton frère, et sa miséricorde exaucera ta prière. Es-tu assez pure, fille d'Arsace? Il faut être pure. Alors tout réussit. On porte en soi la puissance des Eons, si l'on devient, par la sainteté, un Eon soi-même. »

Euphrosyne vivait chastement. Rien des ardeurs qui torturaient Sophia ne semblait la gêner. Pourtant la vieillesse ne la menaçait guère. Grasse et vigoureuse, elle se parait encore de fraicheur, de malice. Des cheveux fort noirs couvraient son front de mèches ondulées; ils tombaient au long des tempes et des joues mates, se terminaient en boucles courtes sur les épaules. Elle avait le regard vif et bon, la bouche rieuse, les mains agiles, la démarche indolente, le corps un peu massif. Des chalands la courtisaient lorsqu'elle alignait devant eux les trésors de ses coffres. Mais elle savait les éconduire d'une moquerie.

« Sûrement, méditait Sophia, l'hôtesse ne souffre point de l'envie amoureuse. Elle reste pure. Je ne le suis guère. Dès que je ferme les yeux, des images honteuses se dressent; je frémis tout entière. Je devrais pratiquer l'abstinence d'Euphrosyne. Peut-être il y a-t-il quelque vérité particulière dans ses imaginations. Je veux m'accoutumer à ses habitudes et me priver aussi de grosses nourritures. Les herbes suffisent à maintenir la santé du corps. Elle dit que les viandes chargent le sang de vapeurs lourdes qui donnent des cauchemars; que le pain et les gâteaux engraissent; que les boissons font enfler le ventre. Je me priverai de cela. >>

Des salades bouillies et les racines de raifort la contentèrent. En prononçant des oraisons, elle buvait l'eau de la fontaine afin que l'intérieur de son corps fût bénit à chaque gorgée. Elle pensa plus à la Jérusalem Céleste. Elle construisit le rêve du Plérôme, illuminant de ses Puissances les perspectives amoncelées de légendaires basiliques. Il lui advint de rester sans nourriture deux jours, son frère n'étant pas rentré chez l'hôtesse. Tout un matin où criaient ses entrailles, elle attendit avec confiance l'aigle qui apportait la nourriture aux solitaires dans la Thébaïde, et l'ange qui encensait leur visage saint.

A son retour Basile s'aperçut de cette faiblesse ; il fit tout avouer, la réprimanda. Maigrissant, elle pouvait perdre sa beauté. Il la contraignit à partager les viandes saignantes dont il s'alimentait luimême, à la mode des Varangs. Il se fortifiait, lui, pour les prochains combats, disait-il, entre des invectives à l'adresse de Théoctiste et d'Ignace. Il faisait tâter le roulis de ses muscles sous la peau velue des bras. Alors Euphrosyne invoquait Christ, en criant qu'elle n'avait jamais vu d'homme aussi fort.

Quand les deux femmes se retrouvaient seules ensemble, l'adoles

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