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un des théoriciens les plus connus de l'armée allemande, répondit par une brochure intitulée : Volksheer, nicht Volkswehr (Pas de milice, mais une armée), dans laquelle il crut en imposer au public en le prenant de très haut à l'égard de M. Bebel, comme une « Excellence » se croit en droit de le faire vis-à-vis d'un député socialiste : « M. Bebel, dit-il avec une exquise urbanité, prétend que le plus grand nombre des généraux de la Révolution française étaient dépourvus de toute expérience militaire. Cela est absolument faux ». Et, pour corroborer cette opinion bien inattendue, il cite quelques exemples plus inattendus encore. Carnot et Berthier, dit-il, étaient officiers; Dumouriez et Kellermann étaient généraux au début de la Révolution; Bessières, Moncey, Lefebvre, Grouchy, Macdonald, Bernadotte, Augereau, Ney servaient alors comme « simples soldats » ! Quant à Davout, il était officier dès 1785; et Soult et Mortier furent nommés officiers en 1791.

Le général aurait été plus prudent s'il avait prévu que M. Karl Bleibtreu entrerait en lice. M. Bleibtreu, un des historiens militaires les plus justement appréciés de l'Allemagne, est en effet un homme très dangereux dans la discussion; nul n'est plus soucieux de l'exactitude rigoureuse, ni plus solidement documenté. Il répondit par une brochure intitulée : Le tsar libérateur; un mot pour la milice contre l'armée permanente, œuvre peut-être un peu confuse, mais contenant de précieux renseignements, et infligeant au général une longue série de rectifications cruelles (1).

En ce qui concerne les exemples que je viens de reproduire, M. Bleibtreu répond, en effet, que Carnot fut, non pas un chef d'armée, mais un organisateur, et ne fit, en cette qualité, rien de plus que le civil Gambetta; que la valeur de Berthier a été fort surfaite (je ne saurais, il est vrai, souscrire à ce jugement que Napoléon lui-même, homme plutôt compétent et malaisé à satisfaire, infirmait en dictant dans ses Mémoires : « Berthier avait toutes les facultés d'un bon chef d'état-major >>); quant à Dumouriez et Kellermann, le premier aurait achevé de moisir dans l'oubli sans la Révolution, et, au surplus, mieux eût valu qu'il ne devint pas général; Davout était, en 1785, non pas officier, mais élève à Brienne, et commença sa carrière comme volontaire, chef d'un bataillon de la garde nationale; quant à Mortier, «< homme sans valeur », et à Soult, « un homme de génie », s'ils devinrent officiers en 1791, il est difficile de contester qu'ils fussent des fruits de la Révolution; enfin, les autres généraux cités par Boguslawski n'étaient que des sabreurs, sauf Hoche, Masséna et Jourdan, «< véritables talents »; mais, en tous cas, du moment qu'ils étaient << simples soldats » en 1791, la thèse de M. Bebel subsiste en entier ; ils n'avaient aucune instruction militaire théorique, lorsqu'ils furent littéralement improvisés généraux.

Je ne saurais suivre ici M. Bleibtreu dans la longue énumération (1) Der Zar Befreier, ein Wort für Volkswehr gegen stehendes Heer. Stuttgart, Dietz, 1898.

de ces généraux révolutionnaires, sous laquelle il écrase impitoyablement son contradicteur. Je me bornerai à rappeler les exemples les plus caractéristiques, en renvoyant soit à sa brochure, soit aux belles pages que M. Albert Sorel a consacrées aux volontaires de 1792 dans L'Europe et la Révolution française (1).

C'est d'abord Hoche, palefrenier des écuries royales, qui est trompé par un racoleur et engagé à son insu; «< il accomplissait les besognes les plus pénibles, pour gagner quelque argent, afin de pouvoir acheter des livres et payer des camarades qui montaient ses gardes » pendant qu'il développait son instruction rudimentaire ; il fallut la Révolution pour faire de lui un officier. Il en était de même de Marceau, clerc de procurcur, engagé à seize ans, congédié comme sergent en 1789 et rengagé en 1792. De même encore Victor, Oudinot, Lecourbe, Jourdan, Masséna, Murat (un maréchal-des-logis cassé!), Soult, Ney, Bernadotte, et d'autres qui furent plutôt des soldats heureux, comme Lefebvre, Augereau; tous ceux-là étaient, quand la patrie fut déclarée en danger, simples soldats ou sergents, les uns au service, les autres déjà congédiés, et n'avaient jamais entrevu l'épaulette dans leurs rêves.

Et parmi les gardes nationaux de 1791 et les volontaires de 1792 qui n'avaient encore jamais porté le fusil, nous trouvons : l'avocat Moreau, l'apprenti teinturier Lannes, le peintre Gouvion SaintCyr, le perruquier Bessières; la série des grands cavaliers, dignes émules de Murat, Lassalle, le conventionnel Milhaud, l'étudiant Pajol, Caulaincourt, Laferrière; puis, l'étudiant Joubert, le fabricant Suchet, le publiciste Brune, le sculpteur Franceschi, l'aubergiste Decaen, le grainetier Leclerc, le professeur Duhesme, le valet de chambre Hullin, Sébastiani, un fils d'artisan; les étudiants Junot, Mortier, Morand, Maison. De même, Molitor, Legrand, Dorsenne, Claparède, La pisse, Dejean, Mouton, Clauzel, Drouet d'Erlon, Exelmans, Oudinot, Compans, Barbanègre, Cambronne, Daumesnil, Vandamme et Pacthod, qui se couvrit de gloire à la Fère-Champenoise, avec sa division de garde nationale, tous ceux-là, et bien d'autres que je passe pour ne pas allonger démesurément cette liste, s'engagèrent au début de la Révolution, quittant les carrières les plus diverses, et sans se douter euxmêmes qu'il y avait en eux l'étoffe de grands généraux (2).

(1) Paris, Plon, 1895.

(2) La liste qu'on vient de lire n'est qu'une reproduction abrégée de celle que donne M. Bleibtreu, dont on ne saurait trop reconnaître la conscience d'historien. Je dois toutefois relever une légère erreur commise par cet auteur. Parmi les volontaires de la Révolution, il cite Drouot, dont il dit « Drouot ne fut nommé sous-lieutenant de la garde nationale qu'en juillet 1793, pour devenir plus tard le plus grand général d'artilleric de tous les temps. » Napoléon, d'ailleurs, a dit lui-même : « Il n'y avait pas, je crois, deux officiers dans le monde pareils à Murat pour la cavalerie et à Drouot pour l'artillerie. >> Or, s'il est vrai que le futur aide de camp de l'empereur était de l'extraction la plus modeste, il n'en était pas moins un officier de profession, des plus instruits. Fils d'un boulanger qui avait onze autres enfants, il fit les études les plus brillantes, malgré la misère des siens; chaque soir, une fois rentré du collège, il lui fal

Il en avait été de même de Washington, un planteur qui se vit brusquement nommé général en chef à l'âge de 43 ans, et qui vain. quit des généraux réputés.

De même encore, lors de la Révolution d'Angleterre. Le brasseur Cromwell monta en selle pour la première fois à 42 ans. Il ne fut pas seulement un homme d'Etat, mais aussi un stratège de premier ordre, le véritable créateur de la tactique de cavalerie. Ses lieutenants Ireton et Lambert étaient étudiants; Harrisson était boucher. Et que dire de ces colonels de son armée : Okey, un chauffeur; Pride, un charretier; Fox, un chaudronnier; Harvey, un marchand de soieries? Blake, son grand amiral, était un professeur âgé de 50 ans ; il battit la flotte royale du prince Ruprecht, lequel se montra plus tard un bon marin, défit les Hollandais commandés par des chefs illustres comme Tromp et Ruyter, brûla une flottille turque à Tunis, captura les galions espagnols à Santa-Cruz.

De même encore Gorgei, le héros de l'insurrection hongroise de 1849, était un chimiste (il est vrai que le journal militaire autrichien le Wehr-Zeitung à voulu faire de lui un ancien lieutenant, mais luimême a déclaré à la Gazette de Francfort n'avoir jamais été officier, et il devait en savoir quelque chose).

Quant à la question de savoir si, dans une armée de milices, le commandant peut trouver les auxiliaires qui lui sont indispensables, un bon état-major dirigé par un bon chef, elle ne se pose même pas. Il ne s'agit plus ici, en effet, de mettre la main sur un homme de génie, qu'un hasard a fait naître, et qu'un autre hasard a placé à l'endroit où ses facultés trouveront leur emploi, mais seulement de dresser des hommes intelligents à un métier déterminé, au moyen d'une éducation méthodique, et d'une pratique se rapprochant le plus possible de ce qu'ils auront à faire en campagne.

lait porter le pain chez les clients; faute de lumière, il ne travaillait le soir que quand la lune le lui permettait, et le matin il se remettait à l'étude à la lueur du four. Il se destinait aux ordres. Mais la proclamation de la patrie en danger transforma sa vocation. En 1793, il entra le premier à l'Ecole d'artillerie de Châlons, à la suite d'un examen si brillant, que Laplace embrassa le jeune paysan, dont un éclat de rire avait salué l'arrivée, et que lui-même était allé avertir, croyant que Drouot s'était fourvoyé par mégarde parmi les candidats. Un mois après, Drouot était nommé second lieutenant au 1er régiment d'artillerie à pied; il fut capitaine en 1796 et chef de bataillon seulement en 1804, au cours de sa huitième campagne.

Il est remarquable qu'il en fut de même de tous les grands artilleurs de cette époque. Eblé, fils d'un officier d'artillerie, fut nommé sergent en 1775 et lieutenant en 3 en 1785, sur la proposition de Gribeauval. Senarmont sortit en 1785 de l'école d'artillerie de Metz, et était lieutenant en 1er en 1592, ainsi que Valéc, qui sortait, comme Napoléon, de l'école de Brienne. Gassendi, le savant, Lariboisière, à la fois organisateur et tacticien, et Sorbier, le véritable créateur de l'artillerie à cheval, étaient en 1788 lieutenauts au régiment de La Fère avec Bonaparte. Marmont et Foy passèrent plus tard par les écoles de l'artillerie. Enfin l'Ecole polytechnique fournit à la Grande-Armée Berge, Gourgaud et Duchand, le héros de Waterloo.

Or, milice ne signifie pas anarchie, absence d'organisation. Il existe un état-major, en Suisse, et précisément on verra qu'il s'acquitte de sa tâche du temps de paix d'une manière qui oblige à le classer tout simplement au premier rang en Europe; quelle raison aurait-on de supposer qu'il deviendra incapable, précisément le jour de la mobilisation?

Il est à remarquer qu'en Suisse et il en serait de même d'une armée organisée d'une manière analogue — l'état-major est dans une situation toute privilégiée en ce qui concerne sa tâche fondamentale, qui est la préparation à la guerre. Il n'est pas absorbé par le « service courant »>, qui oblige nos officiers à gaspiller leur intelligence en paperasseries inutiles; ou, du moins, ce service courant se réduit au strict nécessaire, à la préparation des manœuvres, et l'on verra plus loin que ces dernières reçoivent en Suisse un développement qu'on ne saurait leur donner nulle part ailleurs. L'état-major d'une grande puissance militaire est obligé de se tenir prèt à combattre sur vingt théâtres d'opérations différents, et d'examiner pour chacun d'eux autant d'hypothèses diverses. Celui d'une armée de milices n'a à considérer qu'un théâtre d'opérations, celui qu'il peut parcourir sans cesse, sur lequel il manœuvre, et qu'il aura à défendre : le territoire national. Il est le seul pour lequel les grandes manœuvres soient véritablement les répétitions générales de la guerre, et se confondent avec la préparation à la guerre : qu'on se souvienne de nos officiers de 1870, bien pouvus de cartes d'Allemagne, mais réduits à subir l'invasion, et s'apercevant alors qu'ils ne possédaient aucune carte de France.

En résumé, les grandes crises font ressortir les hommes de génie ou de talent supérieur où il s'en trouve : car où il n'y a rien, le roi perd ses droits. On peut même affirmer que, dans une période semblable, quand une nation combat pour l'existence, les institutions permanentes du temps de paix tendront plutôt à empêcher ces hommes exceptionnels de se mettre en valeur. Qu'il s'agisse d'organisation, le nom de Gambetta, celui même de Carnot (un simple chef de bataillon) montrent quelles énergies latentes sommeillent dans un grand peuple, attendant l'occasion de se produire; pour la conduite des armées, on citera Cromwell, Blake, les généraux de la Révolution; pour la réunion de ces deux ordres de talents, enfin, Napoléon. A quoi serait-il arrivé, en effet, dans notre armée du temps de paix, cet officier indiscipliné, sans orthographe, sans conduite et sans tenue, sinon à la non-activité par retrait d'emploi, dès le grade de licutenant? Il fallut la Révolution, la destruction de toute institution militaire permanente pour lui permettre d'émerger pour le malheur de son pays et de l'Europe entière. Et à 27 ans, il se montra le plus grand des généraux; à 31 ans, il transforma Torganisation de la France, lui imprimant ce caractère césarien que, maintenant encore, nous avons tant de peine à essayer d'abolir.

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Ainsi rien ne distingue une milice d'une armée permanente, en ce

Insurrections et guerres

qui concerne la possibilité d'avoir un bon commandement suprême, appuyé sur un bon état-major. Et par là se trouve réalisée la dernière des conditions indiquées plus haut, et qu'elle doit remplir pour être capable de remplir sa mission.

Une histoire, sérieusement documentée, des luttes soutenues par d'indépendance. des armées improvisées, serait, même en la réduisant au résumé le plus sec, une œuvre démesurée ; autant écrire l'histoire de toutes les insurrections, de toutes les « guerres d'indépendance ». Elle serait d'ailleurs fort difficile à écrire, car cette étude exige un soin et un esprit critique tout particuliers. Non-seulement, en effet, les levées improvisées sont flétries par les écrivains du parti adverse, mais elles n'échappent même pas au dénigrement de la part de certains de leurs compatriotes. Les esprits conservateurs, ainsi que les officiers, ont peu de tendresse pour elles; et, toute idée de mauvaise foi étant écartée, on conçoit que les événements puissent être présentés d'une manière peu avantageuse pour des gens et des institutions contre lesquels on nourrit un préjugé politique ou professionnel.

Ce qui est certain, c'est que ces guerres, même soutenues contre des armées permanentes, ont été souvent victorieuses, toujours glorieuses. Et cela n'est pas étonnant; car le peuple qui, manquant de tout, affronte une armée régulière pourvue de tout, montre par là même qu'il est animé de cette conscience de son bon droit, de cette exaspération suprême, qui comptent parmi les premiers facteurs de la victoire. Or, tel serait à l'avenir, et avec la préparation en plus, le cas d'une Suisse combattant pour sa liberté (1).

Je négligerai, dans ce qui suit, les nombreux mouvements insurrectionnels qui ont culbuté, souvent avec la plus surprenante rapidité, des gouvernements appuyés sur des troupes solides. Ce cas est celui de la guerre des rues, pour laquelle aucune armée n'est faite, la milice pas plus que l'armée permanente. Dans cette guerre, en face d'un peuple en fureur, la supériorité de l'armement est la seule chance que l'armée puisse avoir pour elle.

Je me bornerai donc à choisir quelques exemples parmi les guerres proprement dites, c'est-à-dire parmi les luttes prolongées, soutenues en rase campagne, et ayant donc exigé la mise en œuvre de toutes les ressources de l'art militaire, de tous les moyens d'action que les militaristes considèrent comme le monopole des armées permanentes. Ces exemples, je les emprunterai de préférence à des écrivains militaires allemands, d'une autorité reconnue. Ces derniers sont, en effet,

(1) Voir, par exemple, l'insurrection polonaise de 1794. Un témoin oculaire, le général prussien von Seydlitz, écrivait à propos des bandes héroïques de Kosciuszko : « On ne saurait passer sous silence ce fait, que le troisième rang de l'infanterie russe, qui était armé de piques, se débandait peu à peu presque en entier, tandis que les insurgés, qui n'avaient que des piques, tenaient beaucoup mieux, »

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