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Le fait important, c'est que : Premièrement, cette instruction est aussi mal comprise que possible, en ce qui concerne le programme des matières enseignées ;

Et, en second lieu, le temps passé sous les drapeaux, et qui devrait être consacré uniquement à cette instruction et à l'exécution des corvées et services strictement indispensables, est en majeure partie gaspillé de toutes les manières.

Il est impossible d'entrer ici dans le détail de l'instruction propre à chaque arme; tout ce que je puis faire, c'est d'indiquer, par quelques exemples choisis entre mille parmi les errements actuels, dans quel esprit il conviendrait de modifier ces errements.

A quoi peut bien servir le maniement d'armes qu'on enseigne peniblement aux fantassins?

On l'a déjà notablement simplifié, il est vrai. J'ai vu, dans ma première enfance, pratiquer des mouvements aujourd'hui abolis, et qui constituaient de vrais tours de force. Tel l'ancien port d'armes (l'arme reposant sur la crosse, verticale et d'équilibre, dans la paume de la main droite). On admettait qu'il fallait deux bons mois à un conscrit pour s'en rendre maître ; et c'était un spectacle bien étonnant que de voir de pauvres diables exécuter le « pas ordinaire » (décomposé), dans cette position d'équilibre éminemment instable. On a supprimé tout cela, et on a bien fait. Il faut maintenant supprimer le

reste.

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Quel besoin le soldat a-t-il, en effet, de savoir jongler avec son fusil? Les Allemands — l'armée classique du Drill, c'est-à-dire du dressage mécanique ne connaissent plus que deux positions pour le fantassin l'arme au pied et l'arme sur l'épaule. L'empereur, quand il passe une revue, ne s'offre plus la satisfaction de faire exécuter un maniement d'armes impeccable, mais inutile, et se considère comme suffisamment honoré par des troupes reposées sur les armes. Qu'on n'objecte pas l'utilité du maniement d'armes pour discipliner les troupes. On peut arriver au même résultat par l'exécution de n'importe quel mouvement d'ensemble. Les assouplissements, la marche au pas et les changements de direction, les quatre mouvements réellement nécessaires du maniement d'armes (mettre l'arme sur l'épaule, reposer l'arme, croiser la baïonnette, apprêter l'arme), en voilà plus qu'il n'en faut pour permettre à l'instructeur le plus exigeant de tenir ou de reprendre sa troupe en mains.

Pourquoi enseigner aux fantassins (quand il y a de l'artillerie dans la garnison) la charge du canon de campagne? est-ce pour leur faire croire que le métier d'artilleur consiste à faire « à bras en avant » (en décomposant!)?

Et les élèves de l'Ecole d'application de cavalerie, croit-on qu'ils aient besoin de connaitre l'exécution des bouches à feu de siège? Il est bien certain qu'ils n'auront jamais à diriger le tir de ces canons

(ce que d'ailleurs on ne leur enseigne pas). On suppose donc sans doute qu'un d'entre eux pourra un jour, à la suite de je ne sais quels désastres, remplir auprès d'une de ces pièces les fonctions de servant, c'est-à-dire, bien entendu, d'auxiliaire? Mais alors, il lui suffira de regarder les camarades pour savoir le peu qu'il aura à faire; quant à ce qu'il en aura appris à Saumur, il y aura belle lurette que ce scra oublié.

Et dans l'artillerie ! J'ai entendu des plaintes au sujet de la difficulté de former les canonniers en trois ans ! Mais qu'on se décide donc ne faire d'eux que des canonniers aptes au service de guerre, et l'on verra de combien ce service, ou même celui de deux ans, est trop long.

Le malheur est qu'on veut faire d'eux, à la fois des fantassins, des cavaliers, des canonniers, des sapeurs et des savants par-dessus le marché ! On exerce les servants à l'escrime à la baïonnette, à l'école de compagnie! On enseigne aux conducteurs l'école de peloton à cheval, le saut d'obstacles: on n'a pourtant jamais vu une pièce attelée sauter une haie ou un fossé!

On leur demande de savoir non seulement les détails les plus inutiles, les données numériques les plus fastidieuses concernant le matériel, mais de pouvoir donner des explications qui exigeraient qu'ils connussent la mécanique et la balistique. J'ai entendu un général inspecteur demander à un canonnier quel poids d'huile contient la burette d'une bouche à feu, et quel poids de vieux chiffons une batterie emporte pour le nettoyage de ses canons. Un autre pressait de questions un malheureux servant sur le fonctionnement de la fusće d'obus; n'obtenant pas de réponse satisfaisante, il exprima, devant la batterie, un très vif mécontentement au capitaine, qui répondit tranquillement : « Mon général, les fusées fonctionnent quand même. » Fait remarquable, le général, pourtant un des moins endurants que l'artillerie ait possédés, empocha la leçon sans punir le capitaine, contrairement à l'attente des assistants: il avait compris.

Toutes ces instructions inutiles, données à tort et à travers à des hommes qui n'en ont que faire, sont à supprimer purement et simple

ment.

Il faut appliquer dans l'armée, comme dans toute organisation moderne, le principe de la division du travail. Cela est d'autant plus facile que, sur les centaines de milliers d'hommes que fournit le service obligatoire, toutes les variétés d'aptitudes se rencontrent à foison; en choisissant convenablement dans le personnel, on peut donc trouver de quoi fournir à chaque emploi autant de titulaires et de suppléants qu'il en est besoin, tous dressés spécialement en vue de cette tâche déterminée.

C'est une habitude invétérée dans notre armée, que de vouloir rendre les hommes «< interchangeables » ; mais c'est une erreur des plus dangereuses. Les soldats et les cadres doivent être spécialisés avec le plus grand soin. Ne pas oublier le dicton : bon à tout, bon à rien.

La permanence des fonctions.

De là résulte évidemment que les soldats doivent être maintenus, comme réservistes et territoriaux, dans leur spécialité première, c'est-à-dire dans les fonctions dont ils ont reçu l'instruction spéciale ou du moins dans des fonctions analogues (1). L'importance de cette règle tombe sous le sens elle ne devrait pas souffrir d'exception.

Or, je demande à tous ceux qui ont passé par l'armée s'il en est ainsi. Pour ma part, j'ai vu arriver comme réservistes dans l'artillerie à pied d'anciens marins (et non des canonniers, mais bien deux gabiers!), des zouaves, des dragons! Ainsi, on dépense de l'argent et des soins de toute nature pour enseigner l'équitation à un homme que l'on avait peut-être choisi parce qu'il avait déjà antérieurement l'habitude du cheval; après quoi, on le verse comme réserviste, dans une batterie de forteresse, où son défaut d'instruction spéciale le fait employer comme auxiliaire, c'est-à-dire comme simple manœuvre, à l'égal des dispensés dépourvus de toute instruction militaire! Ne valait-il pas mieux l'utiliser dans le train?

Par contre, dans l'artillerie de campagne, il m'est arrivé de commander une section dans une batterie qu'on avait exclusivement composée de réservistes, en manière d'expérience; sur sept brigadiers, cinq sortaient des batteries à pied, et n'avaient donc jamais monté à cheval. Nous fimes ce jour-là, une bien mémorable marche en bataille au trot, heureusement sans accident!

Tant que de semblables négligences seront possibles dans le service du recrutement, on ne pourra évidemment songer à réduire le temps passé sous les drapeaux. Ou plutôt, si, on le pourra; car, dans ces conditions, il est tout à fait indifférent que les hommes servent cinq ans, ou trois, ou deux; ne pas maintenir les réservistes dans leur spécialité d'origine, c'est la négation même du système des réserves, c'est-à-dire du service obligatoire.

Le service du recrutement n'est pas seul coupable de cette mauvaise utilisation de nos contingents.

Voici, par exemple, pour les bureaux du ministère. Les ingénieurs des mines sont, en principe, officiers de réserve d'artillerie; et on les affecte à des établissements, où ils remplacent, à la mobilisation, des officiers d'artillerie qui deviennent disponibles pour l'armée d'opérations. Un d'eux me disait qu'à chacun de ses stages, il avait en vain demandé à être envoyé dans l'établissement auquel il est affecté, pour apprendre ses fonctions du temps de guerre. Comme il porte l'uniforme d'artilleur, on l'expédiait régulièrement aux écoles à feu, qui ne pouvaient l'intéresser en rien. Il ne faut pas oublier que les écoles à feu coûtent fort cher: voilà de l'argent bien employé!

On ne saurait imaginer, d'autre part. à quelles absurdités du même genre a conduit la manic d'égalité mal comprise qui est la marque distinctive de la loi de 1889.

(1) Cette restriction a sa raison d'être, les diverses armes n'utilisant pas la même proportion de réservistes.

Chacun sait, par exemple, qu'un des principaux mobiles qui dirigèrent alors le législateur fut la volonté arrêtée d'imposer le service militaire aux séminaristes : « Les curés, sac au dos » fut en quelque sorte, un mot d'ordre électoral et législatif.

Sans doute, je suis le dernier à vouloir soustraire les séminaristes à l'obligation de concourir à la défense du pays. Ils figurèrent au nombre de 1,900 environ dans le contingent qui suivit le vote de la loi, tous jeunes gens bien conformés, par nécessité d'état ; et 25 contingents de 1,900 hommes font, en tenant compte des déchets annuels, plus de 36,000 hommes, la valeur d'un fort corps d'armée.

Mais encore faut-il utiliser cette force rationnellement. Une armée a aussi impérieusement besoin d'infirmiers et de brancardiers que de combattants, et il est naturel d'employer les ecclésiastiques à ces fonctions, ce qu'on fait d'ailleurs. Cela ne constitue nullement un privilège, car les brancardiers d'un corps de troupe n'échappent à aucune des misères, à aucun danger des combattants: ces derniers, au combat, ont même sur eux l'avantage d'être soutenus par l'action, par cette idée que, s'ils reçoivent des coups, ils en portent aussi, et ne restent pas inertes sous le feu comme des cibles.

Cela étant, quelle raison y a-t-il d'astreindre les séminaristes à une année de service au régiment? Aucune autre que le désir de leur être désagréable. Et il y a, par contre, une raison excellente de les en dispenser, c'est que, pour leur enseigner pendant un an le maniement d'armes et le combat en ordre dispersé, dont ils n'ont que faire, il en coûte à l'Etat environ 800 francs par séminariste et par an, soit au total environ un million et demi, alors qu'il suffirait d'un stage de trois ou quatre semaines dans un hôpital militaire pour leur mon. trer le peu qu'ils doivent savoir : ramasser et transporter les blessés sur le champ de bataille en les faisant souffrir le moins possible.

De même pour les étudiants en médecine. On gaspille les deniers publics à leur enseigner ce qu'on ne leur demande pas de savoir ensuite, puisqu'au moment même de la mobilisation, ils déposeront leur fusil, pour prendre les fonctions de médecin auxiliaire. Le plus joli est que la seule instruction militaire dont ils auraient besoin, l'équitation, ne leur est pas enseignée, puisque la plupart d'entre eux font leur année de service dans les troupes à pied. J'en sais un qui a servi comme sapeur au régiment des chemins de fer!

Comment qualifier ces pratiques, sinon d'incohérentes ?

Ainsi, on peut réaliser une première et grande économie de temps, en limitant les matières enseignées à ce qui est nécessaire, et en veillant à ce que les hommes, une fois instruits et spécialisés, soient exclusivement chargés, par la suite, des fonctions auxquelles on les a préparés.

Mais cette économie serait peut-être dépassée encore par celle qu'on obtiendrait en supprimant toutes les occupations profondément inutiles auxquelles on astreint les soldats, ainsi que les nombreux em

Ateliers et embusqués.

plois, n'ayant rien de militaire, dans lesquels les débrouillards se casent pour échapper au service courant.

Ces derniers emplois sont la plaie de l'armée. Le profane ne se doute pas de tout ce qui existe dans un régiment: musiciens, ordonnances, plantons, scribes, lithographes, tailleurs et cordonniers, jardiniers, sans compter tous les corps d'état du bâtiment, maçons, charpentiers, menuisiers, peintres, et combien d'autres encore, s'ingénient à « se défiler », et y parviennent merveilleusement. C'est un sujet de protestations incessantes de la part des rapporteurs du budget de la guerre. Celui de 1897 reproduisait des rapports de généraux signalant, par exemple, telle compagnie qui, sur un effectif de 121 hommes, en comptait 37 à la manœuvre, et 84 indisponibles, presque tous des « embusqués ». Le rapporteur de 1898 se borne à faire allusion à << la plaie des embusqués », comme à un mal chronique et bien connu de tous... Tant que nous conserverons une armée permanente, il faudra faire impitoyablement la chasse à cet abus. Une des grandes supériorités de la milice est qu'il ne peut même pas s'y produire.

Ce qui fait que, malgré toutes les prescriptions, ces emplois tendent toujours à pulluler, c'est que, si l'on ne va pas au fond des choses, beaucoup d'entre eux présentent l'apparence de l'utilité, de l'économie. Un régiment finit par prendre l'aspect d'une usine, ou d'une sorte de grande coopérative de production et de réparations, et on entend fort bien un colonel se féliciter de ce que sa troupe se suffit à ellemême, sans l'intermédiaire des ouvriers ou de certains marchands de la localité : ce n'est plus sculement une « grande famille » c'est un petit Etat dans l'Etat !

Je n'insiste pas sur les inconvénients militaires de ce système : tout a été dit sur ces soldats qui oublient leur métier de soldat, et sur les cadres qui se rouillent à commander des unités-squelettes.

La raison qui empêche d'en finir avec cet abus est moins dans les petites commodités que d'aucuns y trouvent, que dans les bonnes intentions qui le font perpétuer: en croit ménager les deniers de l'Etat en faisant faire quantité de choses à la caserne plutôt qu'au dehors. C'est là une grande erreur, tenant à co qu'on néglige ici, comme dans tous les établissements militaires, de tenir compte des frais généraux.

Sans doute, une imprimerie régimentaire ou de bataillon, une fois que la presse est payée, ne semble coûter que le papier et l'encre. Mais le soldat (sinon même les soldats) qu'on y emploie, n'est-il pas entretenu par le budget? Et à quel rendement correspond le travail de ces ateliers qui, naturellement. ne sont occupés que d'une manière intermittente! Et, outre le temps, n'y gaspille-t-on pas des matières, dans une toute autre proportion que ne le font les ateliers privés ? Sans aucun doute, s'il était possible d'établir des prix de revient réel pour leurs produits, ceux qui les organisent seraient étonnés de constater à quel point ils représentent le contraire d'une économie.

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