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moins salutaire des institutions. Si nous sortons vainqueurs de ce grand combat, si la justice et la vérité l'emportent, quelle tâche s'offre ou plutôt s'impose à nous!

Quiconque a gardé au cœur le moindre souflle du libéralisme de nos pères, quiconque voit dans la République autre chose que le marchepied de sordides ambitions, a compris que le seul moyen de préserver le modeste dépôt de nos libertés acquises, le patrimoine si peu ample de nos franchises héréditaires, c'est de poursuivre sans relâche l'œuvre de justice sociale de la Révolution. A cette heure on ne peut plus être un libéral sincère, consciencieux, qu'à la condition de faire publiquement et irrévocablement adhésion au parti de la Révolution. Cela, pour deux raisons: parce que tout se tient dans une société et que la liberté n'est qu'une forme vide et un vain mot, un trompe-l'œil hypocrite, tant qu'on ne lui donne pas sous forme d'institutions les conditions sociales de sa réalisation individuelle; puis, parce que le peuple seul a gardé quelque foi, quelque idéal, quelque générosité, quelque souci désintéressé de la justice et que le peuple, par définition, nécessairement, est révolutionnaire et socialiste.

Donc l'affaire aura eu ce bienfaisant résultat de faire prendre position sur ce terrain large et solide à ceux qui avaient bien l'intuition de ces vérités, mais que des scrupules ou des timidités retenaient et qu'il n'a pas fallu moins que l'appel pressant d'un grand devoir pour arracher aux charmes morbides du rêve et de l'inaction. Avant d'entreprendre une à une les innombrables réformes qui constitueront le programme du nouveau parti et qui figurent sur les cahiers du travail, il faudra déblayer le sol. Il serait impossible de conquérir, fût-ce une parcelle de justice, en laissant subsister la menace des lois d'exception de 1893-1894. C'est le premier coup de pioche qu'il faudra donner.

Tous, nous le sentons. Tous, nous l'avons dit et répété aux applaudissements du peuple dans ces réunions publiques que n'ont blâmées ou raillées que ceux qui n'y sont pas venus et où s'est scellée l'alliance féconde entre les travailleurs intellectuels et les travailleurs manucls sur la base commune de la conscience et de la science mises au service du progrès. Il y a là des engagements qui ont été pris, qui devront être, qui seront tenus, et tout le monde en est si convaincu que le Comité d'une Association qui a mené avec courage le bon combat, mais qui est loin de représenter l'élément avancé, le Comité de la Ligue des Droits de l'Homme et de Citoyen, a nommé une commission de cinq membres pour étudier, tout d'abord dans leur application, les lois d'exception de 1893-1894 et pour lui présenter ses conclusions dans un rapport.

Bon espoir donc et à l'œuvre! De l'excès du mal naîtra le mieux. C'est au feu de la bataille que se forgent les armes bien trempées. Nous

avons vu, nous avons subi les crimes d'un militarisme aussi contraire aux intérêts de la défense nationale qu'aux libertés publiques. Nous voyons apparaître à l'horizon le fantôme arrogant d'un césarisme clérical comme le monde n'en a pas connu. Le danger est grand. Grand doit être notre courage. On n'arrête pas le progrès. L'humanité vit de justice et de liberté. Ce sera assez pour nous d'avoir donné notre effort et, s'il le faut, notre vie, pour une telle cause. FRANCIS DE PRESSENSÉ

Documents

sur l'application des Lois d'exception de 1893-94

Six mois. · Déjà! Depuis qu'ici même je plaidai la cause des victimes des lois scélérates.

Six mois ne sont rien, pour qui les vit en liberté, même dans les plus pénibles conditions; mais six mois au bagne, sous le revolver des gardechiourme, avec la tâche surhumaine qu'il faut abattre, la nourriture malpropre et insuffisante, les fièvres d'un climat malsain, six mois d'une telle existence sont un long supplice.

Ce qu'est la vie au bagne, les extraits d'une lettre d'un condamné pour association de malfaiteurs, qui subit actuellement sa peine à la Guyane, en donneront un faible résumé :

« J'ai quitté les lles et je suis dans cette infecte capitale de la Guyane qu'on appelle Cayenne.

Il va m'être possible de faire connaître comment l'homme est traité, depuis St-Martin-de-Ré jusqu'ici et même jusqu'à sa « crevaison », comme on nous dit

ici....

Nous crevons littéralement de faim! C'est au point que le manque de nourriture est plus terrible que le climat. Le dimanche, le mardi et le jeudi, le matin à 10 heures, on reçoit chacun un quart de riz cuit à l'eau; le soir à 5 heures, un peu de viande et deux quarts de bouillon qui prétend être gras. Le tout n'est pas mangeable et les trois quarts des détenus, ne pouvant arriver à manger ces saletés, les jetlent.

Le lundi et le vendredi, le matin, un peu d'endaubage; le mercredi et le samedi, un peu de lard le matin, et, les quatre soirs, deux quarts chacun de bouillon de légumes secs, pois, haricots ou lentilles.

Chaque jour, on nous, donne 750 grammes de pain, c'est l'unique chose qui soit mangeable! Le reste ne vaut autant dire rien et je suis certain qu'il y a en France les trois quarts des chiens qui sont mieux nourris que nous. Voilà ce qui tue le forçat, beaucoup plus que le climat : mauvaise nourriture, manque de nourriture. sans oublier le travail et les balles de revolver!

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Il y a des chantiers forestiers où les détenus sont obligés de partir au travail le matin avant 6 heures; ils pataugent dans l'eau et dans la vase, souvent jusqu'à la ceinture, sans avoir une bouchée de pain dans les tripes jusqu'à 4,5 ou 6 heures du soir. S'ils ne vont pas assez vite à travailler, il y a de ces contremaîtres qui les triquent jusqu'à plus soif, et si le soir, en rentrant, la tâche n'est pas faite, on les colle au cachot et aux fers en ne leur donnant qu'un petit

morceau de pain et quelquefois rien, coups.

sans préjudice d'une distribution de

Quand les hommes sont esquintés par tous ces procédés el qu'ils ne peuvent plus remuer, on les envoie aux Iles du Salut, à l'hôpital, et il y en a peu qui s'en relèvent! Chaque jour, les canoliers jettent au moins une victime aux requins et chaque convoi qui arrive de France comble à peine le vide qui s'est fait d'un convoi à l'autre.

Ici, il tombe de l'eau pendant neuf mois de l'année et, qu'il fasse n'importe quel temps, il faut aller quand même au travail. Ainsi, j'ai vu être mouillé pendant 15 jours du matin au soir et, le soir en rentrant, sec ou mouillé, il faut tout de même se coucher sur le lit de camp avec une couverture...... »

Et les malheureux frappés par les lois scélérates sont loin d'être au bout de leurs souffrances! Pourtant, s'ils savaient, un faible espoir les réconforterait : l'opinion publique s'est orientée vers eux, la curiosité a succédé à l'indifférence. Maintenant qu'on s'est ému, il faut agir: il faut tirer du bagne ces victimes.

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Dans mon article de La revue blanche du 15 juillet 1898, je n'ai rien exagéré; je suis resté au-dessous de la vérité. J'ai eu grand soin de n'avancer rien dont je ne sois sûr, sachant que la moindre erreur de détail discréditerait l'ensemble de mon étude.

Il n'y a plus à hésiter. Ceux mêmes qui voudraient faire des réserves sur l'injustice et l'iniquité absolue de leur châtiment ne peuvent manquer de reconnaître que ces malheureux ont payé — et au delà ! - leur dette... si dette il y eut. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner leur situation actuelle et de comparer aux charges alléguées contre eux la peine qu'ils ont déjà accomplie, et celle qu'il leur reste à subir.

L'un des malfaiteurs d'Angers, Meunier, qui fut condamné à sept ans de travaux forcés et à dix ans d'interdiction de séjour pour la part active qu'il prit aux grèves de la région en août 1893 et pour avoir écrit une lettre de « bonne année » à un ami, est à la Guyane; sur ses sept ans de travaux forcés il en a subi près de cinq; encore un peu plus de deux ans et il sera libéré mais dans quelles dérisoires conditions ! De même que tous ceux qui ont une peine supérieure à sept ans de travaux forcés il sera astreint à séjourner à perpétuité dans la colonie et ne pourra jamais quitter la Guyane.

Chevry, son co-accusé, qui, pour avoir assisté à des soirées familiales et eu des velléités de coller des placards anarchistes, fut condamné à cinq ans de travaux forcés, aura bientôt terminé sa peine principale, il devra ensuite, subir la peine accessoire de dix ans d'interdiction de séjour et ce n'est qu'au terme de ces dix ans qu'il pourra quitter la Guyane.

Quant au troisième malfaiteur d'Angers, Philippe, il bénéficia de la loi de sursis; mais sa récente condamnation, à Lille, à un mois de prison, pour délit de presse, l'a rendu passible des cinq ans de détention qu'avait prononcés contre lui la cour d'assises de 1894; réfugié en Angleterre il ne peut donc rentrer en France.

Gabriel Monod, condamné à Dijon pour association de malfaiteurs, sous l'inculpation d'apologie de la mort de Carnot faite, après nombreuses libations, grâce aux excitations d'un agent provocateur, terminera ses cinq ans de travaux forcés en août 1899. Lui non plus ne quittera la Guyane ayant été condamné, outre ses cinq ans, à la relégation perpétuelle il sera versé à la section des relégués, c'est pour lui le bagae à perpétuité.

Le sort des deux condamnés de Laon, Vauthier et Lardaux, qui furent inculpés de la plus étrange des associations de malfaiteurs - association fomentée en maison centrale est aussi lugubre que celui de Monod : Quand ils auront terminé, l'un ses cinq ans de réclusion, l'autre ses huit ans de travaux forcés, ils seront jetés à la relégation, pour n'en sortir plus!

C'est l'existence que depuis trois ans mène Paul Bury à la Nouvelle-Calédo

nie quand il eut fini les quinze mois de prison qu'on lui octroya à Lille, pour quelques paroles qu'un commissaire de police avait affirmé subversives, il fut relégué aux bagnes calédoniens, pour la vie!

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Très probablement il sera rejoint prochainement par la dernière, en date, des victimes des lois scélérates : Mouysset, qui, à Milhau, en septembre 1897 fut condamné à un an de prison et à la relégation, doit être déjà embarqué à destination de la Nouvelle-Calédonie.

Liard-Courtois qui, pour avoir changé de nom, afin d'éviter les conséquences d'une condamnation pour délit de parole, fut, en 1894, à Bordeaux, frappé de cinq ans de travaux forcés, vient de terminer sa peine à la Guyane. Mais, ayant, lui aussi, de l'interdiction de séjour il ne pourra, d'ici cinq ans, sortir de Cayenne.

Ernest Grangé qui, victime, non des lois scélérates, mais de la scélératesse des lois, fut, en 1892, condamné à 12 ans de travaux forcés, à la stupéfaction de M. Roulier l'avocat général qui, en demandant un verdict sévère, escomptait deux ou trois ans de prison, est à la Nouvelle-Calédonie : il a sept ans de faits; il a encore cinq ans à accomplir; après quoi, malgré sa libération, il ne pourra quitter la colonie.

Quant à Girier-Lorion, son sort est plus pitoyable encore: il subit les cinq ans de réclusion cellulaire qui ont remplacé la peine de mort qui le frappa, en 1894, à la suite des massacres des anarchistes, aux îles du Salut.

Il est fou, à en croire les agents du gouvernement. Si oui, pourquoi le laisset-on au bagne?

Et la liste des victimes de l'arbitraire légal est loin d'ètre close.

En 1893, la Cour d'assises de la Seine condamnait a mort un anarchiste, Forêt, qui, à Saint-Ouen, avait tenter de s'approprier quelques lapins appartenant à la Compagnie l'Urbaine. Forêt fit aux jurés une « déclaration » anarchiste très brutale et les indisposa : ils oublièrent la peccadille dont on lui demandait compte et, ne voyant en lui que le théoricien, par ignorance des conséquences ils rendirent un verdict implacable, qui emportait la peine de mort. Les jurés en furent les plus ahuris et, de suite, ils signèrent un recours en grâce : le condamné fut gració de la guillotine; mais, pour un délit qui valait, au plus, quelques mois de prison, le malheureux est à la Guyane, pour la vie! Et Villisse? Encore un oublié. Ouvrier aux ateliers de la Compagnie d'Orléans, il fut renvoyé à cause de ses opinions; sans travail, aigri, un soir que la foule acclamait, place de l'Opéra, les marins de l'amiral Avelane, il tira en l'air un coup de revolver, en manière de protestation. Il fut, pour ce fait, frappé de cinq ans de réclusion.

A tous ceux-là, ajoutons Paul Reclus, qui, au « Procès des Trente », fut condamné à vingt ans de travaux forcés par contumace. Il n'a pas daigné purger sa contumace et venir se faire acquitter; il reste donc avec ses vingt ans de travaux forcés en perspective... et, à ce titre, sa place est marquée au nombre des victimes des lois scélérates.

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Un mot des autres condamnés du « Procès des Trente»: Ortiz et Chericotti. Ils avaient été impliqués dans le procès afin de justifier l'argumentation de l'accusation là, les théoriciens, ici les praticiens... Ils subirent seuls les conséquences de cette classification! En toute autre circonstance ils se seraient tirés à un meilleur marché de leur mauvais cas. Ne devrait-il pas leur en être tenu compte.

Après la récapitulation que je viens de faire, il me faut insister sur un point que je crains n'avoir pas assez précisé : les victimes que j'ai signalées ne sont pas les uniques victimes des lois scélérates. Il y en a eu d'autres, car ces lois n'ont plus d'exceptionnel que leur qualificatif : elles font partie intégrante de l'arsenal légal et les magistrats en usent aussi volontiers que des autres textes; si, trop rarement à leur gré, il leur est possible d'en faire de rigoureuses applications, tout au moins, presque journellement, elles leur servent à incarcérer arbitrairement et à maintenir en prévention des innocents qu'à regret il

leur faut, un jour ou l'autre, relàcher sans jugement. Et c'est cette accoutumance d'arbitraire qui est dangereuse.

Un de ces matins de janvier, à Tarare, un ouvrier brodeur, Colombin, a été arrêté sous le vague prétexte de propagande anarchiste. Dans quelques jours, le malheureux sera mis en liberté sans jugement, c'est la solution courante. Mais, d'ici là, sa femme et ses enfants auront souffert de la faim, et il y a des chances pour que la victime ne trouve plus de travail à sa sortie. Oui, les lois scélérates sont d'application normale.

Très succinctement, je vais grouper en série un certain nombre de faits qui étaieront mon dire. Je les choisirai postérieurs à l'avènement de Félix Faure, car, à remonter aux derniers mois de 1894, la besogne serait trop ardue, tant les arrestations arbitraires étaient alors fréquentes.

En septembre 1895, à l'occasion d'un pétard bourré de son et lancé par un malheureux détraqué, rue Lafitte, des perquisitions nombreuses et une demidouzaine d'arrestations furent faites à Marseille, pour association de malfaiteurs et sous prétexte de rechercher les auteurs d'un prétendu complot contre Rothschild.

Quelques jours après, Sébastien Faure, qui conférenciait dans la même ville, était perquisitionné sous un motif similaire, ainsi que Matha. Ce dernier fut même arrêté quelques heures.

Un mois plus tard, en octobre, à Toulon, un anarchiste, soupçonné de faire partie d'une association de malfaiteurs, était perquisitionné, et la Conquête du Pain et la Douleur Universelle, deux volumes publiés librement, étaient saisis : c'est ce que les policiers avaient trouvé de plus subversif à son domicile. En mars 1897, toujours pour association de malfaiteurs, un travailleur était arrêté à Saint-Denis. Après lui avoir confisqué un paquet de journaux et de brochures nullement clandestins, on le tint incarcéré trente-six heures. Il fut remis en liberté sans avoir su à quels malfaiteurs on le soupçonnait d'être affilié.

A quelques jours de là, à Narbonne, un autre anarchiste, Rochat, était arrêté dans les mêmes conditions et sous même prétexte. On saccagea son logement. En juillet de la même année, à Montélimar, un colporteur, Pierre Panel, est arrêté, encore pour association de malfaiteurs. Ses complices? On ne lui en nomma aucun. Au bout de quinze jours de détention, il est mis en liberté : non-lieu; quelques semaines après, un autre parquet, celui de Montbrison, si ma mémoire est fidèle, s'avise d'arrêter Panel à nouveau, sous la même accusation, et ne le relâche qu'après deux ou trois semaines de prévention. A Toulon, en mars 1897, le commissaire de police et huit policiers envahissent le « Bar des Artistes », siège du groupe libertaire. La bibliothèque du groupe est mise à sac, journaux, brochures et dessins sont enlevés et le patron du Bar, un anarchiste, Celle, est, deux mois après, poursuivi pour incitation au vol, au meurtre et au pillage; tout cela parce que dans les paperasses saisies on a trouvé un cahier sur lequel il avait copié des chansons révolutionnaires. On lui explique très sérieusement que c'est au moyen de ce cahier qu'il a commis les « incitations » qu'on lui reproche et, en vertu des lois scélérates, il est condamné à trois mois de prison.

Le 4 juillet 1898, à Brest, Marpeaux est arrêté sur la dénonciation d'un soldat qui l'accuse de lui avoir payé à boire, d'avoir fait en sa présence diverses apologies et de s'être proclamé chef d'une bande d'anarchistes. Au bout d'un mois et demi de prévention, Marpcaux passa en police correctionnelle et, malgré l'avocat général, le tribunal se déclara incompétent. Ne se tenant pas pour battu, l'avocat général forma appel, et Marpeaux fut transféré à Rennes où il fut définitivement acquitté après deux ou trois mois de prévention.

A Lille, pour s'affirmer zélée, volontiers la police arrête, à la sortie des réunions publiques, les trois membres du bureau. En 1897, pareil arbitraire s'est renouvelé une demi-douzaine de fois.

Il n'est guère qu'à Roubaix où la police manifeste pire acharnement. Un anarchiste, Sauvage, avait ouvert un cabaret à l'enseigne « Estaminet Liber

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