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paire avait un joug neuf, et paraissait raide et fatiguée. Enfin, arrivèrent les canons à vis, et Billy le mulet se comportait comme s'il eût commandé toutes les troupes, et son harnais était huilé et poli à faire cligner les yeux. J'applaudis tout seul Billy le mulet, mais il n'eût pour rien au monde regardé à droite ou à gauche.

La pluie recommença à tomber, et, pendant quelque temps, il fit trop de brume pour qu'on pût voir ce que faisaient les troupes. Ayant formé un grand demi-cercle à travers la plaine, elles se déployèrent en ligne. Cette ligne s'allongea, s'allongea et s'allongea jusqu'à ce qu'elle eût trois quarts de mille d'une aile à l'autre solide mur d'hommes, de chevaux et de fusils. Puis cela marcha droit sur le vice-roi et l'émir, et, à mesure que cela se rapprochait, le sol se mit à trembler comme le pont d'un steamer, lorsque les machines forcent la pression..

A moins d'avoir été là, vous ne pouvez imaginer quel effet effrayant cette arrivée en masse de troupes produit sur les spectateurs, même lorsqu'ils savent que ce n'est qu'une revue. Je regardai l'émir. Jusque là il n'avait pas manifesté l'ombre d'un signe d'étonnement ou de quoi que ce fùt; mais, maintenant, ses yeux s'ouvraient de plus en plus; il rassembla les rênes de son cheval et regarda derrière lui, Une minute, il sembla sur le point de tirer son sabre et de se tailler une route à travers les Anglais, hommes et femmes, qui se trouvaient dans les voitures à l'arrière.

Enfin, la marche en avant s'arrêta court, le sol cessa de trembler, la ligne tout entière salua, et trente musiques commencèrent à jouer ensemble. C'était la fin de la revue : les régiments retournèrent à leurs campements, sous la pluie ; et une musique d'infanterie commença à jouer :

Les animaux allaient deux par deux,

Hourra!

Les animaux allaient deux par deux,
L'éléphant et le mulet de batterie,
Et ils entrèrent tous dans l'Arche

Pour se mettre à l'abri de la pluie!

Alors, j'entendis un vieux chef de l'Asie Centrale, à longue chevelure grise, qui était descendu avec l'émir, poser des questions à un officier indigène :

— Maintenant, dit-il, de quelle manière s'est faite cette chose étonnante?

Et l'officier répondit:

Un ordre a été donné, et ils ont obéi.

Mais les bêtes sont-elles donc aussi intelligentes que les hommes? dit le chef.

Elles obéissent, comme font les hommes: mulet, cheval, éléphant ou boeuf obéit à son conducteur, et le conducteur à son sergent, le sergent à son lieutenant, le lieutenant à son capitaine, le capitaine à son major, le major à son colonel, le colonel au brigadier qui com.

mande trois régiments, le brigadier au général, qui obéit au vice-roi, qui est le serviteur de l'Impératrice. Voilà de quelle manière cela se fait.

- Je voudrais bien qu'il en fût de même en Afghanistan, dit le chef, car là nous n'obéissons qu'à notre propre volonté.

Et c'est pour cela, dit l'officier indigène, en frisant sa moustache, que votre émir, auquel vous n'obéissez point, doit venir ici prendre les ordres de notre vice-roi.

CHANT DE PARADE

DES ANIMAUX DU CAMP

ÉLÉPHANTS DE BATTERIE

Alexandre nous emprunta la force de l'Alcide,

La sagesse de nos fronts, la ruse de nos genoux,
Depuis, aux cous asservis, pèse encore son joug solide,
Aux attelages de dix pieds, faites place, tous, au cortège
Des grosses pièces de siège!

BOEUFS DE BATTERIE

Ces héros enharnachés ont peur d'un boulet de quatre,
La poudre les incommode, ils n'aiment plus à se battre.
Alors nous entrons en jeu, nous halons, nous autres bœufs.
Aux attelages de vingt jougs, faites place, tous, au cortège
Des grosses pièces de siège!

CHEVAUX DE CAVALERIE

Par ma marque à l'épaule, il n'est pas de chansons
Qui vaillent l'air des Lanciers, Houzards et Dragons;

Mieux me plaît qu' « Au Pansage » ou bien « A l'écurie »

Le galop pour défiler de Bonnie Dundee (1)!

Du foin, des égards, de l'étrille et du mors,

De bons cavaliers et de l'air au dehors,

Par escadrons! En colonne! Et je parie

Qu'on nous voit bien galoper à Bonnie Dundee.

MULETS DE BAT

Quand mes compagnons et moi nous peinons le long du chemin de la côte,
Un sentier perdu de cailloux bossus, nous marchons sans faire de faute,
Car on peut grouiller et grimper, mes gars
N'importe où, paraitre et dire : Voilà!
Mais lorsqu'à la cime on se range

Le bonheur complet, c'est si l'on avait

Une patte ou deux de rechange!

(1) Vieil air de ralliement des partisans des Stuarts au temps de Cromwell. Il rythme en général les défilés au galop dans la cavalerie anglaise. Les paroles de la traduction s'adaptent, comme l'original, à la musique.

Merci donc, sergent, qui passez devant lorsque la route n'est pas large,

Et sur toi, malheur! failli conducteur, qui n'amarres pas droit la charge,
Car on peut grouiller et grimper, mes gars,
N'importe où paraitre et dire : Voilà!
Mais lorsqu'à la cime on se range
Le bonheur complet, c'est si l'on avait
Une patle ou deux de rechange!

CHAMEAUX DU COMMISSARIAT

Nous n'avons jamais eu nul vieux refrain chameau
Nous aidant à trainer notre cahin-caha,

Mais chacun de nos cous est un trombone en peau
(Rita ta ta ta! chacun est un trombone en peau!)
Notre seule chanson de marche, écoutez-la!
Peux pas! Veux pas! N'irai pas! Rien savoir!
Qu'on se le passe et allez voir!

Un bât tourne, tant pis, si ça n'est pas le mien,
Une charge a glissé : Halte, hurrah! Crions bien!
Urrh! Yarrh! Grr! Arrh!

Quelqu'un écope et pas pour rien!

TOUS LES ANIMAUX ENSEMBLE

Nous sommes les enfants du Camp,
Nous servons chacun à son rang,
Fils du joug, du bât, des fardeaux,
Harnais au flanc ou sac au dos.
Voyez notre ligne ondulée,
Ainsi qu'une entrave doublée
Qui par la plaine va, glissant,
Tout balayer au champ du sang;
Tandis qu'à nos côtés les hommes,
Poudreux, muels et les yeux lourds,
Ne savent pas pourquoi nous sommes,
Eux et nous, voués sans retours
A souffrir et marcher toujours.
Nous sommes les enfants du Camp,
Nous servons, chacun à son rang,
Fils du joug, du bât, des fardeaux,
Harnais au flanc ou sac au dos!

RUDYARD KIPLING

Traduit de l'anglais par

LOUIS FABULET et ROBERT D'HUMIÈRES

Disputes

Les formes vivantes, une fois créées, s'scharnent dans leur type.

R. QUINTON. (Acad. des Sc.)

Il ne faut pas s'arrêter aux causes proches. Le petit fait qui étonne l'esprit par la grandeur de ses conséquences n'est pour un peuple qu'un prétexte à son évolution. Les causes qui déchaînent les nations sont immanentes. Elles ne sont pas situées dans le temps.

La question Dreyfus passionne à ce point l'opinion, qu'il est permis de se demander si elle n'est pas le prétexte à cette évolution. Elle sépare la France en deux camps et crée un tel désordre que l'on peut dire qu'elle a engendré chez nous la guerre civile des esprits.

Comme on ne rencontre pas dans l'histoire semblable division pour un sentiment désintéressé, tel que celui de justice, il faut remonter plus haut dans les sentiments des hommes, et rechercher les causes, qui ont amené un peuple libre à de pareilles hostilités.

La causalité est un besoin de l'esprit humain. Pour y satisfaire, il préfère induire à des fauses immédiates. Cela lui donne la satisfaction de concevoir des rapports faciles. C'est pourquoi nous puisons la cause des événements, soit en des événements précurseurs, soit en nos sentiments propres.

Ainsi dans la question qui nous occupe a-t-on donné comme cause de la division nationale le sentiment de justice. Quelle est donc sa valeur en tant que cause?

Ce sentiment ne peut exister que lorsque l'équilibre social est stable, car, dès qu'il est rompu, il devient le droit de défense. Aussi ne faut-il pas l'admettre comme provocateur de luttes en une société qui a des institutions pour défendre les intérêts sociaux. Car il ne peut que déterminer les citoyens à s'en remettre, dans les formes légales, à la décision de ceux qu'ils ont commis pour juger. Si dans le cas présent le sentiment de justice devait être invoqué, il ne pourrait être considéré comme un mobile de lutte, mais comme un mobile de solidarité, car tous les Français auraient soumis le différend au jugement de ceux qu'ils appellent juges, que tous ils reconnaissent comme arbitres, et dont tous ils acceptent les décrets.

Or une minorité seule réclame un recours à la justice. La majorité s'y oppose et regarde les hommes à la compétence de qui elle se confie d'ordinaire, non plus comme des juges, mais comme des parti

sans.

La différence de race existant entre l'accusé et les accusateurs a

fourni l'occasion de considérer la question Dreyfus comme une question ethnique. C'est pourquoi, outre le sentiment de justice, a-t-on donné comme cause à la division de la France l'antagonisme entre les éléments sémites et étrangers et l'élément purement national. Les faits prouvent que cet antagonisme ne peut fournir la genèse que nous recherchons.

Les qualités de la race sémite n'étant pas combatives, elle fut sans cesse vaincue, et, aux époques ou la conquête brutale d'un foyer s'imposait, elle resta errante, n'étant pas guerrière.

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ainsi les nations

l'on pressure. Les

Pour s'adapter au milieu, elle se fit mercantile la subirent et la conservèrent comme la bourse que nations chrétiennes y ajoutèrent la légende de la trahison. Les croyances religieuses s'étant aflaiblies, la France donna une conscience nationale aux sémites qui y vivaient. Encastrés dans la nation, ils centralisent nos forces pécuniaires et sont devenus pour nous le symbole de l'argent. Ceux qui conservent les traditions des siècles. morts et ceux qui ne possèdent pas leur sont hostiles. Mais eux, n'ayant conservé que leurs qualités primordiales et n'ayant pas acquis celles avec lesquelles ils eussent conquis un territoire, ne se sont pas montrés nos adversaires.

C'est pourquoi, dans la lutte présente, ils se sont répandus dans les partis; c'est pourquoi, liés aux combattants les plus hostiles à l'un des leurs, remarque-t-on un si grand nombre d'israëlites.

On a vu dans les applaudissements des étrangers au parti dreyfusiste, l'occasion saisie par nos ennemis d'affaiblir les forces défensives de la nation. Mais les sentiments identiques dont l'Europe entière a témoigné semblent détruire cette interprétation. Car, s'il est permis de supposer que les sentiments des Allemands et des Anglais n'étaient pas désintéressés, on ne le peut des peuples neutres, dont on ne percevra pas le but, et l'hypothèse s'écroule devant l'opinion de la cour et du peuple russes, à qui l'on ne peut prêter le dessein de nous réduire. Pour expliquer ces sentiments, il faut s'arrêter à des considérations d'un ordre psychologique. Je n'y verrai donc que le besoin désintéressé d'éclaircir un mystère; le désir de conclure; et aussi la satisfaction de donner à un peuple qui n'a d'autres maîtres que ses lois, et dont la Révolution fit se détourner Kant de sa route, une leçon de légalité.

Il faut s'arrêter à ce mot « légalité ». Voici le véritable terrain de cette lutte, qui n'est pas entre Sémites et Français, ni entre Etrangers et Français, mais entre Français. L'esprit s'étonne qu'en un état républicain, où la loi est seule souveraine, un conflit puisse éclater au sujet de la légalité. Or, dans notre état républicain, ce fait existe : — un parti considérable par le nombre s'est fait le champion de l'illégalité. Pour expliquer cette anomalic, il faut se libérer de la contingence pour remonter aux lois.

Les nations possédant des éléments de vitalité se composent de

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