Imágenes de página
PDF
ePub

LA MORALE EN COMÉDIES (4).

Par M. RODIÈRE, professeur à la Faculté de droit de Toulouse, membre de l'Académie des Jeux-Floraux.

Il est des esprits, comme des terrains, d'une incroyable fertilité. Tous les genres de culture leur conviennent, toutes les productions y réussissent, et, loin d'être épuisés par ce qu'ils donnent, ils semblent trouver dans cette abondance même la source d'une nouvelle et intarissable fécondité. Il y a quelques mois à peine, M. Rodière faisait imprimer un poème qui n'était rien de moins qu'une épopée; il avait autrefois associé par ses œuvres les titres d'hagiographe et d'historien à celui de jurisconsulte, et tandis qu'on se le représenterait volontiers comme absorbé par les labeurs d'un honorable professorat, peut-être comme desséché par les aridités du Code de procédure civile, le voici qui se montre au public avec un volume où la Morale, pour se faire mieux accepter, revêt une forme amusante, et se laisse mettre en comédies.

La Morale en comédies, c'est un titre nouveau, non moins peut-être qu'une chose nouvelle, et sur le frontispice du livre de M. Rodière, je n'ai pas besoin de dire que ce n'est pas un mensonge. On peut cette fois admettre la Muse comique dans tous les salons, même les plus réservés; les mères les plus prudentes peuvent sans danger la laisser en tête-à-tête avec leurs filles, M. Rodière a su lui faire perdre ces allures trop lestes, ces habitudes gaillardes qu'elle gardait, hélas ! jusque dans nos meilleurs auteurs, et qui se sentaient de son origine, du temps où elle parcourait les bourgs de l'Attique sur les chariots de Thespis. Dans la société de M. Rodière, Thalie est presque devenue sage comme une pensionnaire; et si, par un effet de vieille habitude, elle finit assez invariablement par faire des mariages, c'est avec tant de raison, tant de respect pour l'autorité paternelle qu'on peut assister à la formation et au dénoùment de ces intrigues sans que l'innocence la plus délicate en puisse être troublée. Si c'était le cas et le lieu, je protesterais contre cette conclusion stéréotypée de toutes nos comédies, contre cette routine toute française, que les anciens, à commencer par Aristophane, ne paraissent pas avoir soupçonnée. Ne serait-il pas, en effet, plus naturel et plus vrai dans la plupart des cas, d'imaginer un dénoûment conforme au vrai sujet de la pièce? Mais je n'insiste pas, j'aurais l'air de chercher une querelle à M. Rodière, ce qui serait fort injuste, et de vouloir faire de la morale en article comme il a fait de la morale en comédies.

La Morale il ne faudrait pas que ce mot écrit sur la couverture du livre

1 vol. in-12, chez Ed. Privat, Toulouse. — Prix, 3 fr. 50.

et justifié par chacune de ses pages, fût pour qui que ce soit, un épouvantail. Volontiers quand il s'agit de la morale, beaucoup de gens se persuadent que c'est nécessairement une prédication, un lieu commun orthodoxe, partant ennuyeux, une de ces belles et éternelles redites devant lesquelles chacun s'incline, mais que l'on sait par cœur.

Telle n'est pas la morale dans le livre de M. Rodière. Attrayante par la forme de l'ouvrage dans son exposition, elle est variée, actuelle dans ses leçons et dans ses peintures, appliquée aux choses et aux préoccupations de notre temps. Soit réflexion, soit instinct, M. Rodière, dont l'inspiration procède d'assez haut pour être personnelle, a évité de remettre sur la scène les caractères généraux qui ont fourni, d'abord à l'antiquité classique, ensuite à nos meilleurs auteurs des deux derniers siècles, le sujet de tant de belles et attachantes comédies. Se frayant dans le champ de la poésie une route parallèle à celle que suivait il y a quelques années avec tant de bonheur dans le roman fantaisiste M. Louis Reybaud, il s'est attaché à frapper sur les vices et les travers particuliers de notre époque, il les a personnifiés selon des types contemporains. Ainsi il réalisait une pensée que j'entendais émettre, il y a quelques années, du haut d'une chaire que la faveur publique n'a cessé d'entourer dans notre ville d'une juste et constante sympathie. Dans ses conclusions sur un des chefs-d'œuvre comiques du XVIe siècle, le professeur demandait que, pour rajeunir la scène et conserver un rôle utile à la comédie, les auteurs à venir allassent chercher dans l'étude et la mise en scène des ridicules du temps présent un nouveau champ d'observation et de succès. C'est une loi qu'imposent presque nécessairement le mouvement social et l'attrait de la nouveauté aux âges qui suivent les grands siècles littéraires. Dans ceux-ci, le domaine de l'inspiration est libre, les devanciers n'ont fait que l'aplanir, personne n'a encore élevé de ces chefs-d'œuvre auxquels l'admiration s'attache de manière à ne pouvoir souffrir rien de ce qui vise à leur ressembler. Qui oserait refaire l'Avare ou le Misanthrope après Molière, les Plaideurs après Racine, le Glorieux après Destouches, la Métromanie après Piron? Sans doute, c'est une cause d'infériorité pour le succès à obtenir auprès de la postérité de ne pouvoir mettre en scène des caractères qui seront toujours intéressants et toujours compris parce qu'ils sont de tous les temps et de tous les lieux. Mais l'actualité a bien aussi ses avantages qui ne sont pas à dédaigner. Il y a un mouvement irrésistible qui s'opère incessamment dans les esprits et dans les sociétés. Mœurs, idées, religion, influence sociale, tout cela s'ébranle, passe et se modifie par une succession qui ramène bien des phases semblables après certaines périodes, mais sans jamais permettre que le jour de la veille ressemble tout-à-fait à celui du lendemain. La figure de ce monde passe, dit un livre fort respectable et fort ancien, dont la sagesse est la seule qui ne connaisse ni décadence, ni progrès (1). Et avec la scène, les décors, les acteurs, les intérêts et les idées qu'ils représen-tent, sont emportés ensemble par la loi de l'universelle mobilité. Sans doute

(1) Epit. 1re aux Corinthiens, vi, 31.

ce qui est de l'homme demeure, et voilà pourquoi il y a au théâtre des types qui seront toujours vrais. Tant qu'il y aura des hommes, il y aura des avares, des glorieux, des joueurs. Mais si la passion, au fond, est toujours la même, l'expression en sera nécessairement variée parce qu'elle se modifie au contact des opinions et des mœurs. Le comique subsiste, mais il se déplace; l'art du poète consiste à le saisir dans sa forme nouvelle, à le contraindre à poser devant lui. Notre siècle a des Tartuffes et des Précieuses comme en avait le siècle de Louis XIV. Mais Tartuffe aujourd'hui ne va guère à l'église : il va au club, au journal, aux assemblées, quand il le peut; Tartuffe n'est plus dévot, il est philanthrope. Et les Précieuses, elles ne sont pas à l'hôtel de Rambouillet, qui n'existe plus, ou au quartier du Marais, qui a changé d'habitants, mais plutôt dans les salons opulents de quelques bourgeois enrichis. Tel est l'orgueil de l'homme, il survit aux ruines qu'il a faites; toujours inconséquent et vivace, il se fait de nouvelles idoles avec les tron çons des idoles qu'il a brisées.

Je ne suis point, on le verra tout à l'heure, un panégyriste à outrance; mais, après avoir loué la pureté de la morale dans le livre de M. Rodière, je crois pouvoir lui attribuer encore le mérite de mettre en scène quelquesuns des types dans lesquels se personnifient le mieux les vices ou les ridicules de notre temps. Qu'on en juge par le seul énoncé du titre des plus importantes pièces qu'il renferme : Le faux Philanthrope ou l'hypocrite contemporain, l'Envieux ou une élection académique, le Démocrate débonnaire, la Millionnaire pédante, le Journaliste ou Toute médaille a son revers. Dans tous ces titres, qui répondent bien au sujet qu'ils annoncent, le contemporain est toujours à côté de l'universel, le particulier à côté du général. C'est évidemment la pensée première de l'ouvrage, et les détails de l'exécution répondent à cette idée. Les personnages que M. Rodière met en scène ont le langage et les habitudes des hommes que nous coudoyons tous les jours. Ils parlent de l'Italie et de la Prusse, du Corps législatif et du Sénat, du cours de la Bourse et des actions de chemin de fer. M. Rodière ne perd pas sa morale à déclamer contre des vices qui ne sont plus ou qui sont aussi vieux que le genre humain. Mieux que cela, il fait la guerre au luxe du jour, à la fausse bienfaisance, aux prétentions bourgeoises qui ont remplacé les prétentions aristocratiques. Qu'on lise le proverbe ayant pour titre : Une soirée manquée, on verra comment l'auteur raille cet amour-propre particulier à notre génération, qui pare sa vieille roture d'une particule et d'un blason menteurs, et vient chercher les cruelles leçons de cette classe qu'on veut toujours égaler quoiqu'elle ne règne plus, mais qui se défend encore par l'abstention, et se venge par un fin sourire de ses envahisseurs.

Nous touchons à l'une des principales utilités du livre de M. Rolière. Plus d'un lecteur y trouvera, s'il veut bien s'y reconnaître, des conseils opportuns. Admis dans l'intimité et au cercle de la famille, il pourra devenir le point de départ de plus d'un entretien dans lequel des vérités bonnes à dire pourront se faire jour. Je vais même plus loin. Tel est le seul rôle auquel je crois qu'il ait prétendu, le seul auquel il doive prétendre. M. Rodière a

écrit pour la table de lecture et le salon de famille, il n'a pas écrit pour la scène. Le comique de son livre n'a pas assez de relief, les caractères n'y sont pas assez fortement étudiés, l'intrigue des pièces n'est pas assez fortement nouée pour qu'on puisse croire qu'il ait visé à l'honneur et aux périls d'une complète publicité. Faut-il pour cela lui retirer quelque chose de son estime? Non; sous peine d'être injuste envers un auteur, il ne faut exiger de lui que ce qu'il s'est proposé de faire. M. Rodière n'a voulu pour son œuvre que le demi-jour; et, en artiste habile qu'il est, comme un peintre qui proportionne la disposition et l'intensité des couleurs qu'il emploie au degré de jour qu'il veut amener sur sa toile, l'auteur de la Morale en comédies s'est contenté de donner à ses personnages un relief, et à son style une tenue proportionnés à l'effet qu'il avait l'intention de produire. Qu'il y ait dans ses comédies des situations où le comique est exagéré dans ses moyens et insuffisant dans ses effets, des incidents forcés, des dénoùments qui ne sont pas suffisamment amenés, et dans le style, une facilité dangereuse parce qu'elle court toujours au but sans assez s'inquiéter des moyens; M. Rodière, on peut aisément lui faire cette grâce, a trop de goût pour ne pas s'en être aperçu le premier. Mais son livre lui suffit tel qu'il est, et il a souri luimême aux imperfections qu'il y laissait, parce qu'il n'a pas voulu parer sa muse, mais nous la montrer de belle humeur et en négligé.

Peut-être à une seconde édition l'auteur, devenu plus ambitieux pour son œuvre et plus sévère pour lui-même, fera des retouches qui donneront à son livre une perfection plus soutenue. M. Rodière, il l'a montré dans ses discours académiques, est assez fin critique pour qu'on n'ait pas à lui donner des conseils là-dessus. Tel qu'il est, l'ouvrage que nous venons de parcourir est d'une morale sûre, actuelle, d'une lecture instructive et facile, s'adressant par quelqu'une de ses parties à tous les âges. Nous lui souhaitons bonne chance par estime et par sympathie pour l'auteur, et aussi par la conviction que la chance tournera au profit de ceux qui seront venus y chercher un passe-temps agréable et qui en rapporteront les plus utiles enseignements.

P. Goux.

TABLE DES MATIÈRES.

Livraisou de juillet.

[ocr errors]
[ocr errors]
[merged small][ocr errors][merged small][subsumed][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]
[blocks in formation]

137

148

« AnteriorContinuar »